L'influence des industriels français et allemands dans la mise en place du Marche commun 1956-1966

In den 1950er Jahren praktizierten deutsche und französische Industrielle ein Lobbying gegenüber ihren Ministerien und Verwaltungen, das durch die bedeutende Rolle des Staates in der Wirtschaftspolitik gerechtfertigt und lange personelle Kontinuität erleichtert wurde. Auch wenn sie in Bezug auf die unterschiedlichen Vorschläge zur europäischen Integration keine bestimme Meinung äußerten, ließen sie nicht nach, auf die Gefahren internationaler Wirtschaftslenkung hinzuweisen. Zu drei entscheidenden Zeitpunkten der Verhandlung und schließlich bei der Umsetzung des Gemeinsamen Marktes wurde ihr Einfluss deutlich: während der Verhandlung der Römischen Verträge, als die Vorbehalte der französischen Regierung klar vom Druck der Wirtschaftskreise geprägt waren; bei den Debatten um die große Freihandelszone; und dann beim ersten Versuch des Vereinigten Königreichs, der EWG beizutreten. [...]

L’influence des industriels français et allemands dans la mise en place du Marché commun (1956–1966)

Von Sylvie Lefèvre-Dalbin

Dans les années cinquante, les industriels français et allemands pratiquent un lobbying axé sur leurs ministères et leur administration justifié par le rôle important joué alors par l’État en matière de politique économique et facilité par la permanence des hommes en place. Si face aux différents projets d’intégration européenne, ils n’émettent pas d’avis particulier mais insistent sur les dangers d’un dirigisme international, à trois moments cruciaux de la négociation puis de la mise en œuvre du Marché commun, leur influence va s’illustrer plus précisément : lors des négociations des traités de Rome, où les réserves émises par la France sont marquées par la pression des milieux économiques ; dans les débats autour d’une grande zone de libre-échange, puis de la première tentative d’adhésion du Royaume-Uni à la CEE, où les industriels allemands, qui suivent une voie médiane en matière de politique européenne, font pression pour que l’on achève rapide­ment l’union douanière des Six tout en insistant pour qu’un pont soit jeté entre la CEE et l’AELE et plaident en faveur de l’adhésion du Royaume-Uni ; enfin, face à la crise de la « chaise vide », où les nombreuses interventions des industriels français et allemands auprès de leurs gouvernements respectifs participent, à leur niveau, au compromis fina­lement négocié à Luxembourg en janvier 1966.

In den 1950er Jahren praktizierten deutsche und französische Industrielle ein Lobbying gegenüber ihren Ministerien und Verwaltungen, das durch die bedeutende Rolle des Staates in der Wirtschaftspolitik gerechtfertigt und lange personelle Kontinuität erleichtert wurde. Auch wenn sie in Bezug auf die unterschiedlichen Vorschläge zur euro­päischen Integration keine bestimme Meinung äußerten, ließen sie nicht nach, auf die Ge­fahren internationaler Wirtschaftslenkung hinzuweisen. Zu drei entscheidenden Zeit­punkten der Verhandlung und schließlich bei der Umsetzung des Gemeinsamen Marktes wurde ihr Einfluss deutlich: während der Verhandlung der Römischen Verträge, als die Vorbehalte der französischen Regierung klar vom Druck der Wirtschaftskreise geprägt waren; bei den Debatten um die große Freihandelszone; und dann beim ersten Versuch des Vereinigten Königreichs, der EWG beizutreten, als die deutschen Indus­triellen, einem europapolitischen Mittelweg folgend, Druck ausüben, um rasch zu einer Zollunion der Sechs zu gelangen, gleichzeitig aber eine Brücke zwischen EWG und EFTA verlangen sowie den Beitritt Großbritanniens; schließlich anlässlich der Krise des „lee­ren Stuhls“, als die zahlreichen Interventionen der deutschen und französischen Indus­triellen gegenüber ihrer jeweiligen Regierung beitrugen, dass es zum Kompromiss von Luxemburg im Januar 1966 kam.

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Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les industriels français, à travers leur principale représentation nationale, le Conseil national du Patronat français (CNPF)[1], participent activement à la préparation des plans de Reconstruction et de Modernisation de l’économie française sous la houlette de Jean Monnet et du Commissariat général au Plan.[2] De l’autre côté du Rhin, 80 % de l’industrie alle­mande[3] sont représentés par le Bundesverband der Deutschen Industrie (BDI) pour les questions de production et d’économie. Très vite aussi, et cela tient sans doute à la nouvelle conception du rôle des groupes de pression économiques, le BDI s’insère dans les négociations de politique économique avec le gouvernement fédéral.[4] Ainsi, de part et d’autre, dans les années cinquante, un nouveau type de lobbying davantage axé sur les ministères et l’administration est privilégié par les industriels. Ce type de lobbying est justifié par le rôle important joué alors par l’État en matière de politique économique. Il est facilité par la permanence des hommes en place.[5] Si les industriels français s’appuient avant tout sur les ministè­res techniques (notamment celui de la Production industrielle), le Bundes­ministe­rium für Wirtschaft (ministère fédéral de l’Économie) reste l’interlocuteur privilé­gié de leurs collègues allemands. De même, le rôle accordé aux industriels dans la détermination de la politique commerciale est, dans ces années, foncière­ment différent dans les deux pays. Le CNPF, par exemple, n’est consulté que ponctuel­lement sur la politique commerciale, tandis que le BDI est systématique­ment invité à prendre part aux réunions.[6]

Depuis la mise en œuvre du Plan Marshall et la création de l’OECE en 1948, puis celle du Conseil des Fédérations industrielles d’Europe (CIFE) en 1949, où les industriels français et allemands ont fait une entrée remarquée, le regard de ces derniers s’est à nouveau tourné vers la coopération économique européenne. Ils ont rencontré leurs homologues européens lors de grandes conférences internatio­nales, notamment à Westminster en avril 1949, où ils ont conçu un projet d’intégration européenne. Dans ce projet, il était question de spécialiser la pro­duction, de réaliser des ententes et de réduire très progressivement les restrictions aux échanges par une baisse très progressive des restrictions quantitatives assortie d’une hausse des tarifs douaniers. L’intégration européenne passe alors nécessai­rement pour les milieux intéressés par une plus grande coopération entre les bran­ches industrielles. Ils n’hésitent pas à parler d’ententes.[7] Face aux différents pro­jets d’intégration européenne au début des années cinquante (plan Stikker, plan Petsche, plan Pella, plan Beven), les organisations patronales n’émettent pas d’avis particulier, elles se contentent de se dire favorables à l’idée d’intégration européenne et de souhaiter sa réalisation. Mais elles insistent sur les dangers d’un dirigisme international organisé avec une autorité supranationale. On se souvient notamment de la levée de boucliers des industriels français et allemands face à la création d’une Haute Autorité supranationale dans le cadre de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier (CECA).[8]

En résumé, on peut dire que les fédérations industrielles sont favorables à une intégration européenne sans contrainte étatique et sans restriction de la liberté d’entreprendre.[9] Cependant, le BDI préfère mettre l’accent sur la libération des échanges plutôt que sur les intégrations partielles proposées par les Français (pool vert, pool blanc) et calquées sur le pool charbon-acier. De leur côté, les milieux économiques français, qui se sentent encore mal préparés à une telle libération (ils invoquent des charges sociales trop élevées ; la faiblesse des investissements…), font pression sur leur gouvernement, à la fin de 1953 et au début de 1954, pour qu’il rejette le projet de communauté politique qui doit assurer le contrôle de la Communauté européenne de Défense (CED), ainsi que le marché commun géné­ral qu’il prévoit.

À partir de là, il est intéressant de voir de quelle manière et à quel niveau, à peine quelques années plus tard, voire même quelques mois seulement, les indus­triels français et allemands vont participer aux négociations puis à la mise en œuvre du Marché commun. À cet égard, j’ai choisi de retenir trois moments cru­ciaux s’échelonnant de la négociation des traités de Rome au compromis de Luxembourg qui met fin à la crise de la « chaise vide » et de voir ainsi plus préci­sément l’influence des industriels français lors des négociations des traités de Rome (1956–57) d’abord ; ensuite celle de leurs collègues allemands à peu près au même moment (1956–58) dans les débats autour d’une grande zone de libre-échange, puis de la première tentative d’adhésion du Royaume-Uni à la CEE (1961–63), c’est-à-dire sur la question de l’élargissement ; enfin, les réactions des milieux d’affaires français et allemands face à la crise de la « chaise vide » et leur influence sur le compromis de Luxembourg (1965–66).

Le rôle des industriels français lors des négociations des traités de Rome (1956–57)

Le 2 juin 1955, à Messine, les Six de la CECA décident que la nouvelle étape de la construction de l’Europe se fera sur le plan économique. Les négociations aboutissent en moins de deux ans à la signature des deux traités de Rome qui instituent la Communauté économique européenne et la Communauté européenne de l’Énergie atomique. Dans un premier temps, des études préparatoires sont confiées à un comité d’experts présidé par Paul-Henri Spaak. Le rapport du comité Spaak, en avril 1956, conclut que l’intégration par secteurs sera difficile, sauf pour l’énergie atomique. En ce qui concerne le marché commun général, il préconise le système de l’union douanière avec un tarif extérieur commun. Les milieux économiques français considèrent d’abord que, dans les négociations qui s’engagent, ils n’ont pas à prendre position sur le fond du problème, car c’est une question politique : « [Une organisation professionnelle] peut seulement chercher à apprécier, du point de vue économique, la valeur de l’opération, et à définir les conditions qui devraient être réunies pour que soient sauvegardés, dans le cadre de l’Europe, les intérêts des Français et, dans le cadre mondial, ceux des Européens eux-mêmes ».[10] Toutefois, l’économie française est encore protégée par un ensemble de contingentements et de droits de douane qui mettent les producteurs nationaux assez largement à l’abri de la concurrence extérieure. La perspective du démantèlement de toutes les barrières protectrices ne va pas sans les inquiéter.[11]

Ainsi, alors qu’en RFA, dès février 1956, le BDI se prononce en faveur du marché commun[12], certains milieux industriels français s’opposent violemment au projet de marché commun européen : les industries mécaniques, l’industrie coton­nière renâclent au marché commun si les règles de la concurrence ne sont pas homogénéisées. La Fédération des industries mécanique et transformatrice des métaux « tient pour inadmissible le projet de marché commun tel qu’il est sorti des travaux des experts, et attire l’attention des pouvoirs publics sur les insuppor­tables dangers que, non corrigés, ce projet ferait courir à notre pays ». La chimie française, qui craint la concurrence de l’Allemagne, veut un tarif extérieur com­mun élevé pour protéger l’industrie nationale.[13]

Cependant, à côté de ces secteurs hésitants ou hostiles, d’autres approuvent franchement : l’industrie automobile accepte la libération des échanges, qui, selon elle, accélérera le phénomène de rationalisation et de concentration de la branche. En fait, la position des industriels face aux constructions européennes dépend des constantes propres à chacune des branches considérées, la peur du marché com­mun conduisant certaines fédérations industrielles, à travers leur confédération nationale, à pratiquer un lobbying très fort auprès du gouvernement.[14] Dans une lettre datée du 7 mai 1956 adressée à la Présidence du Conseil, le CNPF fait part de son étonnement de voir laissées dans l’ombre la question de l’inclusion des Territoires d’Outre-Mer et celle de l’abaissement des droits de douane.[15] Une note plus complète sur les réflexions que le « rapport Spaak » lui inspire est envoyée, le 9 août, par la fédération patronale à la direction des Affaires économiques et financières du Quai d’Orsay, où l’on partage ses doutes quant aux conséquences du marché commun sur l’industrie française.[16] Les observations du CNPF rejoignent aussi en partie les préoccupations du Comité économique interministériel présidé par Pierre-Alexandre Verret, chargé à partir du mois de mai 1956 d’étudier le rapport Spaak, notamment en ce qui concerne l’intégration des politi­ques économiques et monétaires, l’harmonisation des charges sociales et l’inclusion de l’Outre-Mer dans le Marché commun. Mais elles s’en écartent pour le fonds d’investissement et la politique à mener vis-à-vis des pays tiers.[17]

De nombreuses interventions demandent des correctifs au projet de marché commun. Le gouvernement Guy Mollet est sensible à ces remarques et la position française après la conférence de Venise s’en inspire.[18] Les organisations profession­nelles vont alors être étroitement associées à la préparation du marché commun. Ainsi, Maurice Faure, qui dirige la délégation française à Val-Duchesse, veille à les lier constamment aux discussions. On peut donc remarquer, comme le fait Marine Moguen dans sa thèse[19], que « le débat sur le Marché commun ne se transforme donc pas en bataille entre le gouvernement et le monde professionnel, comme l’avait été la préparation du traité de la CECA ». Au fil des semaines, la position des industriels évolue même : le président du CNPF, Georges Villiers, écrit en janvier 1957 : « Si l’économie française, incapable de supporter la concur­rence internationale, se laissait isoler dans l’autarcie avec ses ressources naturelles insuffisantes, elle serait condamnée à la régression ».[20] Il est donc clair que, si la France perd toute initiative propre dans l’élaboration de la CEE et si son influence n’est plus discernable de manière apparente, en revanche les réserves qu’elle émet pendant les négociations, sous la pression des milieux économiques, vont marquer ce nouveau traité.

Les industriels allemands et les débats sur la question de l’élargissement (1956–58 et 1961–63)

En dépit de réticences et de résistances, le marché commun est accepté petit à petit par le CNPF.[21] Il répond, au fond, aux attentes des milieux économiques en matière de libre-échangisme tout en les préservant d’un libéralisme sauvage, puis­que des mécanismes d’adaptation sont institués. Pour la fédération patronale fran­çaise, le projet de Marché commun est ce que l’économie française peut sup­porter à la différence de la zone de libre-échange proposée par les Britanniques à la fin de l’année 1956 qui est perçue comme destructrice. Notons toutefois que dans un premier temps, des membres du CNPF et son président Georges Villiers lui-même trouvent la proposition britannique intéressante et suivent de près son évolution. Mais assez rapidement elle leur semble trop risquée pour l’économie française. En octobre 1957, l’opposition des grandes industries françaises, telles que l’automobile ou la chimie, à la proposition britannique d’une « grande zone de libre-change » est presque unanime. À travers le CNPF, elles demandent alors l’interruption des négociations, s’écartant ainsi des prises de position du Conseil des fédérations industrielles d’Europe.[22] Cette hostilité au projet de zone de libre-échange semble avoir influencé le gouvernement français, la Commission de la CEE et l’organisation patronale des Six.[23]

En République fédérale, dans le débat qui se développe dans les années 1955 à 1958 autour de la proposition britannique, les milieux gouvernementaux et patronaux, ainsi que l’opinion publique, paraissent acquis globalement au projet de zone de libre-échange. Cependant, comme le souligne Werner Bührer dans ses travaux[24], le BDI se trouve en proie à un dilemme. Alors que la confédération soutient, d’une part, pour des raisons politiques, l’intégration à six menée à mar­che forcée par le chancelier Adenauer et la coopération étroite avec la France, elle défend, d’autre part, pour des motifs économiques cette fois, le concept d’une zone de libre-échange étendue à la totalité de l’OECE, concept dont Ludwig Erhard est le principal artisan, d’abord comme ministre fédéral de l’Économie puis comme chancelier. Dans un premier temps, les industriels allemands pensent que la Communauté économique européenne et la zone de libre-échange ne peu­vent représenter une alternative. Seule une réalisation simultanée de ces deux organisations garantirait, selon eux, l’unité politique et économique de l’Europe tout en allant dans le sens des intérêts des exportateurs allemands. Il faut rappeler que les pays de l’OECE sont les premiers clients des produits finis allemands, tels que les automobiles. Toutefois, leur position évolue au cours des négociations. Pendant l’année 1957, petit à petit, les exportateurs allemands n’envisagent l’ouverture du Marché com­mun à la zone de libre-échange qu’une fois la CEE solidement ancrée.[25] Toutefois, au début du mois d’octobre 1958, lors d’une réunion du conseil de direction du BDI, le président Berg, le secrétaire général Beutler et plusieurs membres du conseil s’accordent pour mettre en œuvre le pro­jet de zone de libre-échange. Seuls les représentants des mines et de la sidérur­gie réclament que les limites imposées aux industries du charbon et de l’acier au sein des pays de la CECA ne puissent « en aucune circonstance » être appliquées à la zone de libre-échange, ce qui restreindrait leur compétitivité.[26] Dans ce projet, le BDI soutient énergiquement son ministre de l’Économie, Ludwig Erhard. En effet, contrairement à ce qui se passe, par exemple, pour les questions de politique de concurrence ou de crois­sance, le BDI et le Bundesministerium für Wirtschaft, et ce, quels que soient les changements personnels ou politiques survenus à leur tête, approuvent dans ses grandes lignes la même politique européenne. Cela per­met à la confédération d’exercer une influence sur les décisions prises par le gou­vernement dans ce domaine. Car, à côté de l’Auswärtiges Amt (ministère des Affaires étrangères) qui exerce le pouvoir de représentation politique et des ministères des Finances et de l’Agriculture qui certes sont impliqués institution­nellement dans le processus de décision interne, c’est le ministère de l’Économie qui joue le rôle principal[27], depuis que le chancelier Adenauer a décidé, par une instruction en date du 27 octobre 1957, et malgré sa méfiance à l’égard des conceptions du professeur Erhard, de faire rentrer dans la compétence du minis­tère fédéral de l’Économie l’intégration de l’économie allemande dans la Commu­nauté économique euro­péenne.[28] Sur la base de cette instruction est mise en place au Bundesministerium für Wirtschaft la direction générale de l’Europe (Euro­paabteilung) plus commu­nément appelée « direction E » qui va assurer, dans les années qui suivent, sous la conduite d’Ulrich Everling la coordination des affaires européennes.[29] Toutefois, en novembre 1958, les négociations sur la zone de libre-échange s’achèvent, on le sait, sur un échec au grand regret d’Erhard et des industriels allemands. Si cette déception est atténuée par l’évolution positive de la CEE dès les premières années de sa création, les milieux économiques allemands ne perdent pas de vue l’objectif de l’élargissement.[30] Au début des années 1960, le BDI suit par conséquent une voie médiane en matière de politique européenne. Il approuve les efforts menés pour mettre en place une union politique et fait pres­sion pour que l’on achève rapidement l’union douanière des Six, afin d’accélérer le processus vers l’union économique. Mais il insiste aussi très clairement pour que « l’on jette un pont » entre la CEE et l’Association européenne de Libre-Échange (AELE) et plaide en faveur de l’adhésion du Royaume-Uni.[31] Le veto du général de Gaulle à l’adhésion britanni­que, en janvier 1963, donne un coup d’arrêt aux négociations en vue d’un élargis­sement de la Communauté économique euro­péenne. Dans les milieux proches de la confédération patronale allemande, on s’accorde alors pour dire qu’à l’avenir les intérêts de l’industrie allemande devront être défendus avec beaucoup plus de force et de détermination que dans le passé, et qu’il faut pour cela, entre autres, une coopération plus étroite et davan­tage empreinte de confiance entre l’industrie et les ministères de Bonn.[32] Il faut préciser que certaines branches industrielles allemandes, comme le textile, les métaux non ferreux ou l’industrie du papier, sont restées très en retrait lors des débats, redoutant la concurrence britannique.[33] Ainsi, au sein du BDI comme au sein du gouvernement fédéral, des camps oppo­sés se font face à propos de la politique européenne, ce qui complique indénia­blement la mise en œuvre d’une politique homogène et offensive en faveur de l’élargissement.

Les réactions des milieux d’affaires français et allemands face à la crise de la « chaise vide » et leur influence sur le compromis de Luxembourg (1965–66)

Enfin, il faut évoquer la réaction des industriels français et allemands devant la crise du 30 juin 1965, crise particulièrement vaste puisqu’elle concerne à la fois le financement de la politique agricole commune, l’élargissement des pouvoirs du Parlement européen, ainsi que les compétences et responsabilités de la Commis­sion. Pour mémoire, rappelons que le marché agricole commun pose un problème financier majeur, dont les textes élaborés depuis 1962 ont sans le résoudre reculé l’échéance. C’est alors que la Commission estime de son devoir de franchir une étape décisive, impliquant une profonde réforme des institutions, donnant à la Communauté des ressources propres considérables, accroissant aux dépens du Conseil des ministres les pouvoirs tant du Parlement que de la Commission elle-même. C’est bien connu, par la manière dont le projet est rendu public avant que le Conseil des ministres ait été saisi et par la volonté de la Commission de laisser venir l’échéance critique du 30 juin 1965 sans modifier sa proposition, l’affaire prend le tour d’un appel à l’opinion européenne et d’une épreuve de force, qui a pour conséquence une pratique de la « chaise vide » par les Français pendant plu­sieurs mois.[34] Paradoxalement ce sont alors surtout les groupements agricoles et industriels français qui s’engagent dans l’action en faveur de la Communauté et du maintien de l’intégration européenne. Dès le lendemain de la rupture, le 1er juillet 1965, le patronat français exprime l’espoir qu’une solution sera trouvée rapidement pour la reprise des négociations et leur aboutissement. Il souligne qu’un échec du Marché commun aurait les conséquences les plus graves. Le 1er septembre, le CNPF pré­cise sa position et « se déclare sans équivoque pour l’achèvement du Marché commun dans les conditions fixées par le traité de Rome, conditions sur lesquelles se fondent depuis plusieurs années les chefs d’entreprises pour établir leurs prévi­sions et arrêter leur décisions ».[35] Il ne s’agit pas ici pour les industriels français d’un débat de principe mais d’une affaire concrète et précise. La crise leur fait sans doute mieux saisir les avantages que comporte le Marché commun, mais elle ne supprime nullement toutes leurs réser­ves à l’égard du système et de la Com­mission. Il est significatif d’observer qu’une fois la menace principale écartée, ils se sentent à nouveau libre d’agir pour défen­dre leurs intérêts particuliers : ainsi quatre mois à peine après le premier dénoue­ment de la crise, en janvier 1966, ils se prononcent contre l’accélération de l’Union douanière proposée par la Com­mission.[36] L’industrie allemande, elle aussi, a une réaction assez pragmatique à la crise de la CEE. Afin d’être en mesure de prendre des dispositions à peu près sûres, elle tient avant tout à dispo­ser de données fiables sur le marché. « Si cette sécurité fait défaut, s’il faut même craindre que l’intégration économique, processus d’adaptation et de croissance permanent, soit exposée au risque d’interventions politiques incessantes[37], alors il est possible que la CEE présente plutôt, à long terme, des inconvénients pour les entreprises », déclare le BDI en octobre 1965.[38] La confédération patronale alle­mande plaide donc pour un rapide achèvement de la CEE et sa transformation en « Union économique » permettant d’éliminer toutes les distorsions de concurrence et d’encourager la coopération entre les entreprises. Au stade de l’intégration atteint à cette époque, elle n’accorde pas une importance prioritaire à la question du vote à la majorité et de l’élargissement des pouvoirs de contrôle du Parlement. Le refus français du principe de la majorité en particulier trouve le soutien de Fritz Berg et de certains de ses collègues. Le droit de vote à la majorité doit, selon le président du BDI, être utilisé aussi peu que possible et l’on ne doit absolument pas y avoir recours, dès lors que des « questions nationales importantes » sont en jeu. Mais ce qui préoccupe le plus la confédération, c’est de savoir si, et surtout com­ment, la France peut retrouver sa place au sein de la CEE. Une « Europe des Cinq » incluant éventuellement les pays de l’AELE peut-elle constituer une alter­native sensée et réaliste ? On s’accorde alors du côté des industriels allemands pour penser qu’un accord avec les Français sur la base du statu quo est une néces­sité absolue. On compte se satisfaire provisoirement des deux objectifs que consti­tuent l’union douanière et l’union économique. On refuse une transforma­tion des traités, parce que l’on doit s’attendre à ce que « la France ne signe pas une deuxième fois un traité de Rome, du moins tant que le général de Gaulle serait au gouvernement. »[39] On s’accorde aussi pour penser que les Français, soit par égard pour leurs propres intérêts, soit sous la pression des pays partenaires, re­viendront à Bruxelles. Du point de vue du président Berg, les Allemands ne doi­vent pas tenter de prendre « la direction des Cinq », mais essayer, avec l’Italie et les États du Benelux, de trouver un accord avec la France. Ainsi il apparaît clai­rement, à travers les sources consultées, que les nombreuses interventions des industriels de chaque côté du Rhin auprès de leurs gouvernements respectifs ont participé à leur niveau au compromis finale­ment négocié à Luxembourg en jan­vier 1966.

Dans l’ensemble la position des industriels français face à l’intégration euro­péenne revêt un double aspect : un certain dynamisme qui se manifeste à travers son attitude favorable à la construction de l’Europe, conjugué avec la volonté de défense des intérêts de l’industrie et du commerce français, le tout fondé, à partir des années 1960, sur le respect souvent évoqué des principes du traité de Rome. Ainsi, une fois assurés que le Marché commun est moins dirigiste qu’imaginé, les milieux d’affaires français profitent pleinement de l’extension des marchés et apportent leur contribution. Le CNPF est notamment à l’origine de l’initiative visant à accélérer la mise en œuvre de l’union douanière en 1960.[40] Avec la créa­tion de l’Union des Industries des Communautés européennes (UNICE), le 1er mars 1958 à Bruxelles, sous-groupe du CIFE qui travaille tout spécialement sur les questions de la CEE et de l’Euratom, dont les résultats sont présentés à la fois auprès des gouvernements nationaux et de la Commission européenne et au sein duquel le CNPF et le BDI jouent un rôle prépondérant, le lobbying auprès des services de la Commission à Bruxelles vient doubler le lob­bying plus ancien que les industriels pratiquent depuis longtemps auprès des ministères techniques à Paris ou du ministère de l’Économie à Bonn.[41] C’est de cette manière notamment que sont exprimées désormais les revendications préci­ses d’une branche indus­trielle française déterminée, tandis que les problèmes d’ordre plus général font l’objet de visites régulières au Premier ministre et au Président de la République. Du côté allemand, grâce à son accord de principe avec la ligne adoptée par Lud­wig Erhard, mais aussi grosso modo avec la trajectoire suivie par ses successeurs, le BDI peut se contenter pour l’essentiel « d’assister » le ministère de l’Économie, grâce à des mémorandums, des documents statistiques ou des contacts personnels.



[1] Le CNPF, créé en novembre 1945 et dont les statuts sont adoptés en juin 1946, succède au CGPF. Toutes les branches y sont représentées, mais l’industrie mécanique a le plus de repré­sentants. Voir Brizay, Bernard, Le patronat, Paris 1975, p. 78–79.

[2] Mioche, Philippe, Jean Monnet et les sidérurgistes européens, 1945–1955. On ne naît pas européen, on le devient…, in : Bossuat, Gérard ; Wilkens, Andreas (dir.), Jean Monnet, l’Europe et les chemins de la paix, Paris 1999, p. 299.

[3] Les branches les plus importantes sont l’automobile, la construction mécanique et la chimie.

[4] Sur le BDI, voir Bührer, Werner, Unternehmerverbände, in : Benz, Wolfgang (dir.), Die Geschichte der Bundesrepublik Deutschland (t. 2: Wirtschaft), Francfort-sur-le-Main 1989, p. 140–168.

[5] Moguen, Marine, Les organisations patronales françaises et allemandes face à l’intégration européenne (1949–1961). L’ouverture des frontières et ses implications pour les industriels, thèse de doctorat, Université Paris X-Nanterre 1999, p. 106 ; Brizay (note 1), p. 87.

[6] Moguen (note 5), p. 130–131.

[7] Ibid., p. 228–230.

[8] Voir entre autres : Lefèvre-Dalbin, Sylvie, Les sidérurgistes français face au plan Schuman. La réaction ambivalente de la Maison De Wendel (1950–1952), in : Wilkens, Andreas (dir.), Le plan Schuman dans l’Histoire. Intérêts nationaux et projet européen, (Organisation inter­nationale et Relations internationales, 58), Bruxelles 2004, p. 197–217 ; Bührer, Werner, Le BDI (Bundesverband der deutschen Industrie) et les institutions européennes ; Lefèvre, Syl­vie, Les milieux d’affaires français et les institutions européennes dans les années cinquante et soixante, in : Bitsch, Marie-Thérèse (dir.), Le couple France-Allemagne et les institutions européennes. Une postérité pour l’Europe ?, (Organisation internationale et Relations interna­tionales, 53), Bruxelles 2001, p. 261–279, 247–260.

[9] Moguen (note 5), p. 483–484.

[10] Note sur le projet de Marché commun européen du 15 janvier 1957, lettre de J. Chapolin, responsable de la Chambre syndicale des constructeurs automobiles, à J. Donnedieu de Vabres, secrétaire général du Comité interministériel, citée in : Moguen (note 5), p. 516.

[11] Bossuat, Gérard, L’Europe des Français 1943–1959. La IVe République aux sources de l’Europe communautaire, Paris 1996, p. 416.

[12] Propos de Wilhelm Beutler rapportés par Louis Joxe, ambassadeur de France en RFA, à Christian Pineau, Ministre des Affaires étrangères, le 3 mai 1956 (Archives diplomatiques du Ministère des Affaires étrangères, DE/CE, vol. 629).

[13] Note de B. Raulin du 8 septembre 1966 sur l’industrie chimique et le Marché commun (Archi­ves du Ministère de l’Industrie, DIMME, versement 771633, art. 44).

[14] Bussière, Eric, Les milieux économiques français et la question de l’unité économique de l’Europe des années vingt aux années cinquante, in : Ciampani, Andrea (dir.), L’Altra via per l’Europa. Forze sociali e organizzazione degli interessi dell’integrazione europea (1947–1957), Milan 1995, p. 60.

[15] Lettre de Georges Villiers à Guy Mollet du 7 mai 1956 et extrait de l’exposé de Villiers sur Euratom et le Marché commun devant l’Assemblée générale du CNPF le 10 juillet 1956 (Ar­chives du CNPF, 72 AS, dossier 348).

[16] Notes du CNPF des 9 et 10 août 1956 et de la Direction des Affaires économiques du Minis­tère des Affaires étrangères du 30 octobre 1956 (MAE, DE/CE, vol. 628).

[17] Moguen (note 5), p. 528, 532.

[18] Rideau, Joël ; Gerbet, Pierre ; Torrelli, Maurice ; Chevallier, Roger-Michel (dir.), La France et les Communautés européennes, Paris 1975, p. 983.

[19] Moguen (note 5).

[20] Exposé de Georges Villiers devant l’Assemblée générale du CNPF le 15 janvier 1957 (CNPF, 72 AS, dossier 348).

[21] Bossuat (note 11), p. 419.

[22] Observations du CNPF sur le projet de rapport du comité ad hoc du CIFE au sujet de la Zone de libre-échange de juillet 1958 (CNPF, 72 AS, dossier 812) et Patronat français (octobre 1959), p. 22–25.

[23] Reimers, Sönke, The Union des Industries de la Communauté européenne (UNICE) between the Common Market & a European Free Trade Area, in : Lettre d’Information des Historiens de l’Europe contemporaine 7 (1992), p. 147–155.

[24] Bührer (note 8), p. 266–267.

[25] Lettre de Maurice Couve de Murville à Christian Pineau du 23 février 1957 (MAE, DE/CE, vol. 629).

[26] Compte rendu de la réunion du conseil d’administration le 3 octobre 1958 (BDI-Archiv, HGF Pro, 24). Sur la proposition du BDI, voir Moguen (note 5), p. 597–628.

[27] Bührer, Werner, Le Bundesverband der deutschen Industrie, le ministère fédéral de l’Économie et l’intégration européenne (1958–1972), et Lefèvre, Sylvie, Les ministères de l’Économie et des Finances allemand et français face à la mise en place de la CEE. Politiques et compétences, in : Le rôle des ministères des Finances et de l’Économie dans la construc­tion européenne (1957–1978), t. 1, Actes du colloque de Bercy organisé les 26, 27 et 28 mai 1999 par le Comité pour l’Histoire économique et financière de la France, Paris 2002, p. 53, 74–77.

[28] Küsters, Hanns-Jürgen, Der Streit um Kompetenzen und Konzeptionen deutscher Europapoli­tik (1949–1958), in : Herbst, Ludolf; Bührer, Werner; Sowade, Hanno (dir.), Vom Marshall­plan zur EWG. Die Eingliederung der BRD in die westliche Welt, Munich 1990, p. 369–370.

[29] Lefèvre (note 27), p. 81.

[30] Bundesverband der Deutschen Industrie (dir.), Die deutsche Industrie im gemeinsamen Markt. Bericht über die Auswirkungen der europäischen Wirtschaftsgemeinschaft 1958–1963, Bergisch-Gladbach 1965, p. 12–13; Bührer (note 27), p. 57.

[31] Bührer (note 8), p. 266.

[32] Circulaire de la Direction générale du 27 février 1963 (BDI-Archiv, HGF Büro 27).

[33] Schulte, Markus, Industrial Interest in West Germany’s Decision against the Enlargement of the EEC. The Quantitative Evidence up to 1964, in : Journal of European Integration History 3 (1997), p. 35–61.

[34] Rideau ; Gerbet ; Torell ; Chevallier (note 18), p. 357–358.

[35] Patronat français (août–septembre 1965).

[36] Lefèvre (note 8), p. 259.

[37] On ne désigne pas ici les seuls gouvernements, mais aussi la Commission.

[38] Bührer (note 8), p. 268.

[39] Réunion commune du présidium et de la direction le 22 novembre 1965 (BDI-Archiv, HGF Pro 12).

[40] Rideau ; Gerbet ;Torelli ;Chevallier (note 18), p. 204–207.

[41] Ibid., p. 396–398.

Für das Themenportal verfasst von

Sylvie Lefèvre-Dalbin

( 2007 )
Zitation
Sylvie Lefèvre-Dalbin, L'influence des industriels français et allemands dans la mise en place du Marche commun 1956-1966, in: Themenportal Europäische Geschichte, 2007, <www.europa.clio-online.de/essay/id/fdae-1424>.
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