Pèlerins, auditeurs, conférenciers Des universitaires français en Allemagne, 1820-1939

Im Zeitalter der Romantik machte sich eine kleine Anzahl von Schriftstellern als Pilger auf die Suche nach einem Deutschland, ja einem Preußen, das weitgehend ihrer Vorstellung entsprang und in das sie sich aus der Ferne bei der Lektüre Madame de Staëls verliebt hatten. Auch wenn der Aufenthalt zum Verlust so mancher Illusion führte, war er für einige dennoch lohnenswert: Victor Cousin brachte dem französischen Publikum die Philosophie Hegels mit, Jean-Jacques Ampère die Methoden der vergleichenden Literatur. Andere hingegen, wie etwa Quinet, machten aus der Bilanz ihrer freudlosen Erfahrungen Unglücksprophezeiungen, die im Nachhinein durch Sadowa und Sedan gerechtfertigt wurden. In den 60er Jahren nahmen einige junge Gelehrte der Positiven Schule diese Tradition wieder auf und berichteten in den Einrichtungen, aus denen sie kamen – der École normale und der École des Hautes Études – von den Praktiken der universitären Gelehrsamkeit in Deutschland.[...]

Pèlerins, auditeurs, conférenciers. des universitaires français en Allemagne, 1820–1939

Von Pierre Ayçoberry

La période romantique voit un petit nombre d’hommes de lettres partir en pèlerins à la recherche d’une Allemagne, voire d’une Prusse, largement imaginaires, celles dont ils étaient tombés amoureux de loin en lisant Mme de Staël. Marqué de quelques désillu­sions, le séjour fut néanmoins profitable à certains : Victor Cousin en rapporta pour le public français la philosophie hégélienne, et Jean-Jacques Ampère les méthodes de la littérature comparée. D’autres, comme Quinet, devaient au contraire transformer le bilan de leurs expériences malheureuses en prophéties de malheur, justifiées postérieu­rement par Sadowa et Sedan. Le relais fut pris dans les années soixante par les jeunes savants de l’école positive, qui rapportèrent dans leurs institutions d’origine – l’École normale, l’École des Hautes Études – les pratiques de l’érudition universitaire alle­mande, non sans exprimer eux-mêmes des réserves sur son caractère desséché, ni sans se faire attaquer comme germanolâtres par le camp nationaliste. La Grande Guerre réunit tout le monde dans une commune exécration de la science allemande, présentée comme la servante de l’impérialisme. Cette sorte d’excommunication s’étant prolongée ensuite par un boycott, suivi d’un contre-boycott symétrique de la part des Allemands, les échanges ne reprirent véritablement qu’à la fin des années vingt, pour être presque immédiatement affectés, psychologiquement sinon numériquement, par l’arrivée des nazis au pouvoir. Les germanistes français n’allaient plus en Allemagne chercher des maîtres à admirer, mais une société à observer avec inquiétude.

Im Zeitalter der Romantik machte sich eine kleine Anzahl von Schriftstellern als Pilger auf die Suche nach einem Deutschland, ja einem Preußen, das weitgehend ihrer Vor­stellung entsprang und in das sie sich aus der Ferne bei der Lektüre Madame de Staëls verliebt hatten. Auch wenn der Aufenthalt zum Verlust so mancher Illusion führte, war er für einige dennoch lohnenswert: Victor Cousin brachte dem französischen Publikum die Philosphie Hegels mit, Jean-Jacques Ampère die Methoden der vergleichenden Litera­tur. Andere hingegen, wie etwa Quinet, machten aus der Bilanz ihrer freudlosen Erfah­rungen Unglücksprophezeiungen, die im Nachhinein durch Sadowa und Sedan gerecht­fertigt wurden. In den 60er Jahren nahmen einige junge Gelehrte der Positiven Schule diese Tradition wieder auf und berichteten in den Einrichtungen, aus denen sie kamen – der École normale und der École des Hautes Études – von den Praktiken der universitä­ren Gelehrsamkeit in Deutschland, allerdings nicht ohne auch ihre Bedenken über deren Abgestumpftheit zum Ausdruck zu bringen. Gleichzeitig wurden sie vom nationalisti­schen Lager als Deutschlandverehrer angegriffen. Der Große Krieg vereinte alle in gemeinsa­mer Verachtung der deutschen Wissenschaft, die als Dienerin des Imperialis­mus darge­stellt wurde. Dieser Exkommunizierung folgte ein Boykott, der wiederum zu einem Gegenboykott von der deutschen Seite führte. Ein wirklicher Austausch setzte erst Ende der 20er Jahre wieder ein, wurde aber sogleich psychologisch und vielleicht auch quan­titativ durch die Ankunft der Nazis an der Macht beeinträchtigt. Französische Germa­nisten fuhren nicht mehr nach Deutschland um bewundernswerte Meister zu finden, son­dern um eine Gesellschaft mit Beunruhigung zu beobachten.

***

Parmi les esprits curieux de France qui sont allés durant un siècle et demi visiter ce fascinant voisin, l'Allemagne, les universitaires méritent une attention particu­lière, parce que du fait même de leur vocation ils se sont exprimés sur leurs attentes au départ et leurs satisfactions ou leurs déceptions au retour, à la diffé­rence d'autres voyageurs moins disposés à prendre la plume, tels que gens d'affai­res ou simples touristes. C'est par leurs expériences que doit passer toute réflexion sur les transferts culturels, sujet fréquemment traité ces derniers temps, depuis que les relations entre les deux peuples ne sont plus considérées seulement en termes d'hostilité. Par « universitaires » on n'entendra pas seulement les individus déjà diplômés et titulaires de postes dans une Alma Mater de Paris ou de pro­vince, mais aussi tous ces jeunes gens qui espéraient accéder à ce statut envié, dilettantes cultivés de l'époque romantique ou normaliens du tournant des deux siècles, et qui comptaient précisément sur ce séjour Outre-Rhin pour appuyer de futures candi­datures. Non qu'il faille restreindre leur motivation à ces considéra­tions de car­rière. Certains partaient avec une âme de pèlerins explorer la culture de l'étranger, ses particularités politiques enviables ou inquiétantes, ses foyers de création litté­raire et artistique (le terme de « pèlerinage à Weimar », par exemple, revenait souvent dans leurs comptes rendus). D'autres concentraient leur intérêt sur les institutions universitaires, ateliers de la production scientifique quoti­dienne : dans ce cas, apprentis plutôt que pèlerins, soucieux de progrès méthodo­logique et pédagogique plutôt que spirituel, ils en revenaient décidés, comme le proclamait Michel Bréal sous le Second Empire, à « développer et rendre plus attractives les universités françaises en imitant les allemandes ». D'autres enfin, dans des phases où la « mission culturelle de la France » s'affirmait plus offen­sive, de récepteurs admiratifs devenaient émetteurs, conférenciers, voire mission­naires. Ces trois types de motivations correspondent à peu près à trois périodes successives, mais ont pu bien évidemment coexister de temps à autre.

Le pèlerinage aux sources (vers 1820–vers 1860)

Il ne s'agit encore que de quelques individus, qui peuvent se réduire aisément au type du jeune romantique dégoûté de sa société d'origine, dilettante au sens fort, c'est-à-dire non seulement amateur désintéressé mais amant et comme amou­reux d'une Allemagne largement imaginaire. Les rudiments de la langue et de la civilisation leur avaient été proposés, soit au lycée soit dans une Faculté des Lettres, en l'absence d'un corps constitué de germanistes français, par des germano­phones d'origines diverses : alsaciens, juifs de la France de l'Est, émigrés politi­ques de 1830 et 1849 (y compris des Polonais), milieu hétérogène que Michel Espagne qualifie de « proto-germanistes ».[1] Mais leur envie d'Allemagne était née principalement à la lecture du fameux livre de Madame de Staël : ils partaient donc sur ses traces à l'exploration du pays de la philosophie et de la poésie, paysage mental idyllique qui les consolait par avance de la France mesquine et prosaïque de la Restauration et de la Monarchie de Juillet. Certes on les avait aussi mis en garde contre les rudesses de la société prussienne, mais ils se rassu­raient avec l'allégorie bien connue de la « Prusse Janus », combinaison de l'idéa­lisme et de la force militaire. Tous ces présupposés, complétés souvent par une esquisse psychologique de l'Allemand en soi, se trouvèrent inévitablement confortés par leurs expériences du séjour Outre-Rhin et développés dans leurs ouvrages postérieurs : dans les années trente un juriste comme Lerminier, un critique littéraire comme Saint-Marc Girardin – le premier au Collège de France, le second à la Sorbonne – prolongeaient et propageaient l'idée que la Prusse en dépit des apparences restait bien le royaume de l'esprit : l'un ayant passé son doc­torat chez Savigny et l'autre ayant rencontré Hegel se croyaient autorisés à affir­mer que les professeurs de Berlin avaient toute liberté d'expression...[2] Dans les années cinquante on devait voir encore des esprits aussi rompus à la critique que Tocqueville et Taine rapporter de leurs séjours en Rhénanie des stéréotypes de l'Allemand (passivité, irréalisme et soumission pour l'un ; bonhomie, naïveté, grâce et niaiserie, pour l'autre) qu'ils avaient probablement en tête avant même leur départ de France.[3] Remarquons toutefois qu'aucun de ces essayistes n'était véritablement concentré sur l'étude de la culture allemande, même s'ils lui consa­craient des pages abondantes.

On s'attardera davantage sur trois médiateurs qui se sont initiés à l'Allemagne de façon plus rigoureuse et plus approfondie. Le précurseur, par la date de ses premiers voyages (1817–18, puis 1824–25) fut Victor Cousin. On ne peut certes pas considérer ses tournées dans les villes universitaires comme des séjours de recherche, mais plutôt comme des séries de visites aux maîtres de la philosophie, qui finirent d'ailleurs par attirer la méfiance de la police prussienne et par lui valoir de connaître les prisons berlinoises, puis une assignation à résidence moins pénible. Plus que cette mésaventure, ce qui importe c'est que Cousin devait se faire dès son retour l'introducteur en France de l'hégélianisme. Avec quelle fidé­lité ? Heine, toujours mauvaise langue, prétendait que notre philosophe ne savait pas l'allemand. Mais d'un autre côté on possède 450 lettres des hégéliens de toutes nuances adressées à Cousin pendant le quart de siècle suivant, et la trace de très nombreuses visites de ces correspondants – Paris devenant à son tour un des foyers d’« une nouvelle aristocratie de l'esprit »…[4]

Le rôle que Cousin a joué dans l'importation de l'hégélianisme a été aussi celui de Jean-Jacques Ampère pour faire connaître les principes de la littérature comparée. Mais dans son cas ce fut au terme d'une véritable initiation à la disci­pline scientifique. En 1826, parti dans de mauvaises conditions, chassé par une déception amoureuse et inspiré par un projet trop ambitieux (« tableau de l'histoire de l'imagination humaine » !), il allait découvrir dans les amphithéâtres et les bibliothèques de l'université de Bonn « les connaissances indispensables dans ce pays, et dont nous nous dispensons (en France) ». En même temps il se perfec­tionnait en allemand au point que l'année suivante, après une rencontre à la Mittwochsgesellschaft de Berlin, Varnhagen déclarait qu'il le « savait parfaite­ment » – témoignage assez rare tout le long du siècle s'agissant d'un Français. On ne peut encore lui décerner la qualité de germaniste spécialisé, puisqu'à son retour en France il allait occuper à la Sorbonne une chaire dite de « littératures étrangères » puis au Collège de France celle de littérature française, et que les sujets de ses cours porteraient tantôt sur les littératures scandinaves, tantôt sur une histoire générale, organique et généalogique, de la littérature. Mais la filiation avec la science allemande était évidente : sans avoir été comme on l'a dit l'intro­ducteur de Herder en France, il s'en inspirait fondamentalement en même temps que des frères Schlegel. Et surtout il avait appris l'esprit de méthode : après avoir entendu Goethe faire l'éloge des travaux de son père, le physicien André-Marie Ampère, Jean-Jacques réfléchissait en ces termes : « Je crois aussi important pour les Allemands d'apprendre de nous ce qui concerne les sciences (exactes), qu'il nous est utile d'apprendre chez eux la critique et l'histoire des diverses littératu­res ».[5]

Avec Edgar Quinet, voici l'anti-Staël par excellence. Au départ pourtant c'était encore un autre « enfant du siècle » romantique, incapable d'études suivies, traducteur de Herder (sur texte anglais, assurent certains ; en tout cas il ne devait jamais posséder parfaitement la langue), libéral écœuré par la France de la Restau­ration, et – lui aussi ! – amoureux déçu. En 1827 il découvrait Heidelberg et sa région, « le pays de l'âme », y rencontrait sa future femme, et suivait les cours du philologue et mythologue Friedrich Creutzer ; après deux ans de séjour il pou­vait se fixer comme vocation de servir d'interprète entre les deux pays. Or voici qu'au long des années trente et quarante, pendant et après de nombreux allers et retours entre Paris, où il avait fini par obtenir une chaire de « langue et littératures de l'Europe méridionale » (sic) et la rive droite du Rhin qu'il ne devait jamais dépas­ser vers l'Est, il se mit à publier articles et ouvrages de plus en plus sévères sur les écrivains et même les savants auxquels il devait tant dans ses travaux sur les épopées : fustigeant leur dessèchement et leur jargon, revendiquant pour la France sa Rhénanie bien-aimée lors de la crise de 1840, et deux ans après, dans De la Teutomanie, dénonçant la montée de la haine et une mentalité de parvenus chez les Prussiens. Cassandre à qui les événements postérieurs, Sadowa et la guerre de 1870, devaient procurer la joie amère d'avoir eu raison trop tôt, et en même temps amoureux déçu d'une certaine Allemagne.[6]

Lorsque Jean-Jacques Ampère assurait que les Allemands devaient apprendre les sciences exactes en France, peut-être était-il obnubilé par la gloire de son père. Les physiciens, chimistes et biologistes français partageaient-ils cette condescen­dance ? On serait tenté de le croire, à en juger par l'absence de témoignages concernant d'éventuels séjours d'études dans les laboratoires du pays voisin. Une exception cependant : l'Alsace, et plus particulièrement la Faculté de Médecine de Strasbourg. Tandis que Paris et Montpellier s'enflammaient pour et contre les théories de l'organicisme et du vitalisme, au bord du Rhin il n'était pas rare de commencer ou de compléter ses études à Heidelberg, Tübingen ou Fribourg, et d'en importer ensuite de nouvelles spécialités comme la biochimie, l'histologie, la microscopie. Ce même esprit d'expérimentation concrète, transmis par la tradition allemande, se manifestait encore par la liaison étroite entre enseignement et clini­que : autre originalité de Strasbourg par rapport au reste de la France.[7] De ces iti­néraires variés, sinon très nombreux, il ne semble pas que les autorités politi­ques successives se soient beaucoup souciées. On ne connaît qu'un seul cas de mission officielle, celle confiée par le Ministère de l'Instruction publique à Saint-Marc Girardin pour enquêter sur le système scolaire prussien (1833) : c'est qu'on était alors à la recherche de divers modèles pédagogiques. Mais dans la pensée des hommes d'État la notion de relations culturelles avec l'étranger n'avait pas encore mûri.

L'apprentissage de la science (vers 1860–1914)

En France la modernisation des organismes de recherche s'est toujours opérée à l'écart des universités. De même que François 1er avait fondé le Collège de France, et la Convention puis Napoléon les Grandes Écoles, sous le Second Empire ceux qui se préoccupaient de la sclérose de l'enseignement supérieur, surtout des Facultés des Lettres, n'imaginaient pas d'autre moyen qu'une création ex nihilo. Encore fallait-il trouver un modèle, même éventuellement perfectible, et il ne pouvait être fourni que par l'Allemagne. Le ministre Victor Duruy avait donc commencé par envoyer en mission d'observation un réfugié politique de 1849, professeur de « littératures étrangères » à Bordeaux, K. Hillebrand. Mais bientôt il put disposer des rapports plus circonstanciés de deux jeunes chercheurs, qui avaient séjourné longuement : l'un, Gaston Paris, à Bonn et Göttingen pour s'ini­tier aux méthodes de la philologie et de l'histoire romaine avantd'entrer à l'École des Chartes, et le normalien Michel Bréal à Berlin pour pratiquer des disciplines inconnues dans son École, la philologie et la mythologie comparées. Tous deux fondèrent en 1866 la Revue critique d'histoire et de littérature, et conseillèrent Duruy deux ans plus tard pour la fondation de l’École pratique des Hautes Études : deux institutions vivement critiquées, en ces années de retournement de l'opinion contre la Prusse, pour leur « germanolâtrie », car l'une faisait la part belle aux collaborateurs allemands et l'autre s'écartait de la tradition glorieuse du cours magistral pour privilégier le dialogue érudit, « pratique », dans des séminaires. La polémique devait s'envenimer encore après la défaite de 1871, lorsque les deux collègues relancèrent l'éloge des méthodes allemandes et la dénonciation de la rhétorique française, y compris pour l'enseignement secondaire. De sorte que même dans le foyer d'innovation des Hautes Études le succès se fit attendre, la majorité des auditeurs se recrutant parmi les étrangers.[8]

À quel point l'influence de ces novateurs resta limitée, on put le constater encore longtemps chez ceux qui auraient dû y être les plus sensibles, les profes­seurs d'allemand des universités. Certes on pouvait désormais les qualifier de spécialistes : la plupart avaient passé un ou deux ans dans des universités d'Outre-Rhin avant de soutenir leur thèse et d'obtenir une chaire ; et bien que celle-ci continuât de s'intituler « chaire de littératures étrangères », leurs cours ne portaient plus que sur des auteurs allemands. Mais c'étaient toujours des cours « à la fran­çaise », c'est-à-dire des conférences destinées au grand public et auxquelles les étudiants en quête de diplômes n'avaient ni envie ni besoin d'assister. Quant au travail en séminaire dont ces maîtres avaient certainement profité en Allemagne, ils ne le pratiquaient plus dans leur âge mûr.[9]

La rénovation des Facultés ne pouvait donc partir des Facultés elles-mêmes. En 1868 Victor Duruy – encore lui ! – avait chargé Lavisse d'une enquête sur les universités allemandes, et le jeune rapporteur s'était donné la peine de comparer le nombre d'heures d'enseignement dispensées chaque semaine dans les Facultés de Lettres et de Sciences de Bonn et de Strasbourg, soit dix pour une environ.[1]0 L'ar­gument devait être souvent repris, parce qu'il justifiait des demandes d'augmenta­tion de crédits. Mais pour introduire dans ce milieu sclérosé la véritable érudition et la pédagogie en séminaires qui lui était étroitement liée, il fallait que de jeunes chercheurs déjà un peu formés partent en apprentissage Outre-Rhin à l'instar des jeunes artisans, en reviennent avec une thèse, leur brevet de maîtrise en quelque sorte, et soient rapidement intronisés comme professeurs. L'impulsion initiale ne pouvait venir que d'un centre à la fois proche des universités et un peu marginal : ce fut donc l'École Normale Supérieure qui fournit la plupart de ces stagiaires.

C'est parmi les historiens qu'on relève le plus grand nombre de noms connus par l'éclat de leurs carrières postérieures. En histoire moderne et contemporaine le précurseur fut à nouveau Lavisse, de séjour à Berlin immédiatement après la guerre de 1870-71. Suivirent Arthur Chuquet, Charles Seignobos, et pendant les années 80 Émile Bourgeois, Albert Waddington, Georges Pariset, Georges Pagès.[1]1 Si l'on étend le regard aux spécialistes d'autres périodes et aux décennies suivantes, on trouvera J. Bainville, Marc Bloch, Ernest Denis, Louis Gillet, Georges Goyau, Camille Jullian, Ferdinand Lot, Gabriel Monod, Jules Zeller etc. Cette liste n'est d'ailleurs pas aussi homogène qu'on pourrait le croire au vu des polémiques de la droite nationaliste contre la prétendue germanisation de l'historiographie officielle. Bainville, Goyau ou Gillet ne relevaient évidemment ni de l'establishmentrépublicain, ni du courant le plus novateur de la discipline, et ce qui les avait poussés en Allemagne c'était plutôt une hantise qu'une admiration : « À mieux connaître l'étranger, écrivait Bainville, on devient nationaliste ».

Là où les historiens allaient chercher la bonne méthode, certains de leurs camarades découvraient l'existence de disciplines totalement neuves, celles qu'on désigne aujourd'hui sous le terme de sciences humaines ou sociales, et s'en firent ensuite les introducteurs en France. Charles Andler et Lucien Herr, par exemple, étaient des hommes de gauche, fascinés par des aspects de la culture allemande qu'ignoraient leurs collègues « littéraires » : ainsi, au lieu de continuer les cours et les publications sur les grands auteurs classiques, se mirent-ils à initier les étu­diants et le public à la social-démocratie, à Nietzsche, etc., bref à inventer un nouveau type de germaniste, le « civilisationniste ». Tout en eux, les sympathies politiques, le dreyfusisme, la modernité, symbolisait pour la droite l'influence allemande ; et lorsqu' Andler, lors d'un voyage à Berlin en 1908, eut déclaré qu'il fallait prendre comme modèle l'enseignement supérieur allemand et notamment – comble d'impertinence ! – les universités techniques, il fut violemment attaqué à son retour par les étudiants d'Action française (malgré la tentative de compromis du linguiste Ferdinand Brunot, qui invoqua la nécessité de bien connaître la science allemande pour que la France, Paris et la Sorbonne continuent de rayonner sur le monde... ). Les mêmes accusations furent portées contre les fondateurs de la sociologie, Camille Bouglé, Emile Durkheim, bien que celui-ci – on le verra plus loin – n'ait pas toujours apprécié les travaux des Allemands. Et c'est encore une autre discipline nouvelle, la géographie, que les trois titulaires successifs de la chaire en Sorbonne allèrent découvrir en Allemagne : Himly, qui l'occupa 35 ans (1863–98), n'avait retiré de son passage par Berlin, Halle et Göttingen qu'une « géogra­phie historique » encore très descriptive ; de son successeur Vidal de la Blache, le biographe assure qu'il s'était préparé à sa tournée dans trois instituts allemands en lisant Ritter et Humboldt, et qu'il ne cessa de méditer Ratzel, ne fût-ce que pour s’en distancier ; enfin nous retrouverons de Martonne à Leipzig parmi les audi­teurs directs du même Ratzel.[1]2

On est moins bien renseigné sur d'éventuels séjours des jeunes recrues « scientifiques » (au sens étroit du terme) : c'est sans doute que les maîtres en place s'estimaient du même niveau que les Allemands, et se contentaient des confrontations classiques par correspondances ou colloques-confrontations par­fois tendues, car la montée des nationalismes s'y manifestait parfois aussi vive­ment que sur la scène publique. En physique par exemple un recensement des titulaires de chaires les plus notables de l'entre-deux-guerres, 53 au total, établit que cinq seulement avaient complété leur formation initiale à l'étranger, dont trois en Allema­gne. En mathématiques les divergences théoriques entre l' « intuition­nisme » de Poincaré et le « formalisme » de Hilbert pouvaient s'expo­ser courtoi­sement au Congrès de 1900, mais entraînaient aussi des polémiques à connota­tions nationa­listes entre les écoles de Paris et de Göttingen : la perspective d'un apprentissage Outre-Rhin n'était donc guère séduisante. A fortiori les méde­cins strasbourgeois repliés à Nancy ne songeaient plus à prendre les contacts qui leur avaient été si profitables dans la première moitié du siècle.[1]3

C'est pourquoi, si l'on veut esquisser un bilan de ces expériences pour les inté­ressés eux-mêmes et pour leurs institutions, il vaut mieux revenir aux histo­riens, germanistes et philosophes. Les dénombrer n'est déjà pas facile. Charles-Olivier Carbonell, qui s'efforce toujours de critiquer le mythe du « modèle alle­mand », ne trouve que 5 stagiaires qui aient réellement participé à ces fameuses séances de séminaires : les autres auraient consacré principalement leur temps à la prépara­tion de leur thèse dans les bibliothèques. Mais son enquête s'arrête à 1885. Utili­sant une grille différente et une périodisation plus large, Christophe Charle cal­cule que sur 164 professeurs à la Sorbonne-Lettres ayant exercé de 1879 à 1939, 29 ont séjourné plus ou moins longuement en Allemagne, avec une nette prédo­minance de la génération née entre 1860 et 1879, et une abstention systé­matique des « litté­raires purs », enseignants de français, de latin et de grec.[1]4

Pour comprendre le verdict de ces jeunes gens sur les universités allemandes et sur leur environnement, il faut distinguer entre les réactions immédiates et les rapports rédigés après coup à l'usage des autorités françaises. Les quelques bio­graphies dont nous disposons (sur Camille Jullian, Charles Andler, Marc Bloch, Emile Durkheim) nous présentent des tableaux peu enthousiasmants de leur vie quotidienne à Berlin ou ailleurs ; connaissant plutôt mal la langue allemande (à l'exception des germanistes) ils entretenaient peu de contacts avec les étudiants autochtones, et semblent avoir vécu plutôt entre Français ; pour un privilégié comme Jullian qui fut aimablement reçu par le grand Mommsen, d'autres se plai­gnaient de l'arrogance des professeurs, qu'ils avaient parfois du mal à compren­dre ; et si les bibliothèques permettaient de fructueuses lectures impossibles en France, elles ne compensaient pas la difficulté de participer activement aux sémi­naires ; enfin la vie quotidienne dans certaines villes, notamment Berlin, suait l'ennui. Naturellement ces déceptions plus ou moins vives devaient transparaître dans les bilans de retour : on y louait l'abondance des heures d'enseignement, la pédagogie novatrice des séminaires, mais les cours magistraux étaient jugés tantôt trop pointillistes et tantôt trop abstraits, la majorité des étudiants accaparés par la préparation des diplômes professionnels et par la vie corporative. Et lorsque quel­ques années plus tard, devenus des maîtres, ils évaluaient le profit qu'ils avaient tiré de ces expériences de jeunesse, ils n'hésitaient ni devant la critique ni devant la contradiction : « Je me suis servi de leurs travaux pour les combattre », procla­mait Jullian ; Durkheim pouvait simultanément affirmer ceci : « Je dois beaucoup aux Allemands » et cela : « Je ne vois (en Allemagne) aucun signe d'un élan nou­veau dans le domaine des sciences sociales ». Quant à Marc Bloch, un de ses bio­graphes résume ses rares remarques sur l'influence des maîtres allemands par cette formule : « Finalement il ne découvrit pas une nouvelle Amérique ».[1]5

Cette réticence est d'autant plus remarquable que Bloch avait passé un semes­tre à Leipzig, de toutes les universités allemandes celle qui assurait le meilleur accueil aux étudiants étrangers. Elle avait vu passer Seignobos, puis deux étu­diants d'espèce rare, Lefranc en histoire de la littérature et de Martonne en géo­graphie, et successivement les membres de cette génération qui se disaient philo­sophes autant que germanistes et sociologues, Herr, Blondel, Durkheim, Bouglé, Séailles, Elie Halévy. Ils y étaient attirés par le prestige de quelques grands savants, Ratzel en géographie, Wundt en psychologie expérimentale et en ethno­logie culturelle, Lamprecht enfin en « histoire culturelle universelle », discipline qui n'appartenait qu'à lui et lui valait de nombreuses polémiques en Allemagne mais aussi des appuis plus ou moins enthousiastes parmi les Français. D'autant qu'au service de la « conscience cosmopolite » il allait jusqu'à recruter des assis­tants et lecteurs étrangers qui présentaient dans leur propre langue l'histoire de leur pays. Il en était de même au séminaire de romanistique, de sorte que les relations entre les deux cultures étaient définies en termes d'échange et non plus de domination. De surcroît toute possibilité était offerte aux étudiants de croiser les disciplines : de Martonne par exemple se réjouissait de pouvoir compléter sa spécialité de géographe en suivant des enseignements de géologie, d'ethnologie, de philosophie et d'histoire. Aussi le contingent des Français, quoique fort infé­rieur à ceux des Anglo-Saxons et plus encore des Russes, fut-il régulièrement alimenté jusqu'à la Guerre.[1]6

Enfin, demandera-t-on, le modèle allemand examiné et critiqué dans les rap­ports de ces stagiaires a-t-il inspiré les réformateurs de l'Université française ? La réponse est aussi équivoque que leurs expériences préalables. De grandes institu­tions comme l'École Normale Supérieure, le Collège de France, l'École des Chartes, sont restées fidèles à leurs anciennes pratiques, estimant qu'elles n'avaient rien à apprendre de leurs rivales d'Outre-Rhin. Les Facultés des Lettres créèrent bien des « conférences » à petits effectifs, mais pour y pratiquer des exercices assez scolaires et non de la recherche érudite. En fin de compte les seules véritables imitations se réduisirent à l'ouverture de quelques instituts, peu nombreux jusqu'à la Guerre, et à l'insertion dans le cursus étudiant d'une étape d'initiation à la recherche, le Diplôme d'Études supérieures. Le modèle en ques­tion n'aurait-il été qu'un mythe fabriqué par la droite nationaliste française à des fins polémiques, ou bien encore un artifice rhétorique des universitaires eux-mêmes, destiné à décrocher des crédits supplémentaires ?[1]7 En réalité le profit essentiel que ces futurs maîtres de l'Université française retirèrent de leur séjour fut une leçon de critique : l'admiration initiale ne devait pas se traduire par une imitation servile, mais par l'application de la méthode critique à ceux-là mêmes qui la leur avaient enseignée. Jullian, parti pour « espionner » Mommsen selon ses propres termes, revint de Berlin décidé, comme on a vu, à utiliser la science allemande pour mieux la combattre. L'école de géo­graphie française, dont les deux fondateurs s'étaient nourris de Ratzel, l'un en le lisant et l'autre en l'écoutant, devait définir ses paradigmes en réaction contre le détermi­nisme du maître de Leipzig. Bref tous devaient plus ou moins, comme Pirenne après la Guerre, « désapprendre de l'Allemagne ».[1]8

L'Allemagne objet d'observation(1914–1939)

Ces sentiments plus ou moins nuancés de gratitude furent totalement reniés pen­dant la Première Guerre mondiale. Au Manifeste des savants allemands d'oc­tobre 1914, leurs collègues français répondirent par des surenchères, désireux proba­blement de se faire pardonner par une opinion enflammée leurs admirations (même nuancées) du passé. Reprenant de vieux clichés, les physiciens opposèrent l'esprit de finesse des Français à l'esprit de géométrie des Allemands. Parmi les écoles historiques on s'attendait bien à des sarcasmes de la part de l'Action fran­çaise, mais à plus de nuances chez les Républicains modérés ; or la Revue histori­que, leur principal organe savant, multiplia les polémiques contre ce qu'elle appe­lait lesoutrances de la science allemande. Ce tableau négatif de l'érudition d'en face n'était guère encourageant pour les jeunes esprits qui auraient envisagé de partir en Allemagne après la fin des hostilités. Mais toute possibilité de reprise des échanges fut définitivement bloquée par la création en octobre 1918 du Conseil international de la recherche, qui mit en quarantaine les institutions scientifiques des Puissances centrales pour une durée de douze ans.[1]9

À ces quatre années d'injures succéda une décennie d'ignorance à peu près totale. Le Conseil international de la recherche ne leva son boycott qu'en juin 1926, alors que le gouvernement français avait dès l'année précédente exprimé le désir de reprendre des relations culturelles avec l'Allemagne, impliquant même des échanges entre universités. Mais les partenaires n'étaient pas au rendez-vous : en représailles pour les humiliations passées, treize universités allemandes décidè­rent de maintenir leur contre-boycott et de privilégier les relations avec la Russie soviétique. Sans doute leur corps professoral, en majorité conservateur et nationa­liste, n'était-il pas mécontent de saboter les tentatives de rapprochement franco-allemand.[2]0 Aussi les quelques universitaires français qu'on voyait circuler en Allemagne à cette époque ne représentaient-ils que des cas particuliers. Quand Lucien Herr renoua avec les éditeurs allemands en 1920, ce fut au nom de ses collègues bibliothécaires. Le germaniste Lichtenberger fit en 1922 un assez long séjour à Berlin, mais comme envoyé de la Fondation Carnegie et pour rencontrer des pacifistes. La même année deux jeunes agrégés d'histoire, Maurice Baumont et Marcel Berthelot, publiaient en commun un livre intitulé L'Allemagne. Lende­mains de guerre et de révolution, fruit de deux années de séjour en mission offi­cielle à Berlin ; Lavisse, qui les avait patronnés, louait dans sa préface leur « besoin pas­sionné de savoir le présent », cette expérience n'était donc que le prolongement des études d'actualité politique initiées avant la guerre par Andler. Au même moment l'Université de Strasbourg, sollicitée par Barrès d'alimenter la propagande française en Rhénanie pour aider les séparatistes, répondait que sa vocation n'était pas de propagande mais d'étude scientifique : le Centre d'Études germaniques, sa filiale de Mayence, et l'Institut de Strasbourg dirigé par Edmond Vermeil devin­rent vite des foyers d'enseignement et de recherche sur la vie politi­que, les mou­vements sociaux, etc. de l'Allemagne contemporaine. Ainsi, le boycott et le contre-boycott ayant brisé les liens interuniversitaires, beaucoup de germanistes français n'allaient plus chercher en Allemagne une formation mais une informa­tion.[2]1 Tout se passa ensuite, du moins dans les « sciences exactes », comme si les esprits de part et d'autre s'étaient accommodés de la rupture et ne souhaitaient plus guère une reprise active des échanges. Depuis les dernières années de la Républi­que de Weimar jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale tous les indices de collabo­ration internationale, au niveau des patrons comme des jeunes savants : conféren­ces, publications ou stages dans le pays voisin, restèrent à un niveau insignifiant. N'en citons qu'un seul exemple : en 1930 sur les 261 chercheurs étrangers invités dans les divers instituts de la Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft il n'y avait que six Fran­çais (un chimiste et cinq juristes). Même à Strasbourg, où quelques-uns au moins des professeurs avaient fait leurs études avant-guerre dans des universités de l'Empire, on ne signale de relations tant soit peu suivies avec des collègues d'Outre-Rhin que dans deux disciplines limitées, le magnétisme et la dermatologie. Il ne semble pas d'ailleurs qu'on ait beaucoup regretté, d'un côté comme de l'autre, cette mé­connaissance : les historiens des sciences remarquent aujourd'hui qu'à la veille de la Deuxième Guerre mondiale « l'ignorance réciproque (était) le cas normal » (Michel Pollak).[2]2

Les germanistes ne pouvaient évidemment rester ainsi à distance. D'abord leurs maîtres estimaient qu'ils avaient beaucoup à dire aux Allemands sur eux-mêmes. Lichtenberger fut à nouveau le pionnier, avec une conférence à l'Univer­sité de Francfort en décembre 1926, sur un sujet qui s'imposait : « Goethe et la France ». Il poursuivit ce genre d'activité plusieurs années, y compris dans les débuts du IIIe Reich alors même que ses ouvrages étaient exclus des bibliothè­ques. Dans ces mêmes mois dramatiques, des publics divers, universitaires ou mondains, accueillirent tous les grands noms, Vermeil, Baldensperger, Boucher, Pitrou, Spenlé etc. certains revenant encore jusqu'en 1938. Les diplomates fran­çais s'inquiétaient parfois de ces tournées, surtout des voyages collectifs qui ris­quaient d'être exploités par la propagande du régime, mais se rassuraient au pas­sage des personnalités plus expérimentées et donc moins naïves. Les années trente ont donc vu l'épanouissement d'une nouvelle forme, missionnaire pour ainsi dire, des relations culturelles : des universitaires français qui avaient jadis complété leur formation à l'école de maîtres allemands, revenaient maintenant exposer au public allemand leur vision de la littérature et de l'histoire de son propre pays.[2]3

Pendant ce temps de jeunes stagiaires préparaient la relève sous le patronage de trois institutions officielles, l'une ancienne, l'École Normale Supérieure, et les deux autres nouvelles, l'Office national des universités et l'Institut français de Berlin. Les normaliens avaient fourni quelques pionniers isolés pendant le boycott, entre 1922 et 1925. En 1927/28 c'est encore l'un d'eux, Pierre Bertaux, qui fut le premier étudiant français à reparaître à Berlin, puis leur nombre s'éleva à trois en 1927/28 et à la demi-douzaine les années suivantes ; le directeur de l'École ne cachait pas d'ailleurs les difficultés, financières autant que psychologi­ques, de ces séjours désormais prolongés à deux années universitaires. De son côté l'Of­fice, grâce à des accords avec son symétrique allemand, l'AAD, ou bien avec des municipalités comme Berlin, réussissait à envoyer en 1931 une trentaine de jeunes aux statuts divers, lecteurs dans des universités ou des gymna­ses, étu­diants dis­pensés des frais d'inscription ; ce chiffre devait s'abaisser ensuite, sem­ble-t-il (car les données ne sont pas claires) à quatre ou cinq par an. Enfin l'Institut français de Berlin fournit des bourses à une douzaine de chercheurs pendant la dernière décennie de paix.[2]4 Plongés dans les crises de la fin de Weimar, de l'in­stauration puis des provo­cations du IIIe Reich, ces célèbres confé­renciers en tournée et ces modestes étudiants en résidence ne manquèrent pas de noter et par­fois de publier leurs observations, et ainsi les « correspondances d'Al­lemagne », qui étaient longtemps restées l'apanage des journalistes, devinrent une espèce de genre para-universi­taire. Imprimées ou non à l'époque, on les recueille aujourd'hui comme des témoi­gnages de ce que des observateurs intelligents pouvaient déduire des événements quotidiens. Pierre Bertaux décrivait ainsi à ses correspondants la vie littéraire de Berlin, y compris les grandes conférences des maîtres français (qui, d'après lui, ne s'intéressaient pas vraiment au pays qu'ils visitaient). Six ans après, Edmond Vermeil, amassant les matériaux de ce qui allait devenir son « essai d'explica­tion » de l'Allemagne, s'avouait embarrassé pour trouver un sens à l'ordre nou­veau ; dans un effort louable pour refouler ses réflexes d'indignation et esquisser une hypothèse sur la nature du nazisme, il élaborait les concepts du « nationalisme luthéro-évangélique » et du « pro­tes­tan­tis­me mystique » qu'il entrevoyait « der­rière Hitler ». Vers la même époque Raymond Aron, entre deux séances de travail dans les bibliothèques de Berlin, rédigeait des articles qu'il devait plus tard, dans ses Mémoires, juger insuf­fisants au plan économique, et surtout faussés par un souci exagéré d'objectivité, notamment sur le problème juif. Il est difficile de généraliser : un Jean-Paul Sartre, par exemple, passait ses années berlinoises dans une indifférence à peu près totale à l'égard de l'actualité, tandis que ses camarades de l'Institut français semblent avoir été tellement éblouis par les dernières fusées de la « culture de Weimar » qu'ils ne pouvaient prendre au sérieux le nazisme, ce mouvement de primitifs dirigé par un agitateur vulgaire.[2]5 On ne fera pas grief à ces témoins de la fragilité de leurs hypothèses, sachant que celles des dirigeants politiques n'étaient pas plus assurées.

Reprenant la séquence des générations en suivant l'exemple déjà ancien de Claude Digeon et celui plus récent de Jean-François Sirinelli, on peut proposer de ces « tours d'Allemagne » l'évolution suivante. Les romantiques, à l'exception de Quinet, ont cherché à préserver l'image poétique et rassurante qu'il s'étaient don­née dès leur départ. Les rationalistes de la fin du XIXe siècle ont rapporté des leçons de méthode assez rigoureuses pour entraîner une critique distanciée des mentors allemands eux-mêmes. Enfin, dans les tourmentes de la première moitié du XXe siècle, l'Allemagne de modèle perfectible est devenue, même aux yeux des observateurs spécialisés, complexe de travers inquiétants. Ce schéma ne s'ap­plique guère aux équipes de sciences mathématiques, de sciences de la nature et de médecine, drapées (sauf exceptions) dans un sentiment de supériorité ou bien plus orientées vers le monde anglo-saxon. Pas davantage aux sociologues qui ont suivi la génération des fondateurs, s'il faut en croire Brigitte Schroeder-Gudehus pour qui « on ne peut plus partir, quand on analyse les relations scientifiques internationales, d'une communauté internationale des savants ».[2]6 À ce désabuse­ment on opposera les réactions de Pierre Bertaux, bilan critique et projet novateur. Inaugurant en 1968 un nouveau cursus destiné à préparer des secrétaires, des interprètes, des commerciaux et pas seulement des enseignants d'allemand, il les mettait d'abord en garde contre les abus de l'érudition : « De ce que nous avons emprunté en cent ans à l'Allemagne, le moins heureux c'est cette Fachkultur à prétention scientifique, cette culture compartimentée des universités ». Sur quoi, avant de les expédier pour un séjour prolongé en Allemagne, il leur enjoignait de brasser les divers aspects de la culture quotidienne, de devenir des « civilisation­nistes »[2]7 : retour à la synthèse.



[1] Espagne, Michel, Allemands et germanophones dans l'enseignement supérieur littéraire en France au XIXe siècle, in : Parisse, Michel (dir.), Les échanges universitaires franco-alle­mands du Moyen Âge au XXe siècle, Paris 1991, p. 157–180.

[2] Wenger, Klaus, Preußen in der öffentlichen Meinung Frankreichs 1815–1870, Göttingen 1979, p. 100 et suiv., 225.

[3] Sieburg, Heinz-Otto, Deutschland und Frankreich in der Geschichtsschreibung des 19. Jahrhun­derts, vol. 2: 1848–1871, Wiesbaden 1958, p. 84, 137–143.

[4] Espagne, Michel ; Werner, Michael (dir.), Lettres d'Allemagne. Victor Cousin et les Hégé­liens, Tusson (Charente) 1990, Introduction, p. 7–38.

[5] Haupe, Heinz, Jean-Jacques Ampère 1800–1864. Ein Kritiker der Frühromantik, (diss. Leip­zig) Dresde 1935 ; Schlocker-Schmidt, Hildegard, Jean-Jacques Ampère. Ein Begründer des Komparatismus in Frankreich, (diss. Zurich) 1967 ; Espagne, Michel, Les chaires de litté­ratu­res étrangères, in : Espagne, Michel ; Werner, Michael (dir.), Histoire des études germani­ques en France (1900–1970), Paris 1994, p. 33–62.

[6] Aeschimann, Willy, La pensée d'Edgar Quinet, Paris 1986, p. 249–259 ; Neumann, Horst, Das Deutschland-Erlebnis bei Edgar Quinet, Hambourg 1933 ; Wenger (note 2), p. 115–116, 230–235.

[7] Héran, Jacques (dir.), Histoire de la médecine à Strasbourg, Strasbourg 1997, p. 192, 223–227, 342.

[8] Espagne (note 1) ; Werner, Michael, À propos des voyages de philologues français en Alle­magne avant 1870. Le cas de Gaston Paris et de Michel Bréal, in : Parisse (note 1), p. 139–155.

[9] Espagne, Chaires (note 5).

[1] 0 Rapport publié postérieurement in : Lavisse, Ernest, La fondation de l'Université de Berlin. À propos de la réforme de l'Enseignement supérieur en France, Paris 1876, p. 45 et suiv.

[1] 1 Gödde-Baumanns, Beate, Deutsche Geschichte in französischer Sicht. Die französische Histo­riographie von 1870 bis 1918 über die Geschichte Deutschlands und der deutsch-franzö­sischen Beziehungen in der Neuzeit, Wiesbaden 1971 ; Digeon, Claude, La crise alle­mande de la pensée française (1870–1914), Paris 1959, p. 343, 370–382, 471.

[1] 2 Espagne, Michel, La référence allemande dans les sciences humaines et sociales en France, dans: idem ; Werner, Michael (dir.), Les transferts culturels franco-allemands, Paris 1999, p. 51–73 ; Tonnelat, Ernest, Charles Andler. Sa vie et son oeuvre, p. 40–42, 135 ; Blum, Antoinette, Charles Andler en 1908. Un germaniste pris entre la France et l'Allemagne, in : Revue germanique internationale 4 (1995), p. 27–44 ; Sanguin, André-Louis, Vidal de la Blache 1845–1918. Un génie de la géographie, Paris 1993, p. 109 et suiv.

[1] 3 Pestre, Dominique, Physique et physiciens en France 1918–1940, 2ème éd., Paris 1992, p. 163 ; Mehrtens, Herbert, Der französische Stil und der deutsche Stil. Nationalismus, Natio­nalsozialismus und Mathematik, 1900–1940, in : Cohen, Yves ; Manfrass, Klaus (dir.), Frank­reich und Deutschland. Forschung, Technologie und industrielle Entwicklung im 19. und 20. Jahrhundert, Munich 1990, p. 116–129 ; Kleinert, Andreas, Wechselbeziehungen zwi­schen deutschen und französischen Wissenschaften im 19. Jahrhundert, in : Espagne ; Werner, Transferts (note 12), p. 371–380 ; Héran (note 7), p. 359–360.

[1] 4 Carbonell, Charles-Olivier, Les historiens universitaires français en Allemagne dans la secon­de moitié du XIXe siècle, in : Parisse (note 1), p. 157–180 ; Charle, Christophe, L'élite universitaire française et le système universitaire allemand (1880–1900), in: Espagne ; Werner, Transferts (note 12), p. 345–358 ; idem, La République des universitaires 1870–1940, p. 21–27.

[1] 5 Motte, Olivier, Camille Jullian. Les années de formation, Rome 1990, p. 205–329 ; Tonnelat (note 12) ; Schöttler, Peter, Marc Bloch et l'Allemagne, in : Revue d'Allemagne, octobre–décembre 2001 ; Lukes, Steven, Emile Durkheim. His life and works: a historical and critical study, Londres 1992, p. 92, 397–398. Les rapports sont analysés par Charle (note 14).

[1] 6 Espagne, Michel, Die Universität Leipzig als deutsch-französische Ausbildungsstätte, in : idem ; Middell, Matthias (dir.), Von der Elbe bis an die Seine. Kulturtransfer zwischen Sach­sen und Frankreich im 18. und 19. Jahrhundert, 2ème éd., Leipzig 1998, p. 353–377 ; Espagne, Michel, L'Université, lieu d'interférences. Wilhelm Wundt et la 'psychologie des peuples', in : idem, Le creuset allemand. Histoire interculturelle de la Saxe, XVIIIe–XIXe siècles, Paris 2000, p. 271–292 ; Middell, Katharina, Das Institut für Kultur- und Universalgeschichte bei der Universität Leipzig und seine Beziehungen zu Frankreich bis zum Ausbruch des Ersten Weltkrieges, in: Espagne ; Middell, Elbe–Seine, p. 379-408 ; Andler, Charles, Vie de Lucien Herr (1854–1926), Paris 1932, p. 30–45.

[1] 7 Voir l'article de Gabriele Lingelbach dans ce même volume.

[1] 8 Schöttler, Peter, 'Désapprendre de l'Allemagne'. Les Annales et l'histoire allemande pendant l'entre-deux-guerres , in : Bock, Hans Manfred et al. (dir.), Entre Locarno et Vichy. Les rela­tions culturelles franco-allemandes dans les années 1930, Paris 1993, p. 439–461.

[1] 9 Kleinert (note 13) ; Mehrtens (note 13) ; Schöttler, Peter, Geschichtsschreibung in einer Trüm­merwelt. Reaktionen französischer Historiker auf die deutsche Historiographie während und nach dem Ersten Weltkrieg, in : Schöttler, Peter ; Veit, Patrice ; Werner, Michael (dir.), Plu­rales Deutschland – Allemagne plurielle. Festschrift für Etienne François, Göttingen 1999, p. 296–313.

[2] 0 Schroeder-Gudehus, Brigitte, Pas de Locarno pour la science. La coopération scientifique internationale et la politique étrangère des États pendant l'entre-deux-guerres, in : Relations internationales 46 (1986), p. 173–194.

[2] 1 Andler (note 16), p. 278–279 ; Bock, Hans Manfred, Henri Lichtenberger, père fondateur de la germanistique française et médiateur entre la France et l'Allemagne, in: Espagne ; Werner (note 5), p. 155–169 ; Craig, John E., Scholarship and Nation-Building. The Universities of Strasbourg and Alsatian Society, 1870–1939, Chicago 1984, p. 237–240, 265–266.

[2] 2 Pestre (note 13), p. 149–168 ; Héran (note 7), p. 474–483 ; Schroeder-Gudehus, Brigitte, Die Jahre der Entspannung. Deutsch-französische Wissenschaftsbeziehungen am Ende der Wei­marer Republik, in : Cohen ; Manfrass (note 13), p. 105–115.

[2] 3 Bock (note 21) ; Bosquelle, Dominique, Voyages et séjours de germanistes français en Allemag­ne dans les années trente, in : Espagne ; Werner (note 5), p. 251–266 ; Gruson, Pas­cale, Un aspect du développement de la germanistique française dans l'entre-deux-guerres. Les travaux d'Edmond Vermeil (1878–1964 ), in : Parisse (note 1), p. 202–238.

[2] 4 Sirinelli, Jean-François, Génération intellectuelle. Khagneux et normaliens dans l'entre-deux-guerres, Paris 1988, p. 540–543 ; Meyer-Kalkus, Reinhart, Die akademische Mobilität zwi­schen Deutschland und Frankreich (1925–1992), Bonn 1994, p. 38–42 ; Bosquelle (note 23) ; Tauch, Elisabeth, Les échanges de lecteurs d'université entre la France et l'Allemagne des ori­gines à 1939, in : Espagne ; Werner (note 5), p. 307–320.

[2] 5 Bertaux, Pierre, Un étudiant français à Berlin (hiver 1927–1928), in : Revue d'Allemagne, avril–juin 1982, p. 336–350 ; Gruson (note 23) ; Granjon, Marie-Christine, L'Allemagne de Raymond Aron et de Jean-Paul Sartre, in : Bock et al. (note 18), p. 463–483 ; Thuret, Marc, Voyageurs français à Berlin 1918–1933, in : Krebs, Gilbert (dir.), Sept décennies de relations franco-allemandes 1918–1988. Hommage à Joseph Rovan, Asnières 1989, p. 9–39.

[2] 6 Citée par Meyer-Kalkus (note 24), p. 23–24.

[2] 7 Cité par Kambas, Chryssoula, La famille Bertaux, in : Espagne ; Werner (note 5), p. 204–222.

Für das Themenportal verfasst von

Pierre Ayçoberry

( 2007 )
Zitation
Pierre Ayçoberry, Pèlerins, auditeurs, conférenciers Des universitaires français en Allemagne, 1820-1939, in: Themenportal Europäische Geschichte, 2007, <www.europa.clio-online.de/essay/id/fdae-1445>.
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