Presse, théatre et littérature en 1843. Le diagnostic d’un professionel, Honoré de Balzac

Le texte de Balzac est un extrait de la Monographie de la presse parisienne publiée par Balzac dans un ouvrage collectif illustré intitulé La grande ville. Nouveau tableau de Paris comique, critique et philosophique publié en janvier 1843 par Paul de Kock, Balzac, Dumas, etc. en 52 livraisons. Ce type d’ouvrage collectif qui, à intervalles réguliers, tente de peindre la société parisienne fait partie de ces spéculations de librairie qui ont commencé sous la Restauration et se sont développées à grande échelle sous la Monarchie de Juillet. Ce genre entend dépeindre sur un mode badin les nouveautés et les travers de la capitale, souvent avec des allusions très précises à des personnes ou des institutions reconnaissables par les contemporains. [...]

Presse, théâtre et littérature en 1843. Le diagnostic d’un professionnel, Honoré de Balzac[1]

Par Christophe Charle

Le texte de Balzac est un extrait de la Monographie de la presse parisienne publiée par Balzac dans un ouvrage collectif illustré intitulé La grande ville. Nouveau tableau de Paris comique, critique et philosophique publié en janvier 1843 par Paul de Kock, Balzac, Dumas, etc. en 52 livraisons.[2] Ce type d’ouvrage collectif qui, à intervalles réguliers, tente de peindre la société parisienne fait partie de ces spéculations de librairie qui ont commencé sous la Restauration et se sont développées à grande échelle sous la Monarchie de Juillet. Ce genre entend dépeindre sur un mode badin les nouveautés et les travers de la capitale, souvent avec des allusions très précises à des personnes ou des institutions reconnaissables par les contemporains. Ce persiflage s’adresse non seulement aux initiés mais aussi à un public mêlé de Parisiens et de provinciaux qui ont l’illusion, le temps de la lecture, de participer à la vie publique de la capitale, révélée par quelques écrivains plus ou moins célèbres qui font semblant de vendre la mèche. Ces derniers font ainsi coup double en se vengeant de certains confrères qui ne participent pas au volume tout en escomptant y gagner en notoriété et en argent puisqu’ils paraissent au centre de la vie sociale et culturelle puisqu’ils en font le tableau et en dévoilent les coulisses.

Cette attitude est particulièrement présente chez Balzac qui se libère ainsi des frustrations que suscitent en lui ses nombreux conflits avec les éditeurs ou ses confrères. Balzac a écrit d’autres textes de ce type (Monographie du rentier, Physiologie de l’employé, 1841), à mi chemin du journalisme, de la chronique, du pamphlet et de la saynète qui pourraient se retrouver en extrait dans certains de ses romans, mais ici il est beaucoup plus impliqué dans toutes les dimensions de sa vie et de son œuvre. Toujours à court d’argent dans ces années là, où il rêve de se marier avec Mme Hanska l’aristocrate polonaise qui s’est éprise de lui, il fait flèche de tout bois. Il republie sous diverses formes ses réflexions et typologies sociales alternativement dans les ouvrages collectifs, dans des revues et dans certains passages de ses romans. Il faut tenir compte de ce statut mixte du texte pour en comprendre la force et les limites comme source historique sur la commercialisation culturelle, le rôle nouveau de la presse à la recherche de nouveaux publics et les relations entre écrivains, journalistes et enjeux commerciaux dans ce qu’on n’appelle pas encore les « industries culturelles ».

En dépit du renom actuel de Balzac, nous ne sommes ici ni dans la grande littérature ni non plus complètement dans le journalisme éphémère, mais dans un entre-deux qui permet à l’auteur du Père Goriot de jouer sur les deux tableaux : Un style enlevé, ironique, perfide, un apparent appareil sérieux avec une organisation typologique de la monographie des journalistes sous forme de lettres (A, B, C, D, E[3]) où Balzac détourne les principes de classification des sciences naturelles, modèle scientifique dont il s’est réclamé de manière ostentatoire en 1842 dans l’avant-propos de la Comédie humaine. Les types sociaux sont ici identifiés à des espèces animales, comme dans les caricatures de Grandville (« il vit sur les feuilles comme un ver à soie » avec le jeu de mots sur « feuilles »).

Balzac a déjà abordé la critique de la presse contemporaine dans ses romans, en particulier dans la deuxième partie des Illusions perdues « un grand homme de province à Paris » (1838) où il montre comment Lucien de Rubempré, type de jeune poète idéaliste sous la Restauration, est peu à peu corrompu par les journaux et l’appât de l’argent. La même idée sert d’argument central à tout l’extrait et donne une image très pessimiste des effets de la commercialisation de la presse. Les feuilletonistes (c’est-à-dire ici les détenteurs de rubriques spécialisées appelées à l’époque feuilleton et paraissant de façon hebdomadaire dans les quotidiens) se targuent d’occuper des positions de pouvoir intellectuel. Ils ne font en réalité selon Balzac que vendre leurs services aux plus offrants, en l’occurrence les théâtres commerciaux. Cette dénonciation de la corruption de la culture est fondée sur un raisonnement économique implacable qui met en évidence toute la chaîne des rapports entre les acteurs de la vie littéraire. Balzac part d’une analyse matérialiste : Entreprise avant tout économique, le journal, ménage les groupes sociaux et économiques qui le paient le mieux ; entre les deux secteurs qui se partagent le champ de la production littéraire, les théâtres et les éditeurs libraires, les théâtres sont dominants, les libraires sont nettement dominés. Les premiers peuvent en effet proposer des places gratuites, donc des heures de divertissement et de plaisir lors des premières où sont invités les critiques ; les seconds ne peuvent qu’envoyer en service de presse des livres longs à lire dans la solitude du cabinet qui donnent des articles pesants que les lecteurs négligent. Dans la nouvelle temporalité de la culture moderne le public préfère les chroniques légères ou savoir quel spectacle aller voir. Les premiers participent de la vie sociale et mondaine propre à la société du spectacle. En fréquentant assidûment les théâtres, ils accumulent à bon compte du capital social puisqu’ils retrouvent aux premières le gratin de la bonne société qui bénéficie aussi de places gratuites et sans laquelle le succès d’une pièce ne peut s’amorcer. Balzac suggère aussi tout l’attrait sexuel que représente la fréquentation des théâtres puisqu’il est connu que nombre d’actrices pour obtenir de bonnes critiques accordent leur faveurs aux écrivains ou journalistes influents (« avec ses actrices, ses danseuses, ses cantatrices, il s’adresse aux sens et à l’amour-propre »). En face, les vendeurs de livres ont peu à proposer d’aussi attrayant si bien qu’une grande partie de la production n’est même pas recensée et sombre dans l’oubli. Les éditeurs en sont alors réduits à acheter des annonces aux journaux. Depuis l’innovation des abonnements à moitié prix lancés par Emile de Girardin avec la Presse et Armand Dutacq avec le Siècle, les quotidiens ne peuvent en effet trouver leur équilibre qu’en augmentant continument la place de la publicité.[4] Balzac est particulièrement informé de la dépendance économique de la presse puisqu’il a lui-même dirigé un journal (la Chronique de Paris en 1836[5]) et une revue, la Revue parisienne en 1840 très vite en déconfiture faute de cette ressource et dont il paie encore les dettes. Curieusement, bien qu’il publie ses propres romans en feuilleton depuis 1835, il n’a jamais réussi à gagner beaucoup d’argent avec la presse et la rancœur qui s’exprime dans sa monographie tient notamment à sa jalousie du succès remporté par Eugène Sue au même moment avec ses fameux Mystères de Paris publiés dans le Journal des Débats en 1842–1843.

De même, son hostilité aux critiques dramatiques s’explique par des motifs personnels précis. Ses tentatives au théâtre[6], notamment l’année précédente avec les Ressources de Quinola à l’Odéon (19 mars 1842), ne lui ont jamais rapporté les sommes mirifiques qu’il en attendait[7] alors que certains auteurs dramatiques, bien traités par les feuilletonistes qu’il dénonce ici, amassent des fortunes comme Scribe. Pour surmonter cette aigreur sous-jacente, Balzac adopte un ton apparemment objectif qui masque mal ses partis-pris et ses règlements de comptes avec ce monde qu’il côtoie par force, mais méprise au nom de la haute idée qu’il se fait de la fonction du romancier définie dans la avant-propos de la Comédie humaine quelques mois plus tôt.[8]

Quelle est la valeur historique de ce texte ? Est-ce seulement le témoignage d’un écrivain en colère contre son temps et ses confrères ; est-ce une analyse pertinente que l’historien des professions littéraires et de la culture peut reprendre à son compte aujourd’hui ?

Balzac, malgré ses engagements idéologiques et notamment sa haine du mercantilisme de la Monarchie de Juillet, régime qu’il méprise parce qu’il corrompt les journaux pour que l’opinion publique soit de son côté (cf. « immoralité des conditions législatives »), a bien perçu le tournant que vient de prendre la presse. Certains directeurs de journaux essaient depuis 1836 d’abaisser leur prix de vente pour conquérir de nouveaux lecteurs. Pour rétablir l’équilibre financier, la publicité est de plus en plus indispensable, il faut donc plaire aux annonceurs et procurer des ressources annexes aux journalistes. Cette publicité rédactionnelle ne concerne pas que le théâtre, comme l’écrit Balzac, mais elle y est cruciale. Dans une ville où la concurrence théâtrale avec près de 20 théâtres est féroce et où plus de 10.000 pièces ont été jouées dans la première moitié du siècle, tous les coups sont permis : La corruption des journaux (places gratuites) et du public (usage de la claque, c’est-à-dire de spectateurs stipendiés pour applaudir et donner une bonne image des premières représentations) est monnaie courante. De plus le théâtre, à la différence du livre, dispose d’une arme supplémentaire évoquée par Balzac : Comme le public est essentiellement concentré dans le centre de Paris, les affiches apposées sur les murs remplacent les annonces des journaux ou atténuent les effets de la critique dramatique.[9] En revanche, pour le livre dont les tirages sont malgré tout modestes (1.000–2.000 exemplaires en moyenne) et qui doit être distribué sur un vaste territoire pour trouver suffisamment de lecteurs, les annonces demeurent essentielles.

A un second niveau, Balzac met le doigt sur un autre problème de la vie culturelle du début des années 1840 : La production croissante de volumes imprimés se heurte, malgré là aussi une tentative de baisse des prix à partir de 1838 (lancement du format Charpentier in 18 à 3f50), à une double difficulté. Les grands journaux publient maintenant les romans en feuilleton, ce qui concurrence la diffusion classique des livres puisqu’on peut louer les journaux dans les cabinets de lecture pour beaucoup moins cher qu’un volume acheté en librairie ou loué dans un cabinet de lecture. Pour faire connaître les livres nouveaux, la publicité n’est pas non plus aussi efficace. Elle ne peut concerner que les livres les plus faciles ou de forte vente. La publicité par ailleurs renchérit avec le développement d’une économie de consommation qui propose d’autres produits de plus forte vente et capable de payer les réclames au prix fort : « La littérature et l’industrie ont payé le timbre et la poste des journaux, du jour où les annonces ont valu deux cent mille francs par an. » Enfin une publicité payante a beaucoup moins d’impact qu’un article critique apparemment sincère et non stipendié, même si, là aussi, Balzac avait déjà souligné dans Illusion perdues combien la critique était prise dans des jeux d’influence et de renvois d’ascenseur.

Pourtant, au final, Balzac n’est pas complètement désespéré par cette commercialisation de la culture liée à l’emprise de la presse. Il risque même un raisonnement utopique : Si le gouvernement levait les taxes (« le jour où les droits de poste et de timbre ne coûteront ensemble qu’un centime »), la critique pourrait refleurir puisque le journal pourrait renoncer à une partie de la publicité ce qui laisserait de l’espace pour un feuilleton littéraire sérieux. En fait, l’histoire ultérieure de la presse n’a pas du tout confirmé cet espoir. Malgré la baisse des taxes (en particulier en Angleterre à partir de 1836 et beaucoup plus tard en France), la place de la publicité n’a cessé d’augmenter tandis que la volonté des journaux de toucher de nouvelles couches de lecteurs leur a fait réduire leur fonction culturelle au profit de leur fonction distractive.

Le dernier paragraphe quitte ce ton dénonciateur pour revenir à la fonction descriptive des spécificités parisiennes : « Le feuilleton est une création qui n’appartient qu’à Paris. » On retrouve là un lieu commun (en partie faux) qu’entretiennent les écrivains français sur la capitale : Ville de l’esprit, ville de la critique, l’opinion des salons et des lettrés y trouverait son débouché dans ce type d’article, mi sérieux mi critique ou humoristique et dont les autres pays, réputés ennuyeux et guindés, n’auraient pas le secret. Balzac enfourche là des lieux communs sur « l’esprit parisien » qui traînent dans tous les Tableaux de Paris depuis le XVIIIe siècle.[10] Il reprend toutefois son ton critique quand il dénonce le fait que les feuilletons traitent les sujets sérieux et les sujets frivoles de la même façon (« la Science et la Mode ») ; il en résulte une débauche d’énergie et une incapacité à approfondir la réflexion critique, trait régulièrement dénoncé par les visiteurs étrangers étonnés par cette ronde permanente des idées et des modes. Après ce bref passage de lieux communs, Balzac reprend son diagnostic critique en soulignant combien sont rares les vrais talents de plume dans le monde des feuilletonistes puisque 10 pour cent seulement (« 2 sur 20 ») disposent, selon lui, de la verve nécessaire. Pour les initiés, cédant lui aussi à la « camaraderie littéraire » qu’il stigmatisait au début du texte, il risque même une allusion à un critique en vue (« un de nos poètes les plus distingués ») pour en faire l’éloge. On peut conjecturer que Balzac désigne ici Théophile Gautier qui a collaboré à sa Chronique de Paris et tient effectivement un feuilleton dans la Presse de Girardin à l’époque.

Au total cet extrait souligne à la fois la clairvoyance de l’auteur sur les changements structurels qui affectent la vie culturelle avec la poussée des journaux dépendant de la publicité et l’importance de la culture du divertissement (vaudeville et mélodrame) au détriment de l’ambition littéraire portée par le roman de mœurs ou le théâtre romantique. Pour autant, Balzac ne sombre pas dans le pessimisme de Sainte-Beuve qui dénonçait sans nuance la « littérature industrielle » et la décadence de la position des créateurs au profit des médiateurs en 1839 dans la Revue des deux mondes. Dans la concurrence des figures symboliques de l’écrivain qui s’affrontent dans la première moitié du XIXe siècle, Balzac reste dans un entre-deux : Critique face à la corruption la plus cynique incarnée par les journalistes vénaux, les auteurs de pièces à la chaîne (« les pièces manufacturées aujourd’hui comme des bas ou du calicot »), les feuilletonistes complaisants, il veut croire qu’une vraie liberté de la presse avec moins de taxes et une défense collective du droit des auteurs (il a été l’un des fondateurs animateurs de la Société des gens de lettres en 1838) permettraient l’épanouissement d’une littérature de professionnels vivant honorablement de leurs gains, jugés sur pièce par une critique honnête et qui sortiraient leur public de son infantilisme et de ses bas instincts : « La loi de l’écrivain, ce qui le fait tel, ce qui, je ne crains pas de le dire le rend égal et peut-être supérieur à l’homme d’Etat, est une décision quelconque sur les choses humaines, un dévouement absolu à des principes » écrit-il dans l’avant-propos de la Comédie humaine. Cette revendication d’un statut d’intellectuel avant la lettre (Balzac de manière prémonitoire avait forgé le néologisme « intelligentiel ») est bien loin de ce noir tableau proposé dans ce texte d’humeur. Cette tension entre l’ambition symbolique et politique d’une minorité qui conteste les règles du jeu dominantes et les contraintes marchandes qui s’exercent sur la très grande majorité des professions intellectuelles dans la société moderne dessine la ligne de faille majeure de l’histoire sociale du champ intellectuel et médiatique jusqu’à nos jours.



[1] Essay sur le texte : Honoré de Balzac : Monographie de la presse parisienne (1843). L’article a été publié dans Isabella Löhr, Matthias Middell, Hannes Siegrist (dir.): Kultur und Beruf in Europa, Stuttgart: Franz Steiner Verlag 2012, S. 91–96, Band 2 der Schriftreihe Europäische Geschichte in Quellen und Essays.

[2] Notice sur cette œuvre dans: Balzac, Honoré de, Œuvres complètes, tome 24, Paris 1956, p. 280. Une édition séparée du texte de Balzac avait été publiée en 1842. Il existe de nombreuses rééditions outre celle de ces Œuvres complètes, dir. de Pauvert, Jean-Jacques, Paris 1965, 2008. L’édition originale est téléchargeable sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale avec les illustrations d’origine.

[3] « A » regroupe le « critique de vieille roche », « B » le « jeune critique blond », « C » le « grand critique » et « D » dont il est question ici le « feuilletoniste ». En introduction de sa monographie Balzac donne une tableau synoptique de « l’ordre gendelettre » où il assimile cette « espèce sociale » aux classifications des naturalistes des « espèces animales ».

[4] Charle, Christophe, Le siècle de la presse, Paris 2004, p. 46–48; Therenty, Marie-Ève; Vaillant, Alain, 1836. L’an I de l’ère médiatique, Paris 2001.

[5] Cf. Baudouin, Patricia, Balzac directeur de la Chronique de Paris, in: L’année balzacienne 7 (2006), p. 237–256.

[6] L’Ecole des ménages en 1839, Vautrin (1840), pièce interdite, Paméla Giraud en 1843, etc.

[7] Bouvier, René; Maynial, Édouard, Les comptes dramatiques de Balzac, Paris 1938, p. 359 s.

[8] « Avec beaucoup de patience et de courage, je réaliserais, sur la France au dix-neuvième siècle, ce livre que nous regrettons tous, que Rome, Athènes, Tyr, Memphis, la Perse, l’Inde ne nous ont malheureusement pas laissé sur leurs civilisations […] », in: Balzac, Honoré de, Avant-propos de la Comédie humaine (1842), in: Œuvres complètes, Paris 1956, p. 66 et s.

[9] Cf. « Le théâtre peut se passer d’annonces, en jaunissant tous les coins de rue de ses affiches quotidiennes. »

[10] Donato, Maria Pia; Lilti, Antoine; Van Damme, Stéphane, La sociabilité culturelle des capitales à l’âge moderne: Paris, Londres et Rome (1650–1820), in: Charle, Christophe (dir.), Le temps des capitales culturelles XVIIIe–XXe siècles, Champ Vallon 2009, p. 55 et s.



Littérature

  • Charle, Christophe, Le champ de la production littéraire, 1830–1890, in: Chartier, Roger; Martin, Henri-Jean (dir.), Histoire de l'édition française, tome 3, Paris 1985, p. 127–157.
  • Diaz, José-Luis, Balzac analyste du journalisme, in: L’Année balzacienne 7 (2006), p. 215–235.
  • Kalifa, Dominique et al. (dir.), La civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris 2012.

Honoré de Balzac : Monographie de la presse parisienne (1843)[1]

Voici, de tous ces gâte-papier, le sous-genre le plus heureux : il vit sur les feuilles comme un ver à soie, tout en s’inquiétant, comme cet insecte, de tout ce qui file. Les feuilletonistes, quoi qu’ils disent, mènent une vie joyeuse, ils règnent sur les théâtres ; ils sont choyés, caressés ! Mais ils se plaignent du nombre croissant des premières représentations, auxquelles ils assistent en de bonnes loges, avec leurs maîtresses. Chose étrange ! Les livres les plus sérieux, les œuvres d’art ciselées avec patience et qui ont coûté des nuits, des mois entiers, n’obtiennent pas dans 1es journaux la moindre attention et y trouvent un silence complet ; tandis que le dernier vaudeville du dernier théâtre, les flonflons des Variétés[2], nés de quelques déjeuners, enfin les pièces manufacturées[3] aujourd’hui comme des bas ou du calicot, jouissent d’une analyse complète et périodique. Ce travail exige dans tous les journaux un rédacteur spécial, annaliste des gravelures de la Déjazet[4], historien des répétitions kaléidoscopiques de sept situations incessamment remuées dans une lorgnette. Ce rédacteur, le Panurge du journal, se plaint, comme les sultans, d’avoir trop de plaisir ; il a le palais saturé d’ambroisie ; il plie sous le faix de quinze cents actes par an, sur lesquels se promène son scalpel et que goûte sa plume. Comme un cuisinier qui appelle parfois l’eau de Sedlitz pour se ranimer le goût, il va voir les Funambules.[5] Pourquoi ce privilège accordé à cette mousse de vin de Champagne, sur l’art littéraire ? Ceci tient à une question mercantile horrible, qui dévoile l’immoralité des conceptions législatives, sous le poids desquelles se trouvent tous les journaux.

Le théâtre paye le journal en plaisir ; il bourre les rédacteurs de toute espèce, les gérants, les maîtres Jacques, un chacun, de billets, de loges et de subventions ; tandis que le libraire, dont les produits ne peuvent s’enlever que par la plus grande publicité, paye le journal en écus. Si le journal analysait les livres, comme il analyse les pièces de théâtre, les annonces de la librairie seraient inutiles. Or, depuis le jour où la quatrième page des journaux est devenue le champ fertile où fleurissent les annonces, la critique des livres a cessé. Ceci est une des causes de la diminution progressive de la vente des ouvrages littéraires, à quelque catégorie qu’ils appartiennent. La littérature et l’industrie ont payé le timbre et la poste des journaux, du jour où les annonces ont valu deux cent mille francs par an. D’abord, le théâtre peut se passer d’annonces, en jaunissant tous les coins de rue de ses affiches quotidiennes ; puis il n’a pas l’insensibilité du livre. Avec ses actrices, ses danseuses, ses cantatrices, il s’adresse aux sens et à l’amour-propre ; il envoie des loges, il reçoit tous les soirs la légion de la presse ; car la presse compte plus de cinq cents entrées gratuites aux théâtres de Paris, parmi lesquelles il s’en présente tout au plus dix par soirée. Entre l’argent à empocher et le gouvernement de la plus belle partie de l’intelligence, la presse n’a pas hésité : elle a pris l’argent et a résigné le sceptre de l’article de fond. Le jour où les droits de poste et de timbre ne coûteront ensemble qu’un centime, la critique littéraire et scientifique sera tout aussi nécessaire dans un journal que le roman publié maintenant par feuilleton.

Geoffroy fut le père du feuilleton.[6] Le feuilleton est une création qui n’appartient qu’à Paris, et qui ne peut exister que là. Dans aucun pays, on ne pourrait trouver cette exubérance d’esprit, cette moquerie sur tous les tons, ces trésors de raison dépensés follement, ces existences qui se vouent à l’état de fusée, à une parade hebdomadaire incessamment oubliée, et qui doit avoir l’infaillibilité de l’almanach, la légèreté de la dentelle, et parer d’un falbalas la robe du journal tous les lundis. Maintenant, tout en France a son feuilleton. La science et la mode, le puits artésien et la guipure ont leur tribune dans les journaux. Baudet et Arago, Biot et Nattier se coudoient dans les comptes rendus.[7]Cette vivacité de production spirituelle fait de Paris aujourd’hui la capitale la plus amuseuse, la plus brillante, la plus curieuse qui fut jamais. C’est un rêve perpétuel. On y consomme les hommes, les idées, les systèmes, les plaisanteries, les belles œuvres et les gouvernements, à faire envie au tonneau des Danaïdes.

Le métier de feuilletoniste est si difficile, qu’il n’en est que deux sur vingt qui se fassent lire avec plaisir, et dont la verve soit attendue le lundi. L’un des deux est un de nos poètes les plus distingués.


[1] Balzac, Honoré de, Monographie de la presse parisienne, in: Kock, Paul de, La grande ville. Nouveau tableau de Paris. Comique, critique et philosophique, Paris 1844, p. 182–183, URL: <http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2067833/f201.image.r=Nouveau+Tableau+de+Paris.langFR> (22.11.2012). La source a été publiée dans Isabella Löhr, Matthias Middell, Hannes Siegrist (dir.): Kultur und Beruf in Europa, Stuttgart: Franz Steiner Verlag 2012, S. 96–98, Band 2 der Schriftreihe Europäische Geschichte in Quellen und Essays.

[2] Il s’agit du Théâtre des Variétés un des théâtres du Boulevard spécialisés dans la comédie-vaudeville accompagnée de musique (« flons-flons) où triomphe régulièrement un auteur comme Scribe.

[3] « Pièces manufacturées »: les nombreuses pièces de l’époque étaient écrites le plus souvent à plusieurs en fonction de recettes et de mécanismes particulièrement éprouvés d’où la comparaison à une industrie.

[4] Déjazet: Virginie Déjazet (1798–1875) était une actrice des Variétés et des Nouveautés célèbre pour sa langue acérée et ses allusions ambiguës (cf. « gravelures »); un théâtre portera son nom par la suite.

[5] Funambules: théâtre du boulevard du Temple spécialisé dans les pantomimes. Balzac amateur de beau monde méprisait cette partie du théâtre.

[6] Julien Louis Geoffroy (1743–1814), critique dramatique au Journal des débats.

[7] Par cette énumération éclectique de noms, Balzac souligne la variété des contenus des feuilletons: Baudet, graveur du XVIIe siècle; François Arago (1786–1853): astronome et vulgarisateur scientifique; Jean-Baptiste Biot (1774–1862): physicien, professeur à la Sorbonne, membre de l’Institut, auteur de traités célèbres; Jean-Marc Nattier (1685–1766) peintre.


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Christophe Charle

( 2012 )
Zitation
Christophe Charle, Presse, théatre et littérature en 1843. Le diagnostic d’un professionel, Honoré de Balzac, in: Themenportal Europäische Geschichte, 2012, <www.europa.clio-online.de/essay/id/fdae-1584>.
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