Le personnel politique de la Lorraine pendant l'annexion à l'empire Allemand 1871-1918 De la France vers l'Allemagne - De l'Allemagne vers la France

Après une rapide esquisse de la situation politique et administrative du département de Lorraine et des différents niveaux de la représentation politique (Bezirk, Reichsland et Reich), l’auteur s’intéresse à la sociologie et à la nationalité des élus dans les différentes instances – Conseil général, Délégation et Landtag, et Reichstag –, à leur mode de travail et leur rayonnement. Au début du XXe siècle, deux données modifient progressivement le paysage politique : l’implantation des partis politiques de type allemand et l’amorce d’une vie politique régionale dont Strasbourg est la capitale. Le cheminement vers une représentation politique de type allemand est loin d’être achevé lors de la déclaration de guerre d’août 1914. La guerre interrompt brutalement le lent processus d’intégration. Novembre 1918 provoque une nouvelle rupture plus brutale que celle de 1870/71 et un large renouvellement du personnel à la suite de l’élimination des Alle¬mands et de la disparition des partis allemands.[...]

Le personnel politique de la Lorraine pendant l’annexion à l’empire Allemand, 1871–1918. De la France vers l’Allemagne – De l’Allemagne vers la France

Von François Roth

Après une rapide esquisse de la situation politique et administrative du département de Lorraine et des différents niveaux de la représentation politique (Bezirk, Reichs­land et Reich), l’auteur s’intéresse à la sociologie et à la nationalité des élus dans les différentes ins­tances – Conseil général, Délégation et Landtag, et Reichstag –, à leur mode de tra­vail et leur rayonnement. Au début du XXe siècle, deux données modifient progres­si­vement le paysage politique : l’implantation des partis politiques de type allemand et l’amor­ce d’une vie politique régionale dont Strasbourg est la capitale. Le cheminement vers une représentation politique de type allemand est loin d’être achevé lors de la décla­ra­tion de guerre d’août 1914. La guerre interrompt brutalement le lent processus d’in­té­gra­tion. Novembre 1918 provoque une nouvelle rupture plus brutale que celle de 1870/71 et un large renouvellement du personnel à la suite de l’élimination des Alle­mands et de la disparition des partis allemands. Toutefois cette rupture doit être tempé­rée : le jeune Robert Schuman qui commence en 1919 une longue carrière au parlement fran­çais, a été formé dans le contexte alsacien et lorrain de l’empire allemand, et ce ter­reau culturel a été la matrice où se sont formées ses convictions et sa politique euro­pé­en­nes.

Der Autor skizziert kurz die politische und administrative Situation und die verschiedenen Ebenen der politischen Repräsentation (Bezirk, Reichsland, Reich) im Département Lorraine, um sich anschließend dem soziologischen Profil und der Nationalität der gewählten Vertreter in den unterschiedlichen Instanzen (Conseil général, Landesausschuss und Landtag, Reichstag) zu widmen ebenso wie ihrer Arbeitsweise und ihrem Wirken. Anfang des 20. Jahrhunderts veränderten zwei Faktoren nach und nach die politische Landschaft: die Verankerung der politischen Parteien deutschen Typus und der Beginn eines regionalen poli­tischen Lebens mit Straßburg als Hauptstadt. Zum Zeitpunkt der Kriegserklärung im August 1914 war die Übernahme einer politischen Repräsentation nach deutschem Modell noch lange nicht erreicht. Der Krieg unterbrach diesen langsamen Integrationsprozess schlagartig. Der November 1918 führte zu einem noch brutaleren Bruch als 1870/71 und einer weitgehenden personellen Erneuerung nach der Beseitigung der Deutschen und ihrer politischen Parteien. Dieser Bruch muss jedoch relativiert werden. So wurde beispielhaft der junge Robert Schuman, der 1919 seine lange Karriere im französischen Parlament begann, im elsässisch-lothringischen Umfeld des Deutschen Reiches ausgebildet. Diese kulturelle Prägung sollte später zur Grundlage seiner europäischen Überzeugungen und seines politischen Handelns werden.

***

Le 10 mai 1871, à la suite de la signature du traité de Francfort, les territoires lor­rains annexés à l’Empire allemand furent réunis dans un département[1] appelé Lor­raine (Lothringen) dont le chef-lieu était la ville de Metz. Ce département fut intégré par Bismarck dans une construction politico-adminis­trative nouvelle, le Reichs­land Elsass-Lothringen ou la Terre d’Empire d’Alsace-Lorraine.[2]

Alsace, Lorraine et représentation politique

La réunion inso­lite de la Lorraine avec l’Alsace était une formule inédite imposée par les cir­constances. Depuis leur annexion de fait à la France (1555) et depuis la dépar­temen­talisation (1790), les Messins regardai­ent vers Paris et ne s’intéressaient guère à ce qui se passait à Strasbourg. D’ail­leurs, lors de la construction du réseau ferré, on ne jugea pas utile de relier directement les deux villes. À la suite de l’annexion à l’Empire allemand, Mes­sins et Lorrains durent désormais pour traiter une affaire se rendre à Stras­bourg, promue au rang de capitale de la Terre d’Empire ; c’est pourquoi une ligne directe fut ouverte entre les deux villes à partir de 1876. Dans le couple Alsace-Lorraine, l’égalité n’était qu’appa­rente : deux fois plus nombreux que les Lorrains, les Alsaciens étaient plus proches de la langue et de la culture allemande, surtout la forte minorité pro­testante. Les Lorrains annexés eurent vite l’impression non seulement d’être subordonnés à l’administration allemande de Strasbourg mais aussi d’être placés sous la tutelle des fonctionnai­res subalternes alsaciens. Par réaction autant vis-à-vis des Allemands que des Alsaciens, les Lorrains ont affirmé dans le domaine politique et culturel ce qu’ils ont appelé leur parti­cularisme. C’est pourquoi il est dangereux de considérer l’Alsace-Lorraine, comme on le fait par­fois de loin, comme un ensemble homogène et un système figé. Après une phase d’ad­ministration directe, sous la forme d’une présidence supé­rieure de type prussien, Bismarck installa à Strasbourg une administration régio­nale avec à sa tête un personnage de haut rang, le Gouverneur (Statthalter), à la fois le représentant de l’Empereur et son chance­lier pour l’Alsace-Lorraine. Cette administration s’était fabriqué un interlocu­teur à sa mesure, un petit parlement local aux pouvoirs très limités, la Déléga­tion d’Alsace-Lorraine, élue selon un système complexe à deux degrés. Trente ans plus tard, la « Constitution de 1911 »[3] aménageait le système autoritaire dans un sens plus représentatif en rempla­çant la Délégation par un Landtag élu au suffrage universel et qui fut dési­gné pour la première et la seule fois en 1912.

Par « personnel politique », j’entends trois catégories d’acteurs qui, d’ail­leurs, se superposent et s’imbriquent : les élus, les directeurs de journaux et les journa­listes politiques, et les dirigeants des comités, des groupes et des partis. L’expres­sion « personnel politique » peut d’ailleurs sembler abusive car on ne trouve à cette époque en Lorraine aucun professionnel de la politique ; tous ceux qui font de la politique ou se présentent à une élection exercent toujours une profession. Cette profession doit permettre de se libérer pour consacrer du temps aux mandats électifs et garantir une réelle aisance financière car les indemnités étaient sans commune mesure avec les dépenses ou le manque à gagner.

Les élus sont de loin les plus nombreux. On doit y ranger les députés au Reichstag[4], les conseillers généraux (32 puis 35), les députés à la Délégation (19) dont plus de la moitié étaient choisis dans la catégorie précédente. À partir de 1912, ils furent remplacés par les députés au Landtag (20) élus au suffrage uni­versel. On peut ajouter les maires des principales villes qui étaient rarement des élus mais auxquels on peut attribuer, sinon une étiquette, du moins une orientation politique. Les directeurs de journaux et les journalistes spécialisés appartiennent naturellement au personnel politique ; ils fréquentaient les élus et rendaient compte de la vie publique. À Metz, en 1910 paraissaient six quoti­diens[5], trois de langue française, trois de langue allemande. D’une façon ou d’une autre les direc­teurs de journaux étaient liés aux groupes, aux comités, aux partis ; ils jouaient un rôle dans la désignation des candidats puis étaient des acteurs de premier plan des campagnes électorales de l’époque. Prenons un seul exemple : le chanoine Henri-Dominique Collin[6] qui était devenu « directeur politique » du quotidien catholique de langue française Le Lorrain, a joué un rôle majeur pendant trente ans, de 1887 à 1921 ; on l’avait surnommé « le grand électeur », ce qui était la reconnaissance de son rôle supposé ou réel. L’admi­nistration allemande pour laquelle il était un adversaire redouté, le faisait sur­veiller de près.

Les dirigeants des associations et comités électoraux (Wahlvereine) plus ou moins éphémères, doivent être rangés parmi le personnel politique. Jusqu’à l’appa­ri­tion des partis organisés, ce sont ces comités qui doivent retenir l’atten­tion. Quel­ques-uns sont extérieurs : le Comité messin de Nancy intervint dans les élec­tions jusqu’à la fin des années 1880 ; le Comité qui éditait L’Alsacien-Lorrain de Paris, a soutenu le député protestataire Dominique Antoine[7] et collecté des fonds en sa faveur. Au début du vingtième siècle avec l’installation des partis organisés, le paysage changea. En Lorraine s’implantèrent les trois grandes familles politi­ques de l’époque : les sociaux-démocrates du SPD, les catholiques du Centre alsa­cien-lorrain et les libéraux-progressistes. Au SPD il faut tenir compte de l’apport syn­dical car plusieurs secrétaires syndicaux ont été candidats sociaux-démocrates. Par rapport à l’Alsace la Lorraine présente une originalité, l’existence d’un parti par­ticulariste de langue française appelé d’abord le « Bloc lorrain », une formule im­pres­sionnante pour une réalité bien modeste. En 1907 il devint le Parti Lorrain indé­pen­dant.

Sociologie du personnel politiqueLes députés au ReichstagSur les quinze sièges de député attribués à l’Alsace-Lorraine, la Lorraine en dis­posait de quatre ; en prenant en compte les douze élections générales qui se sont déroulées entre 1874 et 1912, elle a désigné au total 29 députés. Au point de départ, ce fut une rupture complète : aucun des 8 élus à l’Assemblée natio­nale française de 1871 n’a envisagé de siéger à Berlin. Plusieurs d’entre eux ont obtenu ensuite un mandat en France. Les quatre députés protestataires de 1874 étaient de nouveaux élus sans expérience parlementaire ; leur renouvellement fut rapide ; 16 élus sur 29 n’ont exercé qu’un seul mandat ; 2 seulement se sont maintenus quatre législatures. En 1890, en 1907 et en 1912, à trois reprises, les quatre députés furent renouvelés. Par rapport à l’Alsace où les députés furent plus stables, cette précarité de la représentation lorraine a été l’une des raisons de sa marginalisation. Une analyse précise des origines nationales et des appar­tenances professionnelles permet les constatations suivantes : les Lor­rains sont en majorité écrasante ; 26 élus et seulement 2 Alsaciens et 1 Prus­sien, devenu d’ailleurs aussi Alsacien-Lorrain. Au niveau professionnel, on trouve des pro­priétaires, des industriels, grands et petits, des membres des professions libéra­les. Parmi eux on compte 6 prêtres dont, pour la première législature, l’évêque de Metz, Paul Dupont des Loges. C’était une élection symbolique car, après avoir protesté et pris une atti­tude opposée à celle de son collègue de Stras­bourg, André Raess, il n’exerça pas son mandat.

En Lorraine, on observe un décalage sensible avec l’Alsace : les prê­tres lorrains furent tardivement élus, en 1890 seulement et aucun ne s’imposa ; d’ailleurs ils par­laient mal l’allemand, exerçaient à peine leur mandat ; ils n’avaient ni le niveau intellectuel ni les capa­cités des abbés alsaciens[8], ceux de la première généra­tion comme Winterer et Guerber, ceux de la seconde comme Wetterlé et Haegy. Ce qui frappe chez ces parlementaires, ce sont moins les catégories sociales représentées que celles qui sont absentes : aucun fonctionnaire, aucun membre dune profession intellec­tuelle, aucun salarié ; les rares à avoir été candi­dats ont toujours été battus. Un facteur de continuité avec la période fran­çaise antérieure est l’élection des héritiers de dynasties familiales : la famille de Wendel qui avait déjà fourni deux députés aux assemblées françaises, envoya au Reichs­tag Henry (1881–1890) puis son neveu Charles (1907–1912) ; les autres élus de la circon­scription de Thionville étaient des clients de cette famille de maîtres de forge. La plupart de ces députés ont été des candidats de manque, de déficit, mal préparés à exercer un mandat de ce type et sans grand rayonnement personnel. Un exemple permet d’illustrer notre propos, celui de Paul Bezanson[9], maire de Metz de 1871 à 1877 puis député de Metz de 1877 à 1882. Cet obscur conseiller muni­cipal qui exer­çait la profession de mercier, était devenu maire de Metz par défaut, parce qu’il parlait couramment l’alle­mand ; il fut candidat à la députation et élu par défaut. On peut expliquer cette médiocrité générale comme le résultat d’un double mouvement démographique et culturel : l’émigration des élites francopho­nes et francophiles avait tari le vivier des candidats potentiels ; l’impossibilité des nouvelles élites d’origine allemande à faire reconnaître leur légitimité par la popula­tion de souche a prolongé le phénomène jusqu’au début du vingtième siè­cle. Un changement s’amorça en 1907 avec l’élection de l’avocat Albert Grégoire ; il fut confirmé par l’élection en 1912 du socialiste alsacien Georges Weill. On a écrit un peu prématurément que Metz était devenue une « ville rouge », formule aventu­reuse et qui conduit à relativiser le commentaire politique immédiat. Le profil de ce journaliste, docteur en droit, était moderne et différent de celui de ses prédé­cesseurs ; il annonçait des temps nouveaux.

Les conseillers généraux

Le Conseil général, institution mise en place durant le Consulat, n’existait dans aucun des États confédérés. Bismarck l’avait conservé en Alsace-Lorraine avec les pouvoirs et les modalités d’élection (mandat d’une durée de 9 ans) de l’époque française. Les cantons étaient au nombre de 33 puis de 35. Au total, entre 1873 et 1918, 140 conseillers généraux ont été élus ou réélus. Contraire­ment à la rotation rapide des députés, le trait le plus frappant est la stabilité du mandat et du mode de fonctionnement : 19 conseillers généraux ont siégé plus de 20 ans dont 8 plus de 30 ans et 2 plus de 40 ans. On ne s’étonnera pas que les Lorrains aient été avec 134 élus ou réélus en majorité écrasante en comparaison des 6 Allemands immigrés qui ont réussi à franchir l’obstacle du suffrage universel. Dans un département qui s’industrialise à partir de 1895, les milieux ruraux sont surreprésentés : propriétaires et agriculteurs moyens, notaires de campagne, petits industriels ; les villes élisent quelques commer­çants ou fonctionnaires. La plupart de ces élus sont sans étiquette politique ; ils se reconnaissaient dans le Bloc puis dans le Parti Lorrain indépendant. À l’égard de l’administration allemande et de son représentant, le président de Lorraine, ils ont, après quelques années de fronde, adopté une attitude de coopération positive pour gérer avec elle les intérêts matériels du département et des populations. Trois présidents se sont succédés à sa tête : sur le premier, Adam, on ne sait presque rien ; le second, l’industriel Edouard Jaunez[10] de Sarreguemines présida pendant vingt ans avec discrétion et efficacité l’assem­blée départementale ; le « grand-duc sans cou­ron­ne » de Lorraine siégeait éga­lement à la Délégation de Strasbourg dont il devint vice-­président. Comme il avait bien réussi dans ces deux fonctions, on lui proposa la succession de l’Alsacien Schlumberger et il fut élu président de la Délégation. Son successeur à la tête de l’assemblée départementale fut un vieux notaire de sa géné­ration, élu depuis 1874, Georges Ditsch[11], conseiller général de Fénétrange. Le compor­tement de celui que l’on appelait « le chêne noueux de Fénétrange », peut se résumer par une formule qu’il affectionnait : « ne pas politiser le pays mais l’administrer ». Pour fêter ses quarante ans de mandat, ses collègues lui offri­rent un bronze dont la signification symbolique ne pouvait faire de doute : il repré­sentait un vieux Gaulois... Il mourut presque nonagénaire, quelques mois avant novembre 1918.

Landesausschuss et LandtagDepuis 1874, la Lorraine envoyait 19 délégués à Strasbourg : 11 étaient élus par le Conseil général, 7 par les représentants des cercles et 1 par le conseil municipal de Metz. Au total 64 délégués lorrains ont siégé à la Délégation, parmi lesquels 2 Allemands élus par le conseil municipal de Metz. La com­position sociale était la même que celle du Conseil général : notaires, propriétai­res, viticulteurs, agriculteurs (parmi eux Ferdinand Schuman, l’oncle de Robert), industriels et fabricants. Les immigrés, les salariés (un seul, à ma connaissance, Nicolas Jung, professeur à l’école réale et maire de Metz après le retour à la France), les profes­sions libérales étaient à peine représentées. Curieusement les ministres du culte étaient totalement absents. En raison du mode de scrutin, les catégories sociales modernes ou pauvres étaient soigneu­sement tenues à l’écart de cette assemblée. Les élections furent rarement dis­putées ; on s’entendait entre notables et, dans les cercles, le candidat le plus souvent unique était élu sans concurrent. Avec l’arrivée du Centre catholique qui prétendait bousculer les notables, les données changè­rent dans l’est lorrain ; le combatif curé de Walscheid, l’abbé Victor Heymès, se porta candidat contre le vieux Ditsch ; celui-ci sauva de justesse son mandat grâce « à nos Dabo » (les trois électeurs du conseil municipal de Dabo) car les délégués du conseil municipal de cette grosse commune catholique préférèrent le vieux Gau­lois à un prêtre de combat.

En 1912, la Lorraine envoya 20 députés au Landtag. Le suffrage uni­versel a apporté plusieurs changements significatifs à la représentation lor­raine. Le premier fut un renouvellement important des élus puisque 4 anciens seulement se retrouvèrent dans la nouvelle assemblée ; la plupart des sortants trop âgés avaient transmis le flambeau à des successeurs qui avaient été presque tous élus avec leur appui. Le vrai changement était culturel ; les nouveaux députés étaient nés dans l’Empire allemand, avaient été scolarisés par la Volks­schule et pour quelques-uns d’entre eux, avaient fréquenté l’ensei­gnement secondaire et supérieur. Le second changement était la politisation de ces nouveaux députés ; la plupart d’entre eux avaient été élus avec une éti­quette ou avec le soutien d’un parti ; le vote avait été largement favorable à la droite : Centre catholique (8 élus), Parti lorrain (8 élus), libéraux-démocrates (4 élus). À la différence de l’Alsace, le SPD n’avait aucun élu en Lorraine. Au Landtag se constitua un Groupe lorrain fort de ses 8 députés et auquel s’appa­renta un immigré, le maire de Montigny-lès-Metz. Ce groupe fut présidé par un notable rural conservateur, Auguste Labroise, représentant une petite com­mune francophone près de Château-Salins ; Labroise était francophile mais il avait fait son service militaire dans l’armée prussienne comme volontaire d’un an. Le troisième changement était une composition sociale plus moderne : le nombre des propriétaires ruraux régressait, les professions urbaines étaient mieux représentées. Sous l’étiquette du Centre catholique avaient été élus deux prêtres catholiques et un mineur syndicaliste chrétien ; c’était le seul ouvrier de la députation lorraine puisque les candidats sociaux-démocrates avaient été tous battus. Enfin les immigrés allemands qui n’avaient aucun sortant à la Délégation, étaient représentés plus équitablement puisqu’ils obtenaient 4 députés, ce qui correspondaient à leur pourcentage dans la population civile globale ; ils étaient les élus de Metz et de sa périphérie. Pour accroître leur représentation, plusieurs d’entre eux furent nommés à la première chambre du Landtag dont Albert Grégoire, ancien député de Metz et Rech, un centriste, professeur au Petit Séminaire et maire de la commune du Sablon.

Niveaux de travail et d’interventionTous ces élus ne travaillaient ni au même niveau ni dans les mêmes lieux. On doit dis­tinguer trois niveaux : le niveau du département (Metz), le niveau de la Terre d’Em­pire (Strasbourg) et le niveau de l’Empire (Berlin). Le niveau messin était le niveau élémentaire. Les conseillers généraux venaient à la préfecture pour les deux sessions annuelles ; ils se réunissaient au restaurant La Ville de Lyon et visitaient les rédactions des journaux lorrains amis auxquels ils adressaient de temps à autre des informations et des consi­gnes et qui rendaient compte de leurs activités. Les colonnes du Messin et du Lorrain fourmillent de renseignements à leur sujet.

Au fil des années, le niveau strasbourgeois prit de plus en plus d’impor­tance. Il fal­lait se rendre dans la capitale de la Terre d’Empire pour assister à une réunion, pré­senter un dossier, régler une affaire. Le maire de Metz faisait souvent le voya­ge de Strasbourg. La participation aux travaux de la Délégation conduisit les Lor­rains à travailler avec les Alsaciens. Ces derniers étaient plus nombreux, mieux introduits auprès de l’administration allemande et connais­saient surtout mieux l’allemand que les Lorrains. Jusqu’au début des années 1890, les Lorrains étai­ent peu influents ; on leur reprochait de lire leur Temps au lieu de participer aux débats. Au fil des années trois noms se détachèrent : Edouard Jaunez, vice-pré­sident puis président de la Délégation, Georges Ditsch de Fénétrange qui joua un rôle modérateur et apprécié dans l’affaire du château du Haut-Koenigsbourg dont la reconstruction tenait à cœur au Kaiser Guillaume II, Alexis Weber[12] de Boulay qui était devenu un familier du sous-secrétaire d’Etat Mandel. Ces hom­mes de l’Est lorrain étaient plus à l’aise que les élus du Pays messin ou du Saulnois. Au début du vingtième siècle, les appareils des partis installèrent leurs siè­ges à Strasbourg. Les partis raison­naient de plus en plus en terme d’Alsace-Lor­raine. Les Lorrains durent établir des contacts, participer à des réunions. Au Land­tag, le travail en commission ou dans les groupes créait des liens et était un fac­teur de rapprochement des hommes et des points de vue. Dans les journaux lor­rains, les informations sur ce qui se passait à Strasbourg étaient plus fournies et plus fréquentes que vingt ans plus tôt. Dans les colonnes du Lorrain, on pouvait lire sous la plume du journaliste Nicolas Houpert[13] des reportages précis et vivants des séances du Landtag. On constatait un rapprochement progressif, préparation len­te encore fragile d’une classe politique alsacienne-lorraine. La déclaration de guer­re interrompit brutalement un processus dont on ne peut dire à quel rythme et de quelle manière il se serait développé. 1912–1914, ces deux années de travail com­mun entre Alsaciens et Lorrains furent trop brèves pour acquérir des habi­tu­des et modifier en profondeur des comportements. Enfin du côté des sociaux-démo­crates, nous avons déjà signalé le décalage entre la Lorraine et l’Alsace : les Alsa­ciens furent plus précocement organisés et eurent plus vite des résultats élec­to­raux. À leurs yeux, la Lorraine était un peu une terre de mission où ils en­voyaient des candidats, du matériel de propagande et des journaux. Le quotidien Die Freie Presse, rédigé et publié à Strasbourg, com­portait une rubrique lorraine. Ces socia­listes alsaciens, candidats de témoi­gnage en Lorraine, s’appelaient Jean Martin, Léopold Emmel, Charles Hueber, Jacques Peirotes, maire français de Stras­bourg après 1918. Aucun d’eux ne réussit avant Georges Weill en 1912.

Le niveau de Berlin concerne exclusivement les députés. Berlin était à 1 000 kilo­mètres de Metz. Pour se rendre dans la capitale du Reich, il fallait douze heu­res de train. Les députés arrivaient dans une ville qui leur était étran­gère pour fré­quen­ter une assemblée dont les membres étaient perçus comme des adversaires ou des suppôts de Bismarck et du Kulturkampf. Au début, l’obstacle de la langue était une barrière essentielle. En 1874, les quatre députés lorrains ignoraient l’alle­mand ; ils se rendirent à la séance où l’Alsacien Teutsch présenta en leur nom la motion de pro­testation puis ils rentrèrent chez eux alors qu’une partie des Alsaciens, notam­ment les députés ecclésiastiques, restèrent et participèrent aux activités par­le­men­tai­res. Dans le sillage de Schneegans, un autonomiste fut élu en Lorraine ; il se révé­la trop médiocre pour obtenir un second mandat. Au début des années 1880, le député protesta­taire de Metz, Dominique Antoine, lança avec son collègue de Stras­bourg Jacques Kablé l’orientation « protestation et action ». Ce projet tourna vite court car les deux hommes furent réduits à l’impuissance. Jacques Kablé mou­rut bientôt et Antoine fut expulsé d’Alsace-Lorraine et démissionna de son man­dat. Edouard Jaunez qui était le seul Lor­rain à parler l’allemand, se réfugia dans un silence prudent et ne prit jamais la parole en public ; le député Henry de Wendel faisait une ou deux fois par an le voyage de Berlin et restait silen­cieux. En janvier 1887, les quatre députés lorrains votèrent contre le septennat militaire, prise de position qui leur permit, après la dissolution, une brillante réélection com­me protestataires. Au cours des années 1890, les comportements évoluèrent peu : beaucoup d’absentéisme et peu de participation au travail parlementaire ; les dépu­tés lorrains se prononçè­rent contre les lois navales et militaires ce qui cor­res­pon­dait aux voeux de leurs électeurs. Elu avec l’appui discret des fonctionnaires, le baron de Schmidt qui se rapprocha des conserva­teurs libres, fut disqualifié par des affaires financières malheureuses. Il fallut attendre 1907 pour qu’Albert Grégoire, député libéral de Metz, s’inscrivît comme hôte au groupe national-libé­ral, ce qui lui permit d’in­tervenir dans le grand débat sur la constitution de 1911. À Metz les milieux « indigènes » lui reprochèrent vivement sa prise de position favo­rable au projet du chancelier Bethmann-Hollweg et son insertion dans un par­ti « national » allemand aux côtés de Bassermann ; c’est pourquoi il jugea prudent de ne pas se représenter. Parmi les quatre députés élus en 1912, deux entrèrent dans un groupe parle­mentaire : Weill à celui du SPD et Hoen à celui du Centre.

La déclaration de guerre d’août 1914 brisa un processus d’intégration qui s’es­quissait. Georges Weill, député SPD de Metz et correspondant de L’Huma­nité à Berlin, était assis en face de Jaurès au café du Croissant, le soir fatal de l’assassi­nat par Vilain du dirigeant socialiste. Il décida de rester en France où vivaient déjà ses deux sœurs, s’engagea dans l’armée française et fut déchu de son mandat de député et de la nationalité allemande. À Metz, durant les quel­ques jours de flottement qui précédèrent la déclaration de guerre, des adversai­res du régime allemand dont la présence avait été tolérée en temps de paix, eurent le temps de s’échapper. On peut citer le chanoine Collin qui gagna Paris où il passa toute la guerre. Au début d’août 1914 la police allemande arrêta et plaça en résidence sur­veillée à l’intérieur du Reich tous les journalistes d’oppo­sition, deux députés sur quatre, trois conseillers généraux (dont le vieux Alfred Lamy[14] qui, à 68 ans, fut assigné à ses frais en résidence surveillée à Wanfried-sur-Werra), et cinq députés au Landtag. La plupart ne purent regagner leur domicile qu’en octobre 1918, après la nomination de Max de Bade comme chancelier et de Rudolf Schwander comme Statthalter.

Novembre 1918 : une nouvelle rupture et un large renouvellement du person­nel politiqueLa fin de l’annexion et la réintégration de la Lorraine dans la nation et l’espace politique français entraînèrent une nouvelle rupture. L’espace alsacien-lorrain qui commençait à prendre corps dans l’Empire allemand, disparaissait rapide­ment. Aux yeux des Lorrains redevenus Mosellans et qui souhaitaient renouer au plus vite avec Paris, il avait perdu toute légitimité ; par nécessité on allait encore à Strasbourg avec l’objectif de s’en affranchir au plus vite. Le particula­risme lorrain aidant, l’Union Républicaine Lorraine (U.R.L.), le parti dépar­temental formé au printemps 1919, s’était totalement affranchi des groupes et partis alsaciens ; il acceptait seulement avec les Alsaciens l’union pour défen­dre les acquis de l’an­nexion contre les tentations d’assimilation d’inspiration jaco­bine. La rupture de 1918 entraîna naturellement l’élimination immédiate des Allemands immigrés. Parmi les Lorrains, ceux qui s’étaient rangés du côté du gouvernement impérial comme le député Grégoire et le maire de Metz Forêt, furent écartés sans être pénalement sanctionnés. Quant aux élus qui avaient siégé dans les assemblées, leur sort fut variable : ceux qui avaient été les plus intégrés comme le député catholique Hoen furent écartés. Les Boula­geois pardonnèrent à Alexis Weber son opportunisme et le réélirent au Conseil géné­ral. Georges Weill qui avait été élu par accident député de Metz, préféra se représenter dans son Alsace natale où il fut élu député SFIO de Strasbourg de 1924 à 1936 ; il s’installa ensuite comme avocat à Paris. Son passage à Metz n’avait été qu’une rapide parenthèse dans une vie longue et bien remplie.

Il faut toujours distinguer les élections locales des élections nationales ; dans les villages, les petites localités et même à Metz et Thionville, les élus locaux des années 1920–1930 appartenaient à la génération qui avait vécu l’annexion ; ce fut le cas des trois maires de Metz qui se succédèrent de 1922 à 1940 : Nicolas Jung, Paul Vautrin et Gabriel Hocquard. Alfred Lamy qui était revenu à Vic à l’âge de 72 ans après quatre ans d’internement administratif, fut réélu conseiller général et porté par ses amis à la présidence de l’assemblée départe­mentale. Pour les man­dats nationaux la quasi-totalité des élus[15] furent, soit des opposants au régime allemand comme Henri Collin et Jean-Pierre Jean, soit des fils de Mosellans qui avaient émigré après 1870. Ces « revenants » étaient appelés Français de l’Inté­rieur pour les distinguer des Lorrains restés dans le pays pendant la période de l’annexion : quatre députés sur huit, cinq sénateurs sur cinq appartenaient à cette catégorie. La réaction contre l’annexion fut si forte qu’elle se traduisit par le libre choix d’un person­nel politique en rupture avec cette période et décalé par rapport à la sociologie et à la culture des habi­tants.

Un correctif doit cependant être apporté à ce comportement dominant ; il concerne un jeune avocat catholique mosellan, âgé de 32 ans, Robert Schuman[16] qui fut élu en 1919 député de la Moselle ; il avait été formé au début du vingtième siècle au Luxembourg, en Allemagne, en Alsace-Lorraine ; il débu­tait discrètement une longue carrière parlementaire dont il ne pouvait prévoir le déroulement. S’il était resté Allemand, il aurait pu tenir sa place dans les rangs du Centre aux côtés de Joos, de Kaas et de Brüning. La formation culturelle et politique de ce Mosellan qui accéda aux responsabilités gouver­ne­mentales après la Seconde Guerre mondiale puis posa en 1950 la première étape de la construction européenne, s’enracinait dans la période de l’annexion qu’il avait toujours gardé en mémoire et dont l’expérience a été prise en compte dans ses décisions. Il fallait un Lorrain des frontières nourri de culture alle­mande pour préparer et engager une autre politique franco-allemande, une politique qui mette fin à l’affrontement guerrier dont 1870–71 avait été la première étape et l’annexion de la Lorraine au Kaiserreich la première consé­quence. Longtemps envisagée d’un point de vue étroitement national, cette période de la Lorraine annexée a été le terreau culturel qui a permis la forma­tion d’un Robert Schuman et, à terme, a favorisé la construction européenne.



[1] Roth, François, La Lorraine annexée, 1870–1918, Nancy 1976 ; Hiery, Hermann, Reichs­tag­wahlen im Reichsland, Düsseldorf 1986.

[2] Roth, François, Le Reichsland Elsass-Lothringen. Formation, histoire et perceptions, in : Grunewald, Michel (dir.), Le problème de l’Alsace-Lorraine vu par les périodiques (1871–1914). Die Elsass-Lothringische Frage im Spiegel der Zeitschriften (1871–1914), Bern 1998, p. 11–36.

[3] Mayeur, Jean-Marie, Autonomie et Politique en Alsace. La Constitution de 1911, Paris 1970.

[4] Roth, François, Le Temps des journaux, Metz 1983.

[5] Ibid.

[6] Roth, François, Les Lorrains entre la France et l’Allemagne, Metz 1981, p. 115–144.

[7] Ibid., p. 20–44.

[8] Pour une comparaison indispensable avec l’Alsace, nous renvoyons aux ouvrages de Bernard Vogler, de François Igersheim, aux nombreux articles et principalement à la grande thèse de Baechler, Christian, Le Parti catholique alsacien, 1890–1939, Paris 1982.

[9] Roth, François, Paul Bezanson, maire protestataire de Metz, révoqué par Bismarck, in : Académie nationale de Metz, Mémoires, 1998, p. 147–164.

[10] Roth (note 4), p. 77–111.

[11] Roth (note 4), p. 51–73.

[12] Roth (note 4), p. 105–207.

[13] Ibid., p. 97–98.

[14] Roth, François, Alfred Lamy, 1845–1925. Un Lorrain du Saulnois au temps de l’annexion à l’Empire allemand, article à paraître en 2007.

[15] Dictionnaire des parlementaires lorrains de la Troi­sième République sous la direction de Jean El Gammal, Metz 2006.

[16] La magistrale biographie de Poidevin, Raymond, Robert Schuman, homme d’État, 1886–1963, Paris, 1986 ; Pennera, Christian, Robert Schuman. La jeunesse et les débuts politi­ques d’un grand européen de 1886 à 1924, Sarreguemines 1985 ; Roth, François, Robert Schuman. Du catholique lorrain à l’homme d’État européen, in : Cholvy, Gérard (dir.), L’Europe, ses dimensions religieuses, Montpellier 1998, p. 113–135.

Für das Themenportal verfasst von

François Roth

( 2007 )
Zitation
François Roth, Le personnel politique de la Lorraine pendant l'annexion à l'empire Allemand 1871-1918 De la France vers l'Allemagne - De l'Allemagne vers la France, in: Themenportal Europäische Geschichte, 2007, <www.europa.clio-online.de/essay/id/fdae-1418>.
Navigation