Messianisme et américanisation du monde. Les Etats-unis et les organisations pacifistes de France et d'Allemagne à la veille de la Première Guerre mondiale (1911-1914).

Am Vorabend des Ersten Weltkrieges verfügte die bürgerliche Friedensbewegung in den Vereinigten Staaten über eine starke Organisation, die auf eine lange Tradition seit Beginn des 19. Jahrhunderts zurückging. Sie vereinte eine gewisse Anzahl bedeutender Mitglieder der Zivilgesellschaft, darunter vor allem Politiker der Demokraten, Geistliche, Lehrer, Wissenschaftler, Verleger und Humanisten, die über ein unermessliches Vermögen verfügten, wie der Industrielle Andrew Carnegie. Diese Organisation war in der Lage, Einfluss auf die Machthabenden auszuüben und sie in ihrer Außenpolitik zu unterstützen, die auf internationalen Ausgleich sowie die Förderung des Handels und des Einflusses der USA hinzielte. Die deutschen und französischen Pazifisten waren sich des wachsenden Gewichtes der Vereinigten Staaten in der Welt und der ambivalenten Beziehungen zwischen der Neuen Welt und dem „alten Europa“ bewusst und bemühten sich, auf eine engere Kooperation zwischen den beiden Kontinenten hinzuwirken.[...]

Messianisme et américanisation du monde. Les Etats-unis et les organisations pacifistes de France et d’Allemagne à la veille de la Première Guerre mondiale (1911-1914)

Philippe Alexandre

A la veille de la Première Guerre mondiale, le mouvement pacifiste bourgeois avait, aux Etats-Unis, une organisation très développée qui résultait d’une longue tradition remon­tant au début du XIXe siècle. Il fédérait un certain nombre de facteurs importants de la société civile, notamment des hommes politiques de la mouvance démocrate, des mem­bres du clergé et du corps enseignant, des universitaires, des éditeurs et des humanistes disposant de fortunes immenses comme l’industriel Andrew Carnegie. Cette organisation était en mesure d’exercer une influence sur le pouvoir, de le soutenir dans sa politique mondiale qui allait dans le sens de l’arbitrage international qui favoriserait le commerce et le rayonnement des Etats-Unis. Conscients du poids grandissant des Etats-Unis dans le monde, de la relation ambivalente qui existait entre le Nouveau Monde et la « vieille Europe », les pacifistes français et allemands s’efforcèrent d’œuvrer en faveur d’une coopération plus étroite entre les deux continents. L’esprit des conférences de La Haye (1899, 1907), celui de la « conciliation internationale », a dominé leur réflexion et leur action. Mais les initiatives des pacifistes Américains, de Andrew Carnegie surtout, en France, en Allemagne et en Europe, a d’une certaine façon contribué à renforcer le mythe américain selon lequel il appartenait au Nouveau Monde de prendre le relais du Vieux Continent affaibli par ses divisions. La thèse défendue ici est que l’action menée par les pacifistes français et allemands aux Etats-Unis et le soutien qu’ils ont apporté à celle des Américains en Europe a finalement favorisé le messianisme américain et l’américanisation du monde.

Am Vorabend des Ersten Weltkrieges verfügte die bürgerliche Friedensbewegung in den Vereinigten Staaten über eine starke Organisation, die auf eine lange Tradition seit Beginn des 19. Jahrhunderts zurückging. Sie vereinte eine gewisse Anzahl bedeutender Mitglieder der Zivilgesellschaft, darunter vor allem Politiker der Demokraten, Geistliche, Lehrer, Wissenschaftler, Verleger und Humanisten, die über ein unermessliches Vermö­gen verfügten, wie der Industrielle Andrew Carnegie. Diese Organisation war in der Lage, Einfluss auf die Machthabenden auszuüben und sie in ihrer Außenpolitik zu unter­stützen, die auf internationalen Ausgleich sowie die Förderung des Handels und des Einflusses der USA hinzielte. Die deutschen und französischen Pazifisten waren sich des wachsenden Gewichtes der Vereinigten Staaten in der Welt und der ambivalenten Bezie­hungen zwischen der Neuen Welt und dem „alten Europa“ bewusst und bemühten sich, auf eine engere Kooperation zwischen den beiden Kontinenten hinzuwirken. Der Geist der „internationalen Versöhnung“, der auf den Konferenzen von Den Haag herrschte (1899, 1907), bestimmte ihr Denken und Handeln. Allerdings führten die Initiativen der amerikanischen Pazifisten, vor allem Andrew Carnegies, dazu, dass in Frankreich, Deutschland und Europa der amerikanische Mythos gestärkt wurde, demzufolge es der Neuen Welt zukäme, die Rolle des durch seine Uneinigkeit geschwächten Alten Kontinents zu übernehmen. Hier wird daher die These vertreten, dass der Einsatz der deut­schen und französischen Pazifisten in den USA sowie ihre Unterstützung der Friedensbemühungen der Amerikaner in Europa letztendlich das amerikanische Sendungs­bewusstsein und die Amerikanisierung der Welt befördert haben.

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Les organisations pacifistes bourgeoises, qui constituent à la veille de la Première Guerre mondiale une tendance réformiste active mais minoritaire, croient à la possibilité de mener une action efficace en faveur de l’instauration d’une paix durable. Elles rassemblent des éléments très divers agissant au nom d’éthiques dont les principes s’ancrent le plus souvent dans des sentiments humanitaires, dans une foi rationaliste ou dans un christianisme se comprenant comme religion de la paix. Ces pacifistes ne méconnaissent pas les dangers qui menacent le monde. Certaines formes d’internationalisme caractéristiques du monde moderne, comme les expositions universelles, les conférences de La Haye, l’Union inter­parlementaire ou les congrès internationaux, leur apparaissent toutefois comme porteuses d’espoir. Instaurer un ordre mondial reposant sur les principes de conci­liation et d’arbitrage est pour eux un but prioritaire. Il s’agit d’abord de créer sur cette base une paix durable, puis d’organiser le monde en une sorte de société des nations, dont la forme est depuis longtemps discutée. Dès les années 1850, on a parlé des « Etats-Unis d’Europe »[1] ; l’idée déjà ancienne d’Union panaméricaine, qui se concrétise en 1910, est également considérée par certains comme un modèle possible. Pour atteindre ce but, il paraît nécessaire non seulement d’éclairer les masses, d’éduquer l’opinion qui, dans chaque pays, sera un jour en mesure d’exercer une influence sur les gouvernements, mais aussi de développer les échanges internationaux en vue de favoriser la compréhension mutuelle entre les peuples.

Telles sont les grandes lignes de la réflexion et de l’action que les organisa­tions pacifistes modernes mènent durant les années qui précèdent la Première Guerre mondiale. En France, trois associations jouent un rôle de premier plan dans ce mouvement international : la Société Française pour l’Arbitrage entre Nations (Paris), fondée en 1867, présidée par Frédéric Passy, membre de l’Institut, en qui les pacifistes français reconnaissent leur « maître » ; l’Association La Paix par le Droit, créée en 1887, présidée par Théodore Ruyssen, professeur à la Faculté des Lettres de Bordeaux, puis par Charles Richet, profes­seur à la Faculté de Médecine de Paris, rassemble des universitaires, des juristes et des hommes politiques. Elle édite le mensuel La Paix par le Droit, conçu comme une « revue d’études indépendantes et de libre discussion ». La Conciliation inter­nationale, présidée par le baron d’Estournelles de Constant, sénateur de la Sarthe, se propose d’œuvrer en vue « de développer la prospérité nationale à la faveur de bonnes relations internationales et d’organiser ces bonnes relations sur une base permanente et durable ».

Ce programme est aussi dans une large mesure celui de la Société de la paix allemande (Deutsche Friedensgesellschaft) fondée en 1892 à Berlin sous l’impulsion des Autrichiens Alfred Hermann Fried et Bertha von Suttner. Cette société, dont le siège a été installé à Stuttgart en 1900, est présidée par l’industriel de Pforzheim, Adolf Richter. Le pasteur de Stuttgart, Otto Umfrid, y joue un rôle important notamment en tant que rédacteur de sa revue qui, depuis 1909, a pour titre Völker-Friede. En 1899, dans le contexte de la première conférence de La Haye, Alfred Hermann Fried a créé la revue Die Friedens-Warte, forum de dis­cussion ouvert à tous ceux qui réfléchissent aux questions relatives à la paix. En 1911 se constitue une branche allemande de la Conciliation internationale, l’Association pour la conciliation internationale (Verband für internationale Verständigung), qui vient renforcer l’action de celles qui existent déjà à Paris, à New-York, à Bruxelles, à Londres, à Tokyo, à Odessa et à Vienne. C’est en s’appuyant sur ces réseaux de coopération que les pacifistes espèrent pouvoir accroître leur influence sur l’opinion et donc sur les gouvernements. Fait révéla­teur de la situation des pacifistes en Allemagne, l’Association pour la conciliation internationale du Reich tient à se démarquer de la Société de la paix allemande qui reste considérée comme une « secte » de gens dont les idées sont jugées par beau­coup comme non conciliables avec les intérêts de la patrie.

Le Nouveau Monde et la « Vieille Europe »

L’un des défis auxquels les pacifistes européens de cette époque se voient confrontés est l’émergence des Etats-Unis comme nouvelle puissance mondiale à un moment où l’Europe est affectée par une crise liée à des contentieux comme la question d’Alsace-Lorraine ou à des questions nationales comme dans les Balkans, à l’impérialisme des puissances européennes, à la paix armée et à son corollaire, la course aux armements, qui ne font qu’accroître la méfiance réciproque entre les nations, attisée par les bellicistes et les agents d’un chauvinisme exa­cerbé. Les Etats-Unis sont perçus en Europe non seulement comme un facteur de la vie internationale dont l’influence grandit, mais aussi comme un concurrent, voire comme un danger, face auquel il importe d’être vigilant. En 1904, Alfred Hermann Fried écrivait à ce sujet : « L’évolution des Etats-Unis d’Amérique du Nord est depuis longtemps au centre de l’intérêt des pacifistes européens. Dans leurs rangs, on a très clairement compris que l’évolution économique de la jeune république transatlantique exercera nécessairement une influence qui provoquera une révolution pour les vieux Etats civilisés de l’Europe qui persévèrent dans leur antagonisme. C’est à tort que nous appelons ce qui nous menace de l’autre côté de l’Atlantique le ‘danger américain’ ; nous devrions plutôt dire de l’influence ac­quise par les Etats-Unis sur l’économie européenne qu’elle est un espoir, car les mesures que cette influence nous amènera à prendre, hâterons la réalisation de l’idéal que défendent les amis de la paix, elles contribueront à faire naître une union économique et de ce fait aussi une union politique des Etats européens. »[2]

Mais les questions économiques ne sont pas l’unique objet des préoccupations des Européens. Ils voient en effet qu’aux Etats-Unis des forces contraires s’affrontent. Les présidents Taft et Wilson, poursuivant les efforts de Roosevelt, tentent de faire accepter l’idée d’une politique d’arbitrage et de conciliation dans les conflits qui les opposent à d’autres pays, dans le domaine économique notam­ment. Ils se montrent désireux de créer les conditions de la paix. Wilson et son secrétaire d’Etat W. J. Bryan[3], soutenus – comme nous le verrons – par le mouve­ment pacifiste américain moderne, doivent faire face à la montée d’un nationa­lisme à travers lequel se manifeste la tentation de l’impérialisme et du militarisme. Ils se heurtent à des résistances au Sénat, à la critique dans certaines parties de l’opinion américaine. En 1904, Anna B. Eckstein, correspondante américaine de revues pacifistes françaises et allemandes, attirait l’attention des lecteurs de la Friedens-Warte sur ce fait. La conférence de Lake-Mohonk[4], expliquait-elle, montre « à quel point est vivant ici aux Etats-Unis d’Amérique du Nord ce patrio­tisme véritable, qui est le fondement du mouvement pacifiste international et qui n’est rien d’autre qu’un humanisme véritable ; elle montre qu’il résiste, en dépit de tout un tapage impérialiste très préoccupant lié au militarisme, qu’il a rendu sa position de plus en plus imprenable et qu’il progresse dans la bataille menée contre le jingoïsme qui, prenant le visage d’un saint et d’un patriote, multiplie les mises en garde contre un ennemi aux aguets de l’autre côté de l’océan, un ennemi qu’il s’agit de tenir en respect grâce à une flotte militaire de premier ordre, afin que l’on puisse se remplir soi-même les poches de dollars payés cash, grâce à l’acquisition continuelle de nouveaux navires et d’un important matériel de guerre tant pour la défense que pour l’attaque ».[5]

En manifestant leur soutien à Taft puis à Wilson, les pacifistes français et alle­mands défendent une certaine conception du rôle que, selon eux, les Etats-Unis pourraient jouer dans le monde. Leur statut de puissance nouvelle n’est toutefois pas sans poser de problèmes. Va-t-il faire d’eux une puissance impéria­liste ou les amener à jouer un rôle particulier, d’un type nouveau, par rapport aux Etats de la vieille Europe ? En Allemagne, cette question suscite des polémiques entre les pacifistes et les tenants de la Realpolitik. En 1911, par exemple, A. H. Fried affirme que « certains historiens allemands » – c’est à Hans Delbrück, le directeur des Preußische Jahrbücher, qu’il s’adresse indirectement – utilisaient une vieille recette consistant à mettre l’accent sur l’impérialisme américain « pour excuser la politique mondiale de puissance menée par l’Allemagne et ses consé­quences désastreuses ». L’historien Hermann Oncken répond que leur histoire a développé chez les Américains une « prédisposition :particulière à l’expansion » et qu’elle a fait naître chez eux le mythe d’un Etat de type tout à fait nouveau, d’un royaume de la paix sur la terre.[6] La même année, dans la même revue, Emil Daniels dénonce, à propos des tensions entre le Mexique et les Etats-Unis, l’ « hypocrisie » de la politique américaine. Et il écrit non sans ironie : « Rien n’a plus étonné le monde civilisé que le mouvement opéré en direction de la frontière de leur faible voisin mexicain par les troupes de ces Yankees, ces partisans exubé­rants du pacifisme et de l’arbitrage. […] Les dirigeants politiques américains aiment la paix en théorie jusqu’au sentimentalisme, mais dans la pratique, ils manient l’épée avec la même absence de scrupules que les empereurs et les rois ambitieux d’autrefois ».[7]

Devenus une puissance mondiale, les Etats-Unis se trouvent confrontés à un dilemme : Doivent-ils rester fidèles à la doctrine Monroe ou, au contraire, sortir de leur isolement pour s’engager et assumer les responsabilités liées à ce nouveau statut ? Pour les pacifistes français et allemands, la réponse semble évidente. En 1913, à propos du centenaire de la Paix entre les Etats-Unis et l’Angleterre, La Paix par le Droit écrit : « Et tandis que la race anglo-saxonne, sur tous les points du globe, déclarera fièrement la paix au monde, les vieux gouvernements militai­res de l’Europe, – la France, l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, la Russie –, s’épiant, s’injuriant et se menaçant, se ruineront en armements absurdes, impose­ront à leurs fils plusieurs années d’inertie et de servitude, et finiront, après des années de misère et de détresse, par sombrer dans une révolte générale des masses exaspérées. Mais tout espoir n’est pas encore perdu. La solidarité des nations est un fait qui commence seulement à déployer sous nos yeux ses conséquences : Qui sait s’il ne viendra pas un jour où l’Amérique, l’Australie et l’Asie elle-même, au nom des intérêts du globe dont elles prendront la charge, imposeront à l’Europe en démence la paix indispensable à la marche en avant de l’humanité ? ».[8] A une époque où le président Taft propose aux Etats européens de signer des traités offrant une formule nouvelle de conciliation et d’arbitrage, des traités sans réserve ni restriction (commission d’enquête, temporisation, recours à une cour arbitrale), le juriste Jacques Dumas, dans La Paix par le Droit, conjure la vieille Europe de répondre à l’appel des Etats-Unis.

Les relations entre les pacifistes français, allemands et américains

Les pacifistes français et allemands répondent à cet appel en cherchant, iso­lément ou dans un cadre trilatéral, voire plus large, à développer leurs relations avec les Etats-Unis, tant avec leurs dirigeants politiques qu’avec le mouvement pacifiste moderne américain. On voit bien toutefois que, de part et d’autre du Rhin, l’idéalisme se conjugue à cette préoccupation constante : la paix doit servir les intérêts nationaux.

En France, est créé en 1912 le Comité France-Amérique, au sein duquel un certain nombre de pacifistes français, entre autres, le baron d’Estournelles de Constant, vont se montrer très actifs.[9] Ce Comité est d’abord présidé par l’académicien Gabriel Hanotaux, ancien ministre des Affaires étrangères, qui s’appuiera sur l’ambassadeur David Jayne Hill et sur son successeur Myron T. Herrick. Pour les Français, des enjeux économiques importants sont liés aux relations franco-américaines. Si le Comité France-Amérique apporte son soutien au président démocrate Wilson, nouvellement élu, c’est aussi parce qu’il est parti­san d’un abaissement des tarifs douaniers. James H. Hyde, déclare que pour arri­ver à un accord dans ce domaine, il faut éclairer l’opinion publique, éviter les heurts, faire en sorte qu’un « point de vue moyen », qu’une « opinion moyenne et de juste mesure se crée entre les deux nations ».[10] Le Comité France-Amérique met en avant le fait que, depuis l’époque de la colonisation française et depuis La Fayette, règne une atmosphère de paix entre les deux pays, mais cette situation est en vérité liée au fait que, jusque-là, jamais des conflits touchant à leurs intérêts vitaux ne les ont encore opposés. Certes, les Américains « n’oublient pas ce que leur présent doit au passé des Français »[11], mais dans leur action au sein du Comi­té France-Amérique, ils montrent bien qu’ils ont des vues plus générales : il s’agit pour eux, selon le mot de l’ambassadeur David. J. Hill, d’organiser le monde en une « grande famille » ayant des intérêts communs.[12] Leurs relations avec la France ne sont qu’un élément de leur politique mondiale.

Pour les pacifistes allemands, la tâche semble plus difficile, car la puissance croissante de l’Allemagne, le développement de sa flotte notamment, est perçue aux Etats-Unis comme une concurrence et le gouvernement du Reich se montre réticent dans la question de l’arbitrage. Ils peuvent toutefois s’appuyer sur la Ligue nationale des Allemands d’Amérique, le Deutschamerikanischer National­bund[13], qui compte 2,5 millions de membres. Le Congrès de cette ligue, son Bun­destag, a mis en place une commission d’action pacifiste, dans laquelle siège le très actif vice-président de la Société de la paix de New York, H. Feldmann. En 1911, cette Commission soumet au Congrès de la ligue une motion lui demandant de la soutenir dans l’action qu’elle mène en faveur de l’arbitrage, de traités entre les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la France. Cette motion est adoptée par les délégations de 44 Etats. Dans son discours de clôture du Congrès, Charles Hexamer, président-fondateur de la Ligue, déclare avec un idéalisme auquel la fierté nationale allemande ne le cède en rien : « Aujourd’hui, nous com­battons les trusts, et, déjà, ils commencent à se plier à la volonté du peuple. Vien­dra aussi le temps où, grâce à une éducation éthique des nations, les aspirations bellicistes faibliront et où les querelles se régleront de façon pacifique. Ce serait à l’Allemagne, le pays des philosophes et des penseurs, de faire le premier pas, dans cette question également ».[14]

C’est en 1911, à partir du congrès organisé à Baltimore par la Société de la paix américaine (American Peace Society), que le mouvement pacifiste moderne prend aux Etats-Unis une ampleur particulière.[15] Une synergie va se développer entre les sociétés de la paix – qui constituent une fédération –, les universités, les organisations féministes, les Eglises, qui se mobilisent en faveur de la conciliation et de l’arbitrage et apportent leur soutien aux présidents Taft et Wilson. Le 1er mai 1911, la Société de la paix[16] installe son siège à Washington, c’est-à-dire dans l’environnement immédiat de la sphère gouvernementale, afin d’y renforcer son lobbying. Mais ce mouvement reste surtout limité à l’Est des Etats-Unis[17], qui entretient des relations particulières avec l’Europe, et, loin de toucher les masses, toutes les classes de la société américaine, il est surtout le fait d’une élite intel­lectuelle.[18]

La fédération formée par les sociétés de la paix américaines[19] a pour but de ren­forcer leur action et d’apporter un soutien plus efficace à la campagne menée par le président Taft qui tente de faire passer au Sénat les traités d’arbitrage signés avec la Grande-Bretagne et la France. Les pacifistes français et allemands accor­dent la plus grande attention à cette entreprise. Tandis que Otto Umfrid se félicite de voir le président américain défendre ainsi ses idées[20], la revue La Paix par le Droit salue l’enthousiasme et le réalisme avec lequel l’élite américaine sert la cause de la paix, tout en espérant voir ce mouvement gagner l’ensemble du pays.[21] La résistance du Sénat américain provoquera une certaine désillusion. Et pourtant, toutes les forces du mouvement pacifiste se sont mobilisées : les sociétés pacifis­tes, la Société pour le règlement arbitral des conflits internationaux, des person­nalités comme l’éditeur de Boston Edwin Ginn ou l’industriel Andrew Carnegie, président de la Société de la paix de New York, les universités, dont les prési­dents, comme Nicholas Murray Butler (président de Columbia University) ou David Starr Jordan (président de Leland University), l’élite intellectuelle, les Eglises[22], les femmes, les conférences de Lake Mohonk.[23]

C’est dans ce contexte que les pacifistes européens effectuent aux Etats-Unis des voyages auxquels est faite la plus grande publicité. Le but est d’apporter un soutien à l’action des Américains, de délivrer un message à l’opinion américaine et de témoigner en Europe sur l’action du mouvement en Amérique. L’un des voyages marquants de cette période est celui du Comte Apponyi qui a été invité par le Civic Forum et la Société de la paix de New York, mais qui est aussi l’hôte du gouvernement fédéral et de la Chambre des députés. Il déclare devant les élus du peuple que les Américains ont emporté en quittant l’Europe ce que celle-ci avait de meilleur pour le développer en l’adaptant aux conditions du Nouveau Monde, mais que leur « situation heureuse » leur impose une « grande responsa­bilité ». Ainsi les invite-t-il à aider l’Ancien Monde à surmonter ses divisions.[24]

La même année, d’Estournelles de Constant se rend, lui aussi, aux Etats-Unis. En 1902 déjà, il a, à titre personnel, fait une démarche auprès du président Roosevelt afin qu’il use de son influence pour faire avancer la question de la cour d’arbitrage de La Haye ; en 1902, son deuxième voyage en Amérique avait pour but de fonder, avec ses amis Andrew Carnegie et Nicholas Murray Butler, la branche américaine de la Conciliation internationale dont l’activité allait connaître un succès inespéré. D’Estournelles de Constant consignera les résultats de ses trois voyages dans un livre volumineux intitulé Les Etats-Unis d’Amérique (1913), avec l’espoir qu’il pourra « contribuer à diminuer la profondeur de l’ignorance qui sépare, autant que l’océan, l’Europe du Nouveau Monde ».[25] L’idée de l’interdépendance des deux continents lui fait depuis longtemps mettre en avant la nécessité dans laquelle ils se trouvent de coopérer.[26] En 1912, Bertha von Suttner répond à une invitation de la branche américaine de la Conciliation internationale, de la Société américaine de la paix, de la Dota­tion Carnegie, de la World Peace Foundation et de la Société des Féministes.[27] Si, à un âge déjà avancé, elle entreprend un long périple outre-Atlantique, c’est parce qu’elle aussi constate qu’une méconnaissance et une incompréhension réciproques séparent l’Ancien et le Nouveau Monde.[28]

Ces voyages n’ont pas été les seules initiatives prises par les pacifistes en vue de multiplier les contacts entre l’Europe et les Etats-Unis. Les sociétés de la paix invitent des orateurs, les universités des professeurs ; les rencontres organisées par l’association internationale d’étudiants Corda Fratres sont soutenues par des orga­nisations pacifistes, de même que celles des chambres de Commerce, car on est bien conscient du rôle que peut jouer le développement des relations commercia­les dans le rapprochement entre les deux continents. « Nous sommes dans l’ère des ententes et de la diplomatie commerciale, lit-on en août 1911 dans The Advo­cate of Peace, le commerce moderne repose sur de larges et équitables principes de réciprocité. Plus il est actif, plus une guerre est néfaste et plus on a intérêt à l’éviter ». Ainsi, la chambre de Commerce de Boston, soucieuse d’aller de l’avant, se prépare-t-elle à envoyer une centaine de commerçants américains en Europe dans le cadre d’un voyage d’études. « Les Etats-Unis sont, de tous les pays, celui qui a le plus intérêt à entretenir de bonnes relations commerciales, écrit encore l’organe de la Société de la paix américaine ; la prospérité du Royaume-Uni, de la France et de l’Allemagne est une garantie de leur propre prospérité […]. L’Amérique a conscience que son commerce a un rôle à jouer dans la paix du monde ».[29]

Initiatives américaines en Europe, en France et en Allemagne

Ces idées confortent les pacifistes américains dans la conviction qu’il leur faut intensifier leur action non seulement aux Etats-Unis, mais aussi dans le monde et surtout en Europe. Aussi des personnalités éminentes de la société civile prennent-elles l’initiative en créant des fondations en faveur de la paix qui vont leur permettre d’exercer une influence considérable sur le mouvement pacifiste interna­tional et des structures telles que le Bureau international de la Paix à Berne ou la Cour de La Haye. Deux fondations jouent dans cette dynamique un rôle remar­quable : celle de l’éditeur de Boston Edwin Ginn et celle du roi de l’acier, Andrew Carnegie. La première, créée en décembre 1910, prend le nom de World Peace Foundation, c’est-à-dire de Fondation pour la promotion de la paix dans le monde.[30] Elle sera gérée par un conseil de direction réunissant des personnalités éminentes en mesure de mener une action dans les domaines les plus divers : la sphère gouver­nementale, les universités et les écoles (American School Peace League), la presse, les Eglises et les associations. C’est un universitaire de Californie, David Starr Jordan, président de la Leland Stanford University, qui est élu à la tête de ce conseil qui aura pour secrétaire Edwin D. Mead. « Oeuvre d’éducation paci­fiste »[31], cette entreprise a pour vocation de contribuer à une « transformation complète de la mentalité humaine ».[32] Ce qui caractérise Edwin Ginn, qui est aussi le fondateur de l’Ecole internationale de la paix de Boston, c’est sa volonté d’agir sur le monde en s’entourant d’hommes de science et d’action ainsi que de person­nalités depuis longtemps engagées dans le mouvement pacifiste. Il entend partir en croisade contre les préjugés, en particulier contre l’idée qu’une puissante flotte de guerre est le meilleur moyen de soutenir le com­merce. Dans une brochure qui présente la World Peace Foundation,il publie un programme qui, selon lui, per­mettra de s’opposer à la folie des armements. Il propose la création de flottes et d’armées internationales ayant pour mission de veiller au maintien de la paix, le développement des institutions juridiques inter­nationales, la mise en place d’organismes internationaux qui hâteront la fédération des intérêts des peuples et des races.[33]

« On le voit bien, déclare le Français J. Prudhommeaux, directeur de LaPaix par le Droit, c’est notre programme que M[onsieur] E. Ginn a résumé dans son opuscule. Il aura, pour l’aider dans sa tâche, l’appui de tous les amis de la paix dans le monde entier ».[34] De fait, une collaboration étroite va se développer entre la France, l’Allemagne et les dirigeants de la World Peace Foundation. Edwin D. Mead fait une tournée en Europe au cours de l’été 1911.[35] A Berlin, devant la colonie américaine réunie pour la circonstance, il affirme que la coopération de l’Amérique, de l’Angleterre et de l’Allemagne est une nécessité pour le progrès de la justice internationale.[36] A l’initiative de Madame Fern Andrews se constitue une section française de la fondation, avec l’appui de la Société française pour l’Arbitrage entre nations et du comité directeur de l’association La Paix par le Droit, en lien avec le Musée pédagogique créé par Ferdinand Buisson.[37] Agent très actif de la fondation, Anna B. Eckstein, lance une pétition, organisée au niveau mondial, en faveur d’une troisième conférence de La Haye. Au début de 1912, alors qu’elle a déjà rassemblé 6 millions de signatures environ, elle fait un voyage en Europe qui la conduit entre autres en France, en Allemagne et en Autriche-Hongrie. Son séjour en France est organisé par la Paix par le Droit et par la Socié­té pour l’Arbitrage entre nations, qui entendent donner l’exemple en rassem­blant des centaines de milliers de signatures.[38] Invitée d’honneur lors des cérémonies qui marquent le 20ème anniversaire de l’Association La Paix par le Droit à Nîmes, à la mi-avril, elle délivre aux Européens le message suivant : « Il n’y aura pas de place pour un désarmement efficace en Europe, tant qu’un régime fondé sur le droit ne s’imposera pas dans les relations entre les grandes puissan­ces ».[39]

C’est Andrew Carnegie qui va donner son ampleur maximale à l’action du mouvement pacifiste américain moderne en Europe. A la fin de 1910, l’industriel de Pittsburg crée, lui aussi, une fondation en faveur de la paix qu’il dote de moyens financiers considérables.[40] Selon le baron d’Estournelles de Constant, cet industriel n’incarne pas seulement le type du « bon riche », soucieux de payer sa dette d’homme heureux[41], mais aussi le mythe américain, cet héroïsme moral dont la force semble se mesurer à l’importance de la fortune acquise et à l’engagement dans une action humanitaire[42] inspirée par la foi dans le progrès.[43] Cet héroïsme moral relève aussi de l’action missionnaire à partir du moment où Andrew Carnegie institue en Angleterre, puis en France et en Allemagne, un fonds tel que celui qu’il a déjà financé aux Etats-Unis pour récompenser les mérites des héros civils (Heroes Found). Son intention est de montrer que la guerre n’est pas la seule occasion de se montrer héroïque, que la vie civile fait constamment appel à un courage qui concourt à la prospérité générale de la société. Guillaume II accepte de parrainer le Fonds allemand, qui sera géré par un conseil de commis­saires dans lequel siègera l’ambassadeur des Etats-Unis en Allemagne. L’empereur trouve là une occasion de plus de renforcer son prestige personnel en apportant son soutien à une belle œuvre idéaliste et de resserrer en même temps les liens existant entre le Reich et les Etats-Unis. Les pangermanistes s’indignent du fait que l’on puisse ainsi « accepter de l’argent d’un étranger ».[44]

C’est surtout le fonds qu’il crée en 1910 qui fait de Carnegie l’un des promo­teurs les plus remarquables du mouvement pacifiste international à la veille de la Première Guerre mondiale. Le président Taft accepte la présidence d’honneur de la Dotation Carnegie, dont le Conseil d’administration élit à sa tête le sénateur Elihu Root, membre de la Société Panaméricaine des Etats-Unis (Pan-American Society of the United States) et membre de la Cour de La Haye. Le président de la Société allemande de la paix, Adolf Richter, salue le geste de Carnegie qui mérite selon lui « la reconnaissance de tous les esprits éclairés et de tous les humanis­tes »[45] ; Jacques Dumas, de la Conciliation internationale, qualifie « les somptueu­ses largesses du philanthrope américain » d’« œuvre intéressant la prospérité de l’humanité ».[46]

La Dotation Carnegie est organisée en trois sections spécialisées (Droit inter­national ; Economie politique et Histoire ; Relations entre les Peuples et Educa­tion). Les buts qu’elle entend poursuivre sont de donner une organisation au mouvement pacifiste international, de lui donner les ressources nécessaires, de tenter un effortsoutenu et systématique pour s’adresser à l’opinion universelle et pour la convaincre, par l’emploi de procédés scientifiques de démonstration.[47] C’est en conformité avec ces principes qu’elle va développer son action en Europe. Dès le mois d’août 1911, elle réunit à Berne, en lien avec le Bureau inter­national de la Paix, les économistes les plus éminents dont la tâche sera d’établir un plan d’études résultant de la coopération entre des spécialistes de différentes nations. C’est ainsi que l’économiste Lujo Brentano, professeur à l’Université de Munich et membre de l’Académie royale des Sciences de Bavière, et Theodor Schiemann, professeur d’histoire d’Europe de l’Est à l’Université de Berlin, se retrouvent aux côtés de Charles Gide de l’Université de Paris et de Pierre Leroy-Beaulieu, membre du Collège de France et rédacteur de l’Economiste français, pour examiner ensemble des questions internationales dans un esprit scientifi­que.[48] A la fin de leurs travaux, les scientifiques réunis à Berne proposeront un programme de recherches et d’études dans le préambule duquel il est rendu en ces termes un hommage politique aux Américains : « C’est parce qu’ils ont acquis la conviction que l’ouverture d’hostilités causerait un préjudice à tous les pays et à toutes les races que le gouvernement et le peuple des Etats-Unis se sont efforcés de provoquer la paix du monde, et cette intervention a trouvé son expression à la fois dans les traités d’arbitrage conclus récemment par M. Taft ainsi que dans la Fondation Carnegie pour la paix internationale avec sa dotation de 50 millions de francs ».[49] Pour assurer la continuité de cette réflexion commune, on constitue un conseil permanent qu’il est prévu de réunir une fois par an en un lieu différent. Selon Alfred Hermann Fried, le mouvement pacifiste a toutes les raisons de se féliciter de la tâche entreprise à Berne dont l’importance lui paraît comparable à celle de la conférence de La Haye ; elle apporte au pacifisme une caution qui permet d’espérer que les scientifiques de l’ « Europe du milieu », toujours si ironiques vis-à-vis des pacifistes, finiront par changer d’attitude.[50]

Outre l’organisation économique du monde, c’est à une généralisation du principe du règlement juridique des conflits entre les nations qu’il importe de travailler. C’est pourquoi la Dotation Carnegie décide d’apporter aussi une aide généreuse pour contribuer au financement d’un Palais de la Paix à La Haye. Ce palais doit accueillir la Cour de Justice dont la création a été décidée par la convention du 29 juillet 1899. Carnegie souhaite hâter la mise en place de cette cour dans laquelle il voit « un progrès d’une importance universelle réalisé par les puissances unies ».[51] Les liens établis entre la Dotation et le mouvement pacifiste européen sont encore renforcés lorsque ses administrateurs votent, le 14 novembre 1911, une subvention annuelle de 120 000 francs destinée à soutenir financière­ment les sociétés nationales de la paix dans les pays de l’ « ancien continent ».[52]

Le 1er janvier 1912, est installé, rue Pierre Curie à Paris, un Bureau européen de la Dotation Carnegie. La mise en place de ce Bureau répond au même souci de ne pas limiter aux Etats-Unis l’activité de la Dotation, de favoriser partout dans le monde ce qui peut contribuer au maintien de la paix. Son action future doit obéir à quelques principes : Ne pas se substituer aux organisations existantes, mais les aider, les stimuler, les fédérer ; agir avec tact en Europe, sans jamais s’immiscer dans les questions internes des pays ; donner à la tâche que l’on s’assigne une orientation à la fois scientifique et pratique, en s’assurant la collaboration des hommes les plus compétents et en cherchant à surmonter les difficultés de façon pragmatique.[53] Le Bureau européen de la Fondation Carnegie aura pour premier directeur J. Prudhommeaux, directeur de la revue La Paix par le Droit, pour secrétaire J.-L. Puech, juriste, secrétaire de la Société française d’Arbitrage entre nations et de la revue La Paix par le Droit. Ce Bureau européen, également appelé à rayonner sur l’Asie et l’Afrique, a pour vocation de développer la coopération et les échanges entre les scientifiques du monde entier, d’exercer une influence sur l’opinion, de contribuer à l’amélioration des relations internationales.[54]

La Dotation Carnegie destinera, en outre, une somme substantielle à la créa­tion d’une Académie de Droit international qui sera installée à La Haye, une académie indépendante des gouvernements dont la mission sera de favoriser l’« internationalisme » dans les domaines de l’économie, du droit, de la politique sociale, de la philosophie et des arts. Le projet est élaboré entre autres par l’Allemand Walther Schücking, professeur à Marburg, le Français Théodore Ruyssen, et T. Asser, membre du gouvernement hollandais.[55] C’est dans les pre­miers jours de janvier 1914 que les administrateurs de la Section Droit internatio­nal de la Dotation Carnegie (représentée par son président, James Brown Scott) et le Comité exécutif néerlandais de l’Institut de Droit international, décident la fondation de cette Académie qui doit être placée sous le triple patronage de la Dotation, de l’Institut de Droit international et d’un Comité néerlandais constitué à cet effet.[56]

La Dotation Carnegie multiplie donc les actions qui doivent donner une forme concrète aux idées du mouvement pacifiste moderne. Mais les Américains ont bien conscience du fait que des progrès décisifs ne pourront être faits s’ils ne gagnent pas les gouvernements à leur cause. C’est pourquoi ils appuient leur action en Europe par une présence personnelle afin de plaider de vive voix en faveur notamment de la réunion d’une troisième Conférence de La Haye. Venu en Europe en juin 1913 pour préparer les manifestations qui marquent le centenaire de la paix entre les Etats-Unis et l’Angleterre, Carnegie se rend à Paris puis à Berlin, à la tête d’une députation anglaise et américaine, pour remettre à Guillaume II, qui a sa confiance, une adresse en faveur de la paix.[57] Il mise en effet sur un changement de politique en Allemagne et sur un rapprochement franco-allemand qui rendra possible un vaste mouvement européen dans lequel la Grande-Bretagne est selon lui appelée à jouer un rôle primordial en raison de ses relations avec les Etats-Unis.

Venu également en Europe pour l’inauguration du Palais de la Paix à La Haye, Andrew Carnegie s’arrête à Paris. C’est en véritable homme d’Etat qu’il est reçu au Bureau européen de la Dotation Carnegie par d’Estournelles de Constant, à la Sorbonne, puis au Parlement par le Groupe de l’Arbitrage, la branche fran­çaise de la Conciliation internationale, le Comité France-Amérique, et enfin, après avoir été l’hôte du président de la République, au ministère de l’Intérieur en pré­sence du Comité du Heroes Found, présidé par Emile Loubet.[58] Un tel accueil et de tels honneurs montrent bien l’espoir que l’on place dans la personne de Carnegie qui, dans une interview accordée en avril 1914 au Berliner Tagblatt, tient des propos résolument optimistes. Réaffirmant son soutien à la politique du président Wilson et de son secrétaire d’Etat Bryan, que la France et la Grande-Bretagne se montrent prêtes à suivre, il se dit convaincu que l’instauration de la paix mondiale est chose possible. « Nous vivons à l’époque de la conciliation internationale, déclare-t-il, et cette conciliation doit finalement se concrétiser par des traités et des accords qui rendront impossible la guerre mondiale, voire même la guerre de façon générale ».[59]

Carnegie fait cette déclaration en avril 1914. Le conflit armé qui commencera quelques mois plus tard semble donner tort à cet optimisme et annihiler tous les efforts du mouvement pacifiste international dont les Américains ont en quelque sorte pris la tête. Evoquant les événements d’Europe dans son discours de rentrée à l’Université Columbia, Nicholas Murray Butler parle de « régression de l’humanité ». Il approuve la neutralité que le président des Etats-Unis impose aux Américains, et, s’érigeant en moraliste, il condamne le chauvinisme et le milita­risme, la paix armée, l’égoïsme et la médiocrité des hommes politiques européens. Il n’en regarde pas moins vers l’avenir. L’Amérique doit, selon lui, prendre le relais d’une Europe épuisée. Une tâche « grave et importante » l’attend, qui consistera à panser les blessures, à apaiser les animosités et à tracer les grandes lignes d’une « œuvre colossale de reconstitution », une tâche dont l’accomplissement fera la « gloire nationale des Américains ».[60]

Comme l’annonce déjà ce discours, la Première Guerre mondiale, dans laquelle les Etats-Unis interviendront finalement, donnera une force nouvelle et une dimension plus concrète au mythe d’une Amérique forte mais pacifique, apportant son secours au « vieux continent » malade. Ce mythe, le mouvement pacifiste américain, manifestation de ce que le baron d’Estournelles de Constant appelait « la poussée idéaliste »[61] dans les Etats-Unis d’avant-guerre, a fortement contribué à le forger. Mais l’attraction qu’il a exercée sur les pacifistes français et allemands de cette époque a fait de ceux-ci des instruments de l’américanisation du monde.[62]



[1] Voir Petricioli, Marta ; Cherubini, Donatella ; Anteghini, Alessandra (sous la dir. de), Les Etats-Unis d’Europe. Un projet pacifiste/The United States of Europe. A Pacifist Project (L’Europe et les Europes. 19e et 20e siècles). Berne, Peter Lang, 2004, 447 p.

[2] Fried, A. H., Das Land der unbegrenzten Möglichkeiten, dans Die Friedens-Warte, 6ème année, mi-février 1904, p. 21. Il s’agit ici d’une recension du livre du conseiller intime Ludwig Max Goldberger, Das Land der unbegrenzten Möglichkeiten, Berlin, 1903.

[3] William Jennings Bryan (1860-1925), pacifiste, qui désapprouva l’intervention des Etats-Unis dans la guerre de 1914-1918.

[4] Les conférences de Lake Mohonk (lieu de villégiature situé à mi-chemin entre New York et Albany, dans l’Etat de New York) furent créées par les frères Smiley, deux instituteurs qui avaient fait fortune. Leur projet était d’organiser une « tribune réservée à la défense des gran­des idées et des grandes causes » (d’Estournelles de Constant). Elles finirent par devenir pour les représentants d’une certaine élite un lieu de réflexion sur les grands problèmes posés par la société et le monde modernes. Voir d’Estournelles de Constant, P.-H. B., Les Etats-Unis d’Amérique, Paris, 1913, p. 320-325.

[5] Eckstein, Anna B., Amerikanischer Brief, dans Die Friedens-Warte, 6ème année, n° 8, mi-août 1904, p. 147-150.

[6] Oncken, Hermann, Amerikanischer Imperialismus und europäischer Pazifismus, dans Preußi­sche Jahrbücher, vol. 144, avril-juin 1911, p. 225-234.

[7] Daniels, Emil, Politische Korrespondenz, dans Preußische Jahrbücher, vol. 143, janvier-mars 1911, p. 181 ; cité dans Das ‘heuchlerische’ Amerika, dans Die Friedens-Warte, 13ème année, avril 1911, p. 121-122.

[8] Le Centenaire de la Paix anglo-américaine, dans La Paix par le Droit, 23ème année, n° 11, 10 juin 1913, p. 351-353.

[9] Il avait une section aux Etats-Unis, et il contribua à la création d’un Cercle français à l’Université de Harvard.

[10] Hyde, James H., Les relations historiques franco-américaines (1776-1912), p. 25-51 ; ici p. 46.

[11] Ibid., p. 50. Voir aussi L’amitié séculaire de trois grands peuples, dans La Paix par le Droit, 23ème année, n° 7, 10 avril 1913, p. 228 et suiv.

[12] Ambassadeur Hill, David J., La politique des Etats-Unis et la politique française, dans Boutroux, E., de l’Académie française ; Barlett, P.-W. ; Baldwin, J.-M., correspondants de l’Institut ; Bénédite, L. ; Berry, W. V.-R. ; d’Estournelles de Constant ; Gillet, Louis ; Ambas­sadeur Hill, D. J. ; Hyde, J.-H. ; Fullerton, Morton, Les Etats-Unis et la France (Bibliothèque France-Amérique ; 3ème volume), Paris, Félix Alcan, 1914, 222 p., ici p. 200 et suiv. Voir aussi Conférences américaines et françaises, dans La Paix par le Droit, 22ème année, n° 22, 25.11.1912, p. 743.

[13] La Ligue nationale des Allemands d’Amérique, créée en 1889 à Philadelphie par Charles Hexamer, entendait oeuvrer à la survivance de la langue allemande parmi les Allemands d’Amérique dont elle voulait aussi favoriser l’unité.

[14] Die Friedensresolution der Deutschen in Amerika, dans Die Friedens-Warte, 12ème année, novembre 1911, p. 341.

[15] National-amerikanischer Friedenskongress in Baltimore, dans Die Friedens-Warte, 12ème année, n° 6, juin 1911, p. 186-187 ; The Advocate of Peace, juin 1911, cité dans La Paix par le Droit, 21ème année, n° 7, juillet 1911, p. 433-434.

[16] En 1911, elle avait un budget de 19 626 dollars, et elle comptait 18 sections. Son organe The Advocate of Peace avait un tirage de 7 500 exemplaires qui fut augmenté de 500 exemplaires en 1909/10 et qui était envoyé gratuitement aux bibliothèques, aux établissements d’enseignement secondaire et supérieur ainsi qu’aux hebdomadaires.

[17] Il s’efforçait d’associer à son action des éléments du Canada et du Mexique, dans le but de créer une dynamique continentale.

[18] Aus der Friedensbewegung. Vereinigte Staaten von Amerika, dans Die Friedens-Warte, 12ème année, n° 7, juillet 1911, p. 55-56.

[19] La Fédération des Sociétés américaines de la Paix, dans La Paix par le Droit, 22ème année, n° 7, 10 avril 1912, p. 247-248.

[20] Aus der Friedensbewegung. Amerika, dans Die Friedens-Warte, 12ème année, n° 7, juillet 1911, p. 64.

[21] La guerre et la paix. 9. Le Mouvement aux Etats-Unis, dans La Paix par le Droit, 21ème année, n° 4, avril 1911, p. 229-230.

[22] Voir Starr Jordan, David, président de Leland University, Boston, American Unitarian Associa­tion, The Human Harvest (La Moisson humaine), 1911.

[23] C’est à la conférence de 1911 que fut décidée la création d’un Conseil national d’Arbitrage et de la Paix. Voir Un Conseil national du Pacifisme américain. La résolution de la Conférence de Lake Mohonk, dans La Paix par le Droit, 22ème année, n° 7, juillet 1911, p. 424-425 ; Le discours du Président N. Murray Butler, président de Columbia University, Président de l’Association Américaine de Conciliation Internationale, à la Conférence de Lake Mohonk, le 24 mai 1911, Conciliation internationale, Bulletin trimestriel, n° 2, avril-juin 1911. L’importance des conférences de Lake Mohonk était telle que l’empereur Guillaume II y délé­gua en 1911 le ministre des Cultes de Prusse en vue d’une action commune entre les cler­gés américains, anglais et prussien. Voir Ein Delegierter des preußischen Kultusministeriums bei der Lake-Mohonk-Konferenz, dans Die Friedens-Warte, 12ème année, n° 9, septembre 1911, p. 83-84.

[24] Graf Apponyi in Amerika, dans Die Friedens-Warte, 13ème année, mars 1911, p. 91 ; voir aussi Graf Albert Apponyi, Amerikanische Eindrücke, ibid., avril 1911, p. 100-102.

[25] D’Estournelles de Constant, P.-H. B., Les Etats-Unis d’Amérique…, Avant-propos, p. V. Voir aussi Bracq, John-Charlemagne, Les Etats-Unis d’Amérique, par M. d’Estournelles de Constant, dans La Paix par le Droit, 24ème année, n° 2, 25 janvier 1914, p. 33-41.

[26] D’Estournelles de Constant, Préface, Conciliation internationale, Bulletin trimestriel, n° 1, 1911, Assemblée générale du 10 février 1911, p. 3-10 ; ici p. 6.

[27] Madame Suttner aux Etats-Unis, dans La Paix par le Droit, 22ème année, n° 15/16, 10-25 août 1912, p. 520.

[28] Von Suttner, Bertha, Randglossen zur Zeitgeschichte, dans Die Friedens-Warte, 15ème année, n° 1, janvier 1913, p. 17-19.

[29] Ball Osborne, John, dans The Advocate of Peace (Washington), août 1911, cité et traduit dans La Paix par le Droit, 21ème année, n° 9, septembre 1911, p. 519-520.

[30] Die Ginn-Stiftung in Boston, dans Die Friedens-Warte, 11ème année, décembre 1910, p. 233‑234.

[31] La guerre et la paix. L’œuvre d’éducation pacifiste de M. Edwin Ginn, dans La Paix par le Droit, 21ème année, n° 3, mars 1911, p. 172-173.

[32] La World Peace Foundation en Allemagne et en France, dans La Paix par le Droit, 21ème année, n° 11, novembre 1911, p. 639-640.

[33] Ginn, Edwin, The World Peace Foundation, Boston, février 1911, 12 p.

[34] P.[rudhommeaux], J., Recension de The World Peace Foundation, dans La Paix par le Droit, 21ème année, n° 11, novembre 1911, p. 658.

[35] Mr. und Mrs. Mead in England und Deutschland, dans Die Friedens-Warte, 13ème année, juillet 1911, p. 214.

[36] Ibid.

[37] Ibid. Voir aussi La World Peace Foundation, dans La Paix par le Droit, 22ème année, n° 4, 25 février 1912, p. 118.

[38] Le pétitionnement pour la troisième Conférence de La Haye, dans La Paix par le Droit, 22ème année, n° 5, 10 mars 1912, p. 153-154.

[39] L’Assemblée générale et les Fêtes du XXème anniversaire de l’Association La Paix par le Droit. Nîmes, 10-14 avril 1912, dans La Paix par le Droit, 22ème année, n° 9, 10 mai 1912, p. 256-352.

[40] Carnegie, Andrew, Die Rüstungen und ihre Ergebnisse, dans Die Friedens-Warte, 13ème année, janvier 1913, p. 5-6 ; Die Friedensstiftung Carnegie, ibid., p. 6-9.

[41] D’Estournelles de Constant, P.-H. B., Les Etats-Unis d’Amérique… Chapitre XI. Cincinnati. Le bon riche. L’aviation, p. 246 et suiv.

[42] Les commentateurs critiques ne manquaient pas de souligner qu’une éthique comme celle de l’industriel philanthrope s’engageant en faveur de la paix n’était pas exempte de contradic­tions. L’intérêt particulier, celui de l’industriel dont la production, en l’occurrence l’acier, était finalement aussi destinée à la fabrication d’armements, se confondait ici, dans une étrange alchimie avec l’intérêt national et celui de l’humanité tout entière.

[43] Peace Heroes in Twentieth-Century America. Edited and with an Introduction by Charles DeBenedetti, Indiana University Press Bloomington, 1986, 276 p. ; ici notamment dans l’introduction, p. 1-17.

[44] Die Heldenstiftung für Deutschland, dans Die Friedens-Warte, 13ème année, n° 1, janvier 1911, p. 23-24.

[45] R.[ichter], Carnegies Millionenstiftung für die Friedenspropaganda, dans Völker-Friede, 12ème année, n° 1, janvier 1911, p. 11.

[46] Dumas, Jacques, La Dotation Carnegie, dans La Conciliation internationale, Bulletin trimes­triel, n° 1, 1911, p. 29-41.

[47] Discours du P[résiden]t N. Murray Butler […] à la Conférence de Lake-Mohonk, le 24 mai 1911, dans Conciliation internationale, n° 2, avril-juin 1911, p. 12-32.

[48] Les premiers travaux de la Dotation Carnegie, dans La Paix par le Droit, 2ème année, n° 8/9, août-septembre 1911, p. 510-512 ; voir aussi Le Temps, 19 août 1911.

[49] Ce préambule avait pour titre L’Etablissement de la paix internationale. Voir Fondation Carnegie pour la Paix internationale. La Conférence de Berne, dans La Paix par le Droit, 21ème année, n° 11, novembre 1911, p. 624-631 ; voir aussi Die Berner Konferenz zur Förde­rung des internationalen Friedens, dans Völker-Friede, 12ème année, n° 9, septembre 1911, p. 75-78.

[50] F.[ried], A. H., Berner Konferenz des Ständigen Rats der wirtschaftlichen und historischen Abteilung der Carnegie-Sitftung, dans Die Friedens-Warte, 13ème année, août-septembre 1911, p. 223-227.

[51] R.[ichter ?], Der Haager Friedenspalast, dans Die Friedens-Warte, 13ème année, n° 3, mars 1911, p. 19-20. Voir aussi Einweihung des Friedenspalastes im Haag. Aus der Rede Carnegies bei der Eröffnung des Friedenspalastes, dans Völker-Friede, 14ème année, n° 10, octobre 1913, p. 109-110. Voir aussi Lafontaine, Henri, Président du Bureau international de la Paix, Au Palais de la Paix, dans La Paix par le Droit, 23ème année, n°17, 10 septembre 1913, p. 529-531 ; L’inauguration du Palais de la Paix, dans La Paix par le Droit, 23ème année, n° 15-16, 10-25 août 1913, p. 514-515 ; L’inauguration du Palais de la Paix, La Haye, 28 août 1913, ibid., 23ème année, n° 17, 10 septembre 1913, p. 543-560 ; L’Union parlementaire au Palais de la Paix, ibid., 24ème année, n° 11, 10 juin 1914, p. 340-341.

[52] Les étrennes du Bureau de Berne. Le ‘ Mouvement pacifiste’ , dans La Paix par le Droit, 22ème année, n° 1, 10 janvier 1912, p. 23 et suiv.

[53] La Dotation Carnegie pour la Paix internationale. Le Bureau européen, ibid., 22ème année, n° 1, 10 janvier 1912, p. 3-7 ; voir aussi Le bureau européen de la dotation Carnegie pour la paix internationale, dans Le Temps, 31 décembre 1912.

[54] Au Bureau européen de la Dotation Carnegie, dans La Paix par le Droit, 22ème année, n° 7, 10 avril 1912, p. 209-210 ; Les Réunions du Bureau Européen de la Dotation Carnegie, ibid., 22ème année, n ° 11, 10 juin 1912, p. 375-384.

[55] Un projet d’Académie de droit international, dans La Paix par le Droit, 22ème année, n° 7, 10 avril 1912, p. 244-245.

[56] L’Académie de Droit international de La Haye. M. J. Brown Scott en Europe, dans La Paix par le Droit, 24ème année, n° 3, 10 février 1914, p. 85-86.

[57] Le Centenaire de la Paix anglo-américaine, et Un appel des Etats-Unis à l’Empereur d’Allemagne, dans La Paix par le Droit, 23ème année, n° 11, 10 juin 1913, p. 350-354.

[58] M. Andrew Carnegie à Paris, dans La Paix par le Droit, 23ème année, n° 13/14, 10-25 juillet 1913, p. 447-449.

[59] Carnegie über die Friedensidee. Ein Interview mit dem amerikanischen Milliardär, dans Völker-Friede, 15ème année, n° 4, avril 1914, p. 44.

[60] La guerre européenne vue d’Amérique (discours prononcé par M. Nicholas Murray Butler, le 23 septembre, à la séance de rentrée de l’Université Columbia), traduit dans La Paix par le Droit, 24ème année, n° 21, 10 novembre 1914, p. 574-579.

[61] Chapitre XIII. La poussée idéaliste, p. 296-403, de son ouvrage Les Etats-Unis d’Amérique (1913). Voir note 3.

[62] Voir Mattelart, Armand, Histoire de l’utopie planétaire. De la cité prophétique à la société globale, Paris, La Découverte, 2000, notamment p. 214 et suiv.

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Philippe Alexandre

( 2007 )
Zitation
Philippe Alexandre, Messianisme et américanisation du monde. Les Etats-unis et les organisations pacifistes de France et d'Allemagne à la veille de la Première Guerre mondiale (1911-1914), in: Themenportal Europäische Geschichte, 2007, <www.europa.clio-online.de/essay/id/fdae-1393>.
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