Les Hommes noirs, Une verrerie dreyfusarde d'Émile Gallé (1899-1900)

Si l’affaire Dreyfus est le plus souvent considérée comme une crise politique et morale aux profondes répercussions sur la société française ou sur les relations diplomatiques entre la France et l’Allemagne, c’est aussi un moment de cristallisation de l’opinion publique européenne. En effet, les développements de l’Affaire, mais aussi les débats et les passions qu’elle suscita, de même que les valeurs de justice et de vérité qu’elle mobilisa, constituent les premiers moments d’une conscience européenne. Celle-ci s’exprima à travers différents supports – pétitions, périodiques, illustrations, caricatures, dessins de presse, affiches, cartes postales… – qui avaient tous en commun de se prêter à des modes rapides de mobilisation collective, d’être aisément reproductibles et d’appartenir à la culture de masse. [...]

Les Hommes noirs, Une verrerie dreyfusarde d’Émile Gallé (1899–1900)[1]

Bertrand Tillier

Si l’affaire Dreyfus est le plus souvent considérée comme une crise politique et morale aux profondes répercussions sur la société française ou sur les relations diplomatiques entre la France et l’Allemagne, c’est aussi un moment de cristallisation de l’opinion publique européenne. En effet, les développements de l’Affaire, mais aussi les débats et les passions qu’elle suscita, de même que les valeurs de justice et de vérité qu’elle mobilisa, constituent les premiers moments d’une conscience européenne. Celle-ci s’exprima à travers différents supports – pétitions, périodiques, illustrations, caricatures, dessins de presse, affiches, cartes postales… – qui avaient tous en commun de se prêter à des modes rapides de mobilisation collective, d’être aisément reproductibles et d’appartenir à la culture de masse.

Dans ce contexte politique et polémique, à l’échelle européenne, quelles stratégies les artistes pouvaient-ils adopter pour prendre position ? La plupart d’entre eux décidèrent de donner des images critiques ou satiriques dans la presse – Forain, Caran d’Ache, Vallotton, Steinlen, Luce… –, conscients que leurs compositions seraient reprises dans nombre de journaux en Europe (Punch à Londres, Simplicissimus à Munich, Der Wahre Jakob à Berlin, L’Asino à Rome…). Mais le Polonais Samuel Hirszenberg (Le Juif errant, 1899, The Israël Museum) ou le Suisse Ferdinand Hodler (nombreuses versions de La Vérité, vers 1900) peignirent des tableaux qu’ils exposèrent dans différentes manifestations en Europe. Quant à Emile Gallé, il créa de nombreuses œuvres de verrerie et d’ébénisterie, qu’il exposa, promut dans la presse et vendit à des amateurs en France et au-delà ses frontières. Dans une Europe des nations et des nationalismes, bien avant l’internationalisme des avant-gardes du XXe siècle, il fut aussi l’un des premiers à comprendre les stratégies qu’il pouvait tirer de la tribune internationale que constituait l’Exposition universelle de Paris, en 1900, comme le montre l’histoire d’une de ses verreries dreyfusardes : Les Hommes noirs.

Fondateur et premier président de l’École de Nancy, Émile Gallé (1846–1904) fut non seulement le verrier, le céramiste et l’ébéniste que l’on sait, en même temps qu’un esprit curieux, féru de littérature et de botanique, mais aussi un humaniste et un militant qui, en de multiples occasions, mit son œuvre au service de causes morales et politiques montrant sa vive attention à l’actualité internationale : soutien à l’action de Bernard Lazare en faveur des Juifs de Roumanie victimes d’un antisémitisme d’État ; hommage au patriote irlandais William O’Brien dans son combat pour l’indépendance de l’Irlande catholique contre la domination de l’Angleterre anglicane ; sensibilisation de l’opinion publique aux exactions et massacres dont les Arméniens étaient les victimes dans l’Empire ottoman du « sultan rouge » Abülhamid II ; dénonciation des forfaits de la colonisation en Afrique de l’Ouest, par la divulgation du scandale des « villages de liberté », dans lesquels les troupes françaises cantonnaient plusieurs milliers d’anciens esclaves affranchis mais encore asservis comme main-d’œuvre à bon marché ; participation active à la fondation de la Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen, à l’Université populaire et à la Maison du Peuple de Nancy… Lorrain de naissance, Emile Gallé, qui avait souffert de l’annexion des provinces de l’Est par l’Allemagne après la défaite de 1870, défendit sans relâche la liberté des minorités, le droit à l’indépendance territoriale, la tolérance des cultes religieux, la liberté individuelle du citoyen.

Avec une grande fréquence, durant les années les plus vives de l’affaire Dreyfus, de 1898 à 1900, Gallé consacra de nombreuses verreries à la cause du capitaine juif injustement reconnu coupable de trahison et condamné à la déportation. Il les diffusa en les cédant (comme au magistrat dreyfusard Henry Hirsch), en les offrant (notamment à Joseph Reinach) ou en les dédiant à de grandes figures convaincues de l’innocence de Dreyfus (Auguste Scheurer-Kestner, Émile Zola, Pierre Quillard, Sarah Bernhardt…)[2]. En 1900, à l’Exposition universelle de Paris dont la préparation l’avait occupé presque exclusivement durant les années 1898 et 1899, Gallé rassembla un nombre important de ses verreries parlantes évoquant les valeurs de Justice, de Vérité, d’Humanité, de Raison et de Lumière, dans un stand imaginé comme un four de verrier. Avec la spectaculaire Amphore du roi Salomon conservée au Musée de l’École de Nancy, Les Hommes noirs appartient à cet ensemble que couronnait, sur le manteau du four, une inscription tirée d’Hésiode :

« Mais si tous les hommes sont méchants, faussaires et prévaricateurs
À moi les mauvais démons du feu : Éclatent les vases ! Croule le four !
Afin que tous apprennent à pratiquer la Justice ».

Le « four vengeur », selon la belle expression du compositeur dreyfusard Albéric Magnard[3], était garni de pièces inspirées des sept cruches de Marjolaine décrites dans un conte poétique extrait du Livre de Monelle (1894), où Marcel Schwob[4] évoquait des jeunes filles aux prises avec l’étrange. Dans « La Rêveuse », Marjolaine était orpheline d’un père « conteur et bâtisseur de rêves » qui lui avait laissé pour seul héritage un pauvre toit de chaume et une cheminée ornée de « sept grandes cruches décolorées, […] enduites de fumée, pleines de mystère, semblables à un arc-en-ciel creux et ondulé ». Schwob décrit le monde contenu dans chacune des cruches, avec une profusion de détails et d’associations symbolistes qui fascina Gallé. Mais ce « grouillement de merveilles, de rêves et de mystères » n’était perceptible que de Marjolaine qui « savait la vérité », alors que les ignorants ne voyaient que de vieilles poteries insignifiantes[5]. Pour composer son envoi de verreries dreyfusardes, Gallé s’appropria cette ambivalence du visible qui régit aussi Les Hommes noirs.

En avril 1898, dans la Revue des arts décoratifs, Émile Gallé écrivait : « Aujourd’hui, il faut jeter les fleurs sous les pieds des barbares ! Il faut répandre la grâce touchante de leur mort sur les objets les plus modestes ! Qu’importe si des centaines de jolis brins de vie agonisent dans la poussière sous les bêtes et les fauves, pourvu qu’un unique passant, dans ces foules déshéritées des sentiers fleuris, rapporte une fleur à sa maison ! Qu’importe la peine, qu’importe l’écrasement des pétales par milliers, si un de ces cœurs durs s’apitoie assez, un instant, à propos d’une rose jetée à terre, pour se baisser malgré la fatigue et le dégoût des choses tombées »[6]. Cette déclaration d’intention dit à la fois la résignation de l’artiste et l’espoir qui l’anima dans sa lutte pour le rétablissement de la vérité. Par la métaphore de la fleur exposée à la menace du flétrissement, Gallé définit aussi les notions de grâce et de beau, en opposition avec la barbarie de l’indifférence, tout en introduisant l’idée d’un nécessaire sacrifice, dont son œuvre se trouve être le lieu.

« La pensée de Gallé […] rejoint dans son essence celle de Carrière. Pour Eugène Carrière, comme pour Gallé, être artiste, c’est d’abord être un homme qui souffre des souffrances et se réjouit des joies des autres hommes, un homme qui, loin de se tenir à l’écart de son temps, à l’abri des contacts et des heurts de la foule, se mêle au contraire à tous les grands courants qui entraînent son époque et qui partagent toutes les aspirations, tous les besoins, tous les désirs de son temps », saluait Gaston Varenne[7]. Peu avant, le critique d’art Roger Marx avait souligné l’implication politique de Gallé : « Loin de lui l’idée de se terrer prudemment dans la sûre retraite d’une tour d’ivoire, il veut entendre les bruits du dehors et se mêler intimement à l’histoire de son temps. De même qu’il a su pendant la guerre néfaste remplir son devoir de patriote, on le verra plus tard, avec la même valeur, faire acte de citoyen ; et qui donc, pense-t-il, guidera la masse si l’élite se dérobe ? »[8]. Après la mort de Gallé, Varenne et Marx répondaient ainsi, en différé, aux attaques virulentes dont l’artiste avait été l’objet pendant l’Affaire, quand L’Est républicain de Nancy ironisait sur son engagement :

« X. ­— Vous m’étonnez en m’apprenant que G…, l’exquis poète verrier, est Dreyfusard ou dreyfusiste !!
Z. — Mieux qu’ça, il est Dreyfusartiste »[9].

À la faveur de l’affaire Dreyfus et conformément aux tentatives d’élaboration d’un « art social » prônées par Roger Marx[10], auxquelles il était sensible, Gallé s’était progressivement orienté vers l’idée que l’art et le beau devaient être utiles, comme en témoigne cette déclaration de l’artiste dans son discours sur le décor symbolique prononcé le 17 mai 1900 devant l’Académie de Stanislas : « Imaginer des thèmes propres à revêtir de lignes, de formes, de nuances, de pensées, les parements de nos demeures et les objets d’utilité ou de pur agrément […] est une occupation […] plus sérieuse au fond, plus grave de conséquences, que le compositeur d’ornements ne le soupçonne d’habitude »[11]. Dans sa défense du Monument à Claude Gelée, érigé à Nancy par Rodin en 1892, Gallé avait exposé sa « conception de l’art »[12]. Le verrier y avait défini d’abord la forme « décorative », raffinée, plaisante, séduisante, parfaite mais dépourvue de sens moral[13]. À cette conception appauvrissante et réductrice de l’art, Gallé avait ensuite opposé la forme « expressive », qui donne à voir, à comprendre et à sentir, en se développant au croisement de « la vie physique et de la vie morale », tout en exprimant la personnalité de l’artiste. Selon Gallé, l’art n’était instauré qu’à la condition d’être expressif et avant même d’être décoratif. Par cette espèce de renversement, il réévaluait la vocation de son art dit « décoratif », ainsi reçu au profit de l’expression d’un message, d’un engagement ou d’une conviction intime. De ce point de vue, Gallé procédait à une émancipation de son art par rapport aux catégories et aux critères habituels. Son œuvre s’affranchissait ainsi de sa condition ordinaire pour accéder à une autre fonction esthétique et à une autre portée morale. Gallé invitait du même coup à une révision de l’art décoratif, en « régénérant » la conception bourgeoise de l’objet d’art comme bibelot, et en l’investissant d’une utilité civique et morale destinée à éveiller toutes les couches sociales à la beauté.

Le projet artistique de Gallé à vocation sociale — d’où l’idée d’un « art pour tous » et d’une production sérielle[14] —, était destiné autant à ennoblir la vie quotidienne du plus grand nombre d’amateurs par-delà l’élite économique ou intellectuelle, qu’à diffuser des opinions, comme si l’œuvre multiple était devenue une sorte de tribune. C’est sans doute la raison pour laquelle il exécuta deux versions similaires des Hommes noirs : l’une, provenant de la famille d’Eugène Corbin, est actuellement conservée au Musée de l’École de Nancy (France) ; l’autre demeurée dans la famille de l’artiste, jusqu’à une date récente[15], appartient aux collections du Corning Museum of Glass (Etats-Unis). Parce qu’il considérait ses faïences, verreries ou meubles marquetés comme des déclarations d’intention, des proclamations de convictions, voire des protestations, mais aussi comme des témoignages et des mémoriaux, Gallé multiplia les pièces édifiantes, polémiques, apologétiques ou commémoratives[16].

C’est à l’occasion de l’Affaire que Gallé s’est résigné à un changement définitif de registre iconographique et symbolique, abandonnant l’allégorie pour la Nature[17], qui lui paraissait plus poétique, plus sensible et plus compréhensible — plus adaptée aussi à la mission de combat dont il voulait que son œuvre soit investie. Dès 1893, il s’était interrogé dans son commentaire du vase Pasteur (Paris, musée Pasteur)qu’on lui avait commandé en hommage à l’œuvre du grand savant : « […] comment rendre plastique la métamorphose des erreurs de doctrines […] ? »[18]. À cette question inversée de la représentation de la vérité scientifique — qui se posera peu après à lui dans un registre judiciaire —, le verrier répondit indirectement dans son discours à l’Académie de Stanislas : « […] il est désirable que le symbole ne soit pas trop énigmatique ; l’esprit de France aime la clarté ; il a raison […] »[19].

C’est à l’aune de toutes ces exigences que Gallé produisit des verreries parlantes en faveur de Dreyfus, de la Justice, de la Vérité et de l’humanisme, parmi lesquelles Les Hommes noirs occupe une place singulière. Réalisé en collaboration avec son cartonnier attitré Victor Prouvé (1858-1943), également dreyfusard — il a co-signé la verrerie avec Gallé —, ce vase d’inspiration antique, à panse ronde et col étroit pourvu de deux anses, en verre triple couche et au décor gravé à la roue, doit pourfendre « les fanatismes, les haines, les mensonges, les préjugés, les lâchetés, l’égoïsme, l’hypocrisie »[20]. Le message est d’abord porté par la plante choisie pour ses allures de lys blanc, mais qui s’avère être la ciguë noire, que le botaniste[21] représente à la fois comme symbole du mensonge et de la calomnie et comme métaphore des ténèbres et de la mauvaise encre appréciées des antidreyfusards. Alors que la pièce n’était encore qu’à l’état de projet, Gallé confiait ses doutes : « […] je me demandais si ce sens satirique, quasi pamphlétaire, concordait avec cette matière claire, fragile, translucide qu’est le verre. N’est-ce pas plutôt le domaine de l’eau-forte faite de primesaut avec toutes les rudesses de l’acide, à la façon de Goya par exemple […] »[22]. À la manière de Goya dans ses gravures des Caprices, dans une même veine noire et monstrueuse, et quitte à lutter contre la matière même du verre, Gallé exécuta un décor conçu selon des effets de matières et de teintes, opposant le mat et le brillant, le noir épais et le jaune lumineux, d’où émergeaient des halos informes et des figures hybrides qui ne visaient pas « une classe quelconque de citoyens »[23], mais les hommes de l’ombre que furent les comploteurs animés par l’obscurantisme et échauffés par l’antisémitisme. « Je n’ai pas multiplié les figures […], je les ai indiquées se dégageant des mauvaises vapeurs […], j’ai maintenu les têtes blanches en haut, têtes de lumière et de justice stupéfiées […]. Quant aux anses, il faudrait, je crois, en développer le caractère afin d’en faire des hydres menaçants… », écrivait Prouvé à Gallé[24]. Des boues noires et des flamboiements orangés se dégagent en effet des créatures nocturnes — des êtres grimaçants aux pattes griffues, aux ailes de chauve-souris, aux tentacules d’hydre et aux anatomies de fauves — qui évoquent les forces occultes et coalisées de l’Église, de l’Armée et de la Justice, occupées à conspirer pour faire condamner l’innocent Dreyfus et déterminées à empêcher la révision de son procès.

L’efficacité de la verrerie Les Hommes noirs tient à son économie de la suggestion et à son alliance, substituée à l’allégorie, de l’iconographie, des formes, des matériaux, des couleurs et du texte poétique. Car la pièce est « parlante » : elle porte sur son col en lettres stylisées cette question — « Hommes noirs d’où sortez-vous ? » — assortie de la réponse déployée sur la panse du vase et comme s’extrayant des vapeurs : « Nous sortons de dessous terre ». Ces mots proviennent de la chanson anticléricale du poète pamphlétaire Béranger (1780-1857), intitulée « Les Révérends Pères », composée en décembre 1819 et dirigée contre le pouvoir croissant des Jésuites sous la Restauration, en particulier dans l’instruction publique[25] :

« Hommes noirs, d’où sortez-vous ?
Nous sortons de dessous terre
Moitié renards, moitié loups,
Notre règle est un mystère.
Nous sommes fils de Loyola ;
Vous savez pourquoi l’on nous exila.
Nous rentrons ; songez à vous taire !
Et que vos enfants suivent nos leçons.
C’est nous qui fessons,
Et qui refessons
Les jolis petits, les jolis garçons »[26].

En empruntant l’incipit de ce poème à Béranger, Gallé cherchait à raviver le souvenir d’une chanson populaire que seul son anticléricalisme avait sauvée de la désuétude à laquelle l’œuvre du pamphlétaire était soumise depuis le milieu du XIXe siècle. La raillerie de Béranger permettait peut-être au verrier de tempérer la noirceur du décor, tout en préservant l’héritage des Lumières. L’artiste qui préférait d’habitude le lexique de la lumière emprunté aux vers solaires d’Hugo — « La lumière montera dans tout comme une sève », « Lumière, tu ne seras pas éteinte », « L’obscurité couvre le monde, / Mais l’Idée illumine et luit »… — avait peut-être aussi trouvé là le moyen de passer outre un constat désespérant : « On ne pourra bientôt plus souhaiter la lumière, parler de justice et de vérité, sans passer pour un mauvais patriote. Il est douloureux d’avoir à le constater », déplorait-il au détour d’une lettre ouverte au Progrès de l’Est[27].

Pour Gallé, la lumière était à la fois une valeur plastique, qu’il opposait aux ténèbres promises à la dissipation, et une valeur morale associée aux principes de Justice, de Vérité, de Fraternité, de Conscience, d’Innocence, d’Humanité et de Piété « donnés à l’homme comme des flambeaux », ainsi qu’il l’écrivait à Louis Havet[28]. En choisissant, pour Les Hommes noirs, d’exposer et d’explorer les ténèbres et leurs étrangetés hybrides, au moment même où sa foi en les valeurs humanistes était confortée par l’Affaire, il proclamait encore sa conviction : « […] il n’y a plus d’art, il n’y a plus de beauté, il n’y a plus d’intérêt dans la vie que le salut des idées sacrées »[29]. En regard de cette exigence, se pose la question de la représentation. Comment figurer les valeurs convoquées par l’affaire Dreyfus et le jeu des forces dont elle était le théâtre ? Comment représenter l’Affaire même quand, pour Gallé citant Hugo, l’outrage « n’a jamais de figure et n’a jamais de nom »[30] ? L’artiste symboliste préfère la suggestion à la représentation, puisque, selon lui, l’art ne vit que d’évocations et ne s’établit qu’ « au rebours de l’imitation »[31].

Gallé assignait à ses œuvres dreyfusardes des exigences — la force, la sévérité, la richesse d’enseignements, la générosité, l’intelligence…[32] — qui lui permettaient d’édifier ses amateurs assimilés à des spectateurs et des lecteurs invités à interroger et déchiffrer ses verreries : « Je maintiens […], qu’on le raille ou non, mon mode d’appliquer, comme les artistes du Moyen Age, qui bâtissaient sur de la foi et sur des idées, d’appliquer, dis-je, des textes à mes vases et d’édifier mes acheteurs par des écritures » revendiquait Gallé, à l’encontre de Barrès[33]. À l’économie de l’Histoire, Gallé préféra celle du mystère, de ses interrogations et de sa polysémie. Henriette Gallé en ferait l’aveu, indirectement, dans une lettre tardive adressée en 1906 à Joseph Reinach, alors qu’elle relisait les volumes de son Histoire de l’affaire Dreyfus : « […] la merveilleuse affaire reste palpitante d’intérêt, mystérieuse encore par quelques côtés. Tous les crimes, leurs mobiles surtout, bien que pressentis ne sont pas dévoilés »[34]. N’est-ce pas le message que délivrait aussi Les Hommes noirs, ainsi que le proposait Louis de Fourcaud, professeur d’histoire de l’art et d’esthétique à l’École nationale des Beaux-Arts, dans son ouvrage monographique publié en 1903, où il saluait la vigueur du verrier dreyfusard : « […] sous le coup d’émotions violentes nées d’événements publics, [Gallé] montrait en 1900 une fiole à encre, les Baies de sureau, au camée d’un bleu sinistre, stigmatisée d’une effigie de la Calomnie, et un sombre vase [Les Hommes noirs] flanqué de l’hallucinante apparition de l’Hypocrisie, du Mensonge et du Faux. La voie s’est ainsi pratiquement rouverte par des œuvres polémiques vers des évocations nouvelles, destinées sans doute à rester rares, de poétique humanité »[35].

Par son décor et son inscription, Les Hommes noirs visait à toucher ceux qui n’avaient pas « éprouvé l’horrible épouvante du crime national, la hantise de faire cesser à tout prix, de suite, un supplice qui, appliqué à un innocent se transforme en la plus effroyable torture »[36]. Gallé aspirait aussi à ce que cette verrerie expressive soit aussi un cénotaphe : « Puissent les inexprimables douleurs, subies par vous et les vôtres, ne pas être perdues pour notre triste collectivité ! Puissent-elles secouer le coma des consciences ! Et un nombre plus grand d’hommes penser qu’à tout instant il y a des innocents qui subissent l’agonie de l’abandon et du désespoir ! »[37]. Cette exhortation de Gallé, dans une lettre vibrante à Alfred Dreyfus qui venait de publier ses souvenirs de déportation, aurait pu tenir lieu d’explication aux Hommes noirs ; elle en fut la motivation.



[1] Essai sur la source : Émile Gallé : Stand à l’Exposition universelle de Paris / Les Hommes noirs (1899–1900). Voir la version allemande de l’essai : Bertrand, Tillier, Die schwarzen Männer (1899–1900), Eine Vase von Émile Gallé für die Sache von Dreyfus, in : Themenportal Europäische Geschichte, URL : <http://www.europa.clio-online.de/2014/Article=681>.

[2] Tillier, Bertrand, Émile Gallé, le verrier dreyfusard, Paris 2004. Voir aussi Le Tacon, François ; Gallé, Émile, Maître de l’Art nouveau, Strasbourg 2004, pp. 90–111.

[3] Cité par Simon-Pierre Perret, Albéric Magnard, en collaboration avec Harry Halbreich, Paris 2001, pp. 169–170.

[4] Schwob, Marcel, Œuvres, édition établie par Sylvain Goudemare, Paris 2002, pp. 435–438.

[5] Ibidem, pp. 435–436.

[6] Revue des arts décoratifs, XVII, avril 1898, pp. 144–148.

[7] Varenne, Gaston, « La pensée et l’art de Gallé », Le Mercure de France, 1er juillet 1910, pp. 31–40.

[8] Marx, Roger, « Émile Gallé écrivain », Mémoires de l’Académie de Stanislas, 1906–1907, p. 240.

[9] L’Est républicain, « Toujours l’Affaire ! », 18 décembre 1898.

[10] Marx, Roger, L’Art social, Paris 1913.

[11] Gallé, Émile, « Le Décor symbolique », [1900], repris in Écrits pour l’Art, op. cit., p. 212.

[12] Gallé, Émile, « L’Art expressif et la statue de Claude Gelée par M. Rodin » [1892], repris in Écrits pour l’Art, op. cit., p. 136.

[13] Ibidem, p. 137.

[14] Thiébaut, Philippe, « Art et industrie, Pièces “uniques” et séries “riches” dans la production d’Émile Gallé », in cat. expo. Verreries d’Émile Gallé, De l’œuvre unique à la série, Paris, Somogy / Nancy, musée de l’École de Nancy, 2004, pp. 13–23.

[15] Voir le catalogue de la vente Succession Jean Bourgogne, unique petit-fils d’Émile Gallé, Paris, SVV Ader & Nordmann, Richelieu-Drouot, 20 mars 2009, lot 54, pp. 30–31.

[16] Voir le cat. expo Gallé, établi par Françoise-Thérèse Charpentier et Philippe Thiébaut, Paris, RMN / Musée du Luxembourg, 1985–1986.

[17] Thiébaut, Philippe, Gallé, Le testament artistique, Paris 2004.

[18] Gallé, Émile, Écrits pour l’Art, op. cit., p. 151.

[19] Ibidem, p. 215.

[20] Lettre d’Émile Gallé à Victor Prouvé, archives privées.

[21] Le Tacon, François, Émile Gallé ou Le Mariage de l’art et de la science, Paris, Éditions Messene / Chennevières-sur-Marne, Jean de Cousance Éditeur, 1995 ; Gallé, Émile, L’Amour de la fleur, édition établie par François Le Tacon et Pierre Valck, Nancy 2008.

[22] Ibidem.

[23] Lettre d’Émile Gallé à Victor Prouvé, archives privées.

[24] Lettre du 14 novembre 1899, citée par Philippe Thiébaut, in Les dessins de Gallé, Paris, RMN, 1993, p. 57.

[25] Touchard, Jean, La gloire de Béranger, 2 vol., Paris 1968.

[26] Béranger, P.-J., « Les Révérends Pères », in Chansons de P.-J. Béranger, anciennes et posthumes, Nouvelle édition populaire, Paris 1866, pp. 213–214.

[27] Le Progrès de l’Est, 24 janvier 1898.

[28] Lettre d’Émile Gallé à Louis Havet, 10 septembre 1899 (Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits).

[29] Ibidem.

[30] Gallé, Émile, « Le Vase Prouvé », [1896], repris in Écrits pour l’Art, op. cit., p. 185.

[31] Gallé, Émile, « Le Vase Pasteur », [1893], repris in Écrits pour l’Art, op. cit., p. 152.

[32] Gallé, Émile, « L’Art expressif et la statue de Claude Gelée par M. Rodin », op. cit., p 146.

[33] Gallé, Émile, « Mes envois au Salon », [1898], repris in Écrits pour l’Art, op. cit., pp. 200–201.

[34] Lettre d’Henriette Gallé à Joseph Reinach, 17 juillet 1906 (Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits).

[35] Fourcaud, Louis de ; Gallé, Émile, Paris, Librairie de l’Art ancien et moderne, coll. « Les Artistes de tous les temps », 1903, p. 46.

[36] Lettre d’Émile Gallé à Émile Zola, 19 février 1901 (Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits).

[37] Lettre d’Émile Gallé à Alfred Dreyfus, 8 mai 1901 (Paris, Musée d’art et d’histoire du Judaïsme).



Littérature

  • Catalogue de l’exposition Gallé, établi par Françoise-Thérèse Charpentier et Philippe Thiébaut, Paris, RMN / Musée du Luxembourg, 1985–1986.
  • Catalogue de l’exposition The Dreyfus Affair : Art, Truth & Justice, établi par Norman L. Kleeblatt, New York 1988.
  • Le Tacon, François, Émile Gallé, Maître de l’Art nouveau, Strasbourg 2004.
  • Tillier, Bertrand, Émile Gallé, le verrier dreyfusard, Paris 2004.
  • Tillier, Bertrand, Les artistes et l’affaire Dreyfus (1898–1908), Seyssel 2009.

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Bertrand Tillier

( 2014 )
Zitation
Bertrand Tillier, Les Hommes noirs, Une verrerie dreyfusarde d'Émile Gallé (1899-1900), in: Themenportal Europäische Geschichte, 2014, <www.europa.clio-online.de/essay/id/fdae-1636>.
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