Les opinions de quelques auteurs français et allemands sur les États-Unis d’Amérique aux 19ème et 20ème siècles
Von Jean Nurdin
Cette étude aborde trois thèmes principaux : l'avenir et le rôle exemplaire des USA pour l'Ancien Continent, le mythe des « Deux Grands », parallèle tracé au 19ème siècle entre l'Amérique et la Russie, l'opposition à un « danger » américain, réel ou potentiel. Les libéraux et démocrates allemands partisans du fédéralisme républicain font vers 1830 et 1848 l'éloge du système américain. Ainsi l'écrivain politique Julius Fröbel et l'économiste Friedrich List voient en l'Amérique du Nord un élément décisif de la future politique mondiale. En France, Alexis de Tocqueville publie en 1835-1840 son ouvrage La démocratie en Amérique ; et à partir de 1848 Victor Hugo proclame l'avènement des États-Unis d'Europe comme réplique des États-Unis d'Amérique. Mais le sentiment d'émulation entre les deux continents régresse ensuite face à l'inquiétude provoquée par l'ascension des deux futures puissances mondiales. Le fameux parallèle de Tocqueville entre la Russie et l'Amérique, annoncé dès la fin du 18ème siècle par l'historien suisse Johannes von Müller, devient au 19ème un thème essentiel chez les conservateurs comme J. E. Jörg et Konstantin Frantz. Les représentants des courants pessimistes (Kulturpessimismus), tels Jakob Burckhardt et Friedrich Nietzsche, de même que Baudelaire en France, condamnent la civilisation américaine comme étant l'exemple même des dérives de la modernité. Leurs épigones du 20ème siècle (Max Scheler, Hugo von Hofmannsthal, Rudolf Pannwitz) se poseront eux aussi en défenseurs de la culture humaniste européenne, et l'antiaméricanisme dominera le discours de certains intellectuels français de l'entre-deux-guerres (Paul Valéry, Georges Duhamel, Louis Ferdinand Céline). Après 1945, Jean Paul Sartre se montrera, quant à lui, très critique envers les USA.
Diese Studie beschäftigt sich mit drei Hauptthemen: der Zukunft und der exemplarischen Rolle der USA für den Alten Kontinent, dem Mythos der „Zwei Großen“, der im 19. Jahrhundert gezogenen Parallele zwischen Amerika und Russland, der Opposition zur – realen oder potentiellen – amerikanischen „Gefahr“. Um 1830 und 1848 preisen liberale und demokratische deutsche Anhänger des republikanischen Föderalismus das amerikanische System. Der Schriftsteller Julius Fröbel und der Wirtschaftswissenschaftler Friedrich List sehen in Nordamerika ein entscheidendes Element der zukünftigen Weltpolitik. In Frankreich veröffentlicht 1835-1840 Alexis de Tocqueville sein Werk „Über die Demokratie in Amerika“; ab 1848 proklamiert Victor Hugo die Entstehung der Vereinigten Staaten von Europa als Gegenstück zu den Vereinigten Staaten von Amerika. Das Gefühl des Wetteifers zwischen den beiden Kontinenten lässt später angesichts des Aufstiegs der beiden Weltmächte nach. De Tocquevilles berühmte Parallele zwischen Russland und Amerika, ab dem Ende des 18. Jahrhunderts von dem Schweizer Historiker Johannes von Müller verbreitet, wird zum wesentlichen Thema bei den Konservativen J. E. Jörg und Konstantin Frantz. Vertreter des Kulturpessimismus wie Jakob Burckhardt und Friedrich Nietzsche, ebenso wie Baudelaire in Frankreich, verurteilen die amerikanische Zivilisation als Paradebeispiel für die Abgründe der Moderne. IhreNachfahren im 20. Jahrhundert (Max Scheler, Hugo von Hofmannsthal, Rudolf Pannwitz) treten ebenfalls als Verteidiger der humanistischen europäischen Kultur auf, und der Antiamerikanismus dominiert den Diskurs bestimmter französischer Intellektueller der Zwischenkriegszeit (Paul Valéry, Georges Duhamel, Louis Ferdinand Céline). Nach 1945 ist es Sartre, der sich sehr kritisch gegenüber den USA zeigt.
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Les jugements portés par les auteurs allemands et français sur les États-Unis du 18ème au 20ème siècle ont naturellement varié au cours des temps et des événements, au gré des idéologies et des courants de pensée. Les réflexions dont nous allons faire état ne prétendent pas être le reflet global des opinions publiques. Elles émanent d’un nombre limité d’auteurs plus ou moins représentatifs de la pensée française et de la pensée allemande, dont certains sont illustres et d’autres peu connus, ces derniers n’étant d’ailleurs pas toujours les moins pertinents, les moins lucides, voire les moins prophétiques. Nous n’évoquerons que brièvement les considérations anti-américaines et anti-rousseauistes de la seconde moitié du 18ème siècle, largement influencées par les écrits de Buffon (Variétés dans l’espèce humaine, 1749 – De la dégénération des animaux, 1766), et par les Recherches philosophiques sur les Américains (1768) du Hollandais De Pauw. Ces réflexions qui prennent le contre-pied du mythe du « Bon sauvage » se retrouvent encore dans le Tableau du climat et du sol des États-Unis d’Amérique, publié en 1803 par Chasseboeuf de Volney, qui note une dégradation de l’idéal américain primitif.[1] Il convient de préciser que ces jugements négatifs, sur lesquels Buffon revint dans ses dernières années, laissèrent souvent place par la suite à des appréciations plus favorables.
L’avenir de l’Amérique et le rôle exemplaire des États-Unis pour le Vieux Continent
A la suite de la « Déclaration d’Indépendance » des colonies anglaises (1776) et de la proclamation de la « Constitution Fédérale des États-Unis » (1787), la jeune Union nord-américaine commença à susciter l’intérêt de quelques grands esprits comme les philosophes idéalistes Fichte et Hegel. Longtemps considérée comme une sorte de prolongement de l’Ancien Monde, comme un continent sans histoire propre, l’Amérique fut dès lors perçue comme une puissance potentielle à l’horizon de l’Histoire. C’est ainsi qu’au moment où il prononce ses Discours à la nation allemande (1807-1808), Fichte estime que si les Allemands ne prennent pas le gouvernement du monde, celui-ci reviendra à des « nations extra-européennes, les peuples nord-américains ».[2]
Quant à Hegel, il faut replacer sa réflexion dans le contexte politique et intellectuel de la Restauration, marqué par la naissance des États-Unis d’Amérique, par l’irruption de la Russie sur la scène européenne et par les prémisses de l’idéologie libérale. Pour lui, l’Amérique n’est encore que « le pays de l’avenir, dans lequel au cours des temps futurs le conflit entre l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud révélera peut-être l’importance de l’Histoire mondiale ».[3] Et l’auteur des Cours sur la philosophie de l’Histoire d’ajouter que le Nouveau Monde est un « pays auquel aspirent passionnément tous ceux que lasse l’arsenal historique de la vieille Europe », et de citer cette phrase que l’on prêtait à Napoléon : « Cette vieille Europe m’ennuie ».[4] Hegel précise dans son œuvre posthume Vorlesungen über die Ästhetik (1832) que l’Amérique est le seul refuge possible pour tous ceux qui veulent s’échapper du cadre étroit de l’Ancien Monde, du bric-à-brac européen.
Dans l’optique hégélienne, cependant, le Nouveau Monde n’a encore aucune existence historique propre, et le regard du philosophe reste fixé sur cet aboutissement du processus historique qu’est pour lui l’Europe, selon la formule célèbre des Cours sur la philosophie de l’Histoire :
« L’Histoire universelle va de l’Est vers l’Ouest, car l’Europe en est absolument le terme, et l’Asie le commencement ».
La propagation des idées libérales en Allemagne, de la Restauration à l’ère bismarckienne, incite un certain nombre d’auteurs à tenir les États-Unis pour un facteur décisif de la future politique mondiale, voire pour le pays idéal de la liberté démocratique. Ainsi dès 1820, Conrad Friedrich von Schmidt-Phiseldek (1770-1832), Allemand du Nord au service du roi de Danemark, publie un écrit intitulé Europa und Amerika oder die Künftigen Verhältnisse der Zivilisierten Welt (L’Europe et l’Amérique, ou la situation future du monde civilisé), opuscule qui semble avoir eu un écho considérable. L’auteur anticipe en effet largement sur son temps par des considérations tenant à la fois de la philosophie de l’histoire, de la politique et de l’économie. Voyant s’ouvrir l’ère industrielle, à la manière de Saint-Simon, il suppute une rapide progression et une concurrence redoutable de l’Amérique du Nord face à l’Europe. Il va même jusqu’à envisager la « fuite des cerveaux » de l’Ancien vers le Nouveau Monde. Schmidt-Phiseldek est donc l’un des premiers Allemands à avoir pensé en termes de politique mondiale, et compris que l’émancipation des anciennes colonies d’Outre-Atlantique était un événement aussi capital que la découverte de l’Amérique, un événement décisif pour le destin de l’Europe. Très logiquement, il préconise dans le domaine politique une union européenne, mais très curieusement une sorte d’autarcie économique. Un second opuscule, publié en 1821 et intitulé Der europäische Bund (La confédération européenne) est consacré à la présentation d’un projet d’union inspiré à la fois du kantisme, du saint-simonisme, de la Confédération germanique et, cela va de soi, des États-Unis d’Amérique.
Cela dit, Schmidt-Phiseldek est profondément convaincu que l’Europe conservera longtemps encore sa prédominance intellectuelle et morale, mais que l’hégémonie mondiale ira inéluctablement aux États-Unis pour des raisons technologiques et industrielles. Son optimisme est donc relatif, ce qui n’est pas le cas d’un autre libéral, l’historien GeorgGottfriedGervinus (1805-1871), professeur à Heidelberg et à Göttingen, député au Parlement de Francfort en 1848, fédéraliste républicain convaincu et défenseur inconditionnel du protestantisme. C’est dans cette perspective que Gervinus voit l’Amérique du Nord comme le prolongement de l’esprit germanique de liberté et d’autonomie démocratique. Il estime même qu’au 19ème siècle ce sont les États-Unis qui donnent l’impulsion à la démocratie européenne, ce qui constitue un renversement total du processus historique. Fondamentalement optimiste, Gervinus croit au triomphe du libéralisme occidental, à la chute du système monarchique et à la fédéralisation de l’Europe autour d’une fédération allemande.[5]
Il va sans dire que les idéaux de ce doctrinaire que fut Gervinus n’avaient aucune chance de se réaliser dans l’Allemagne bismarckienne. Contrairement aux auteurs précédents, ceux que nous allons citer ont eu l’expérience directe de l’Amérique. Le premier est l’économiste Friedrich List, le second s’appelait Julius Fröbel. FriedrichList (1789-1846) connut l’exil politique durant des années, en Suisse, en France, aux États-Unis, où il devint théoricien de l’économie américaine et critique des doctrines d’Adam Smith. Rentré en Europe en 1830, il rédigea – d’abord en français – son Système national d’économie politique, ouvrage qui devait largement déterminer l’attitude des économistes du 19ème siècle en matière de protectionnisme, de libre-échangisme, de concurrence internationale et d’organisation continentale. List reconnaît lui aussi dans les États-Unis la puissance de l’avenir, qui ne pourra être contenue que par l’alliance des nations européennes préalablement unies contre l’impérialisme anglais. Car l’auteur rejette l’idée d’un « monde d’États anglais dans lequel les nations du continent de l’Europe viendraient se perdre comme des races insignifiantes et stériles ».[6] Et de manière singulièrement prophétique, il prédit qu’un jour l’Amérique tournera ses forces contre les Anglais, ce qui les forcera à se rapprocher du continent européen :
« Alors la Grande-Bretagne cherchera et trouvera dans l’hégémonie des puissances européennes associées sa sûreté et sa force vis à vis de la prépondérance de l’Amérique… ».[7] List conseille donc à l’Angleterre de se concilier les puissances continentales et de s’accoutumer à être « la première parmi des égales ».
L’autre auteur, JuliusFröbel (1805-1893), était un écrivain politique engagé et un théoricien du fédéralisme. Député de gauche au Parlement de Francfort, puis impliqué dans la Révolution badoise, il dut passer en Suisse en 1849 et vécut jusqu’en 1857 aux États-Unis. Son expérience de l’Amérique s’exprime surtout dans l’écrit intitulé L’Amérique, l’Europe et les points de vue politiques du présent (1858), où il se pose la question suivante : l’Europe occidentale, qui représente la « culture idéale », saura-t-elle prendre conscience de sa nouvelle situation face aux pays du réalisme et de l’utilitarisme, à savoir l’Amérique et la Russie ? Dès son séjour outre-Atlantique, Fröbel remarque que les États-Unis s’éloignent progressivement de l’esprit européen abstrait et théorique pour se tourner vers l’esprit de l’avenir, réaliste et pragmatique. Il affirme que le monde futur appartiendra aux peuples proches du concret et aux vastes territoires. D’autre part, Fröbel approfondit en Amérique sa connaissance du fédéralisme, système politique qui lui était déjà familier depuis ses séjours en Suisse et qu’il avait déjà proposé en 1848 comme principe d’organisation de l’Europe. Mais son expérience américaine le conduit à abandonner l’idéologie fédéraliste démocratique des Quarante-huitards pour mettre l’accent sur les notions de souveraineté des États. Le modèle américain semble supplanter chez lui le modèle helvétique, comme l’indique sa Theorie der Politik (1861-1864).[8]
L’évolution de Fröbel vers un fédéralisme pragmatique et son ralliement à l’Allemagne de Bismarck et à une Europe des États sont donc en grande partie les conséquences de son séjour américain. Nous ignorons en revanche s’il a subi l’influence d’Alexis de Tocqueville et de son ouvrage sur La démocratie en Amérique, paru de 1835 à 1840. Ce livre, fondamental pour la pensée politique du 19ème siècle, est d’une surprenante perspicacité dans ses analyses de la société américaine comparée aux États d’Europe, en premier lieu la France. Tocqueville se livre à des considérations qui n’ont rien perdu de leur actualité sur les Américains, leurs institutions, leur gouvernement, leurs mœurs et leurs comportements, soulignant les aspects positifs et négatifs du système. Il n’en cache pas les dangers potentiels : omnipotence de la majorité, conformisme esclave de l’opinion, problèmes raciaux, culte de l’argent et risque de despotisme de l’aristocratie industrielle. Mais l’ouvrage fait un vif éloge du fédéralisme américain, qui pour Tocqueville allie les avantages propres à la fois aux grands et aux petits peuples.
« Il suffit de jeter un regard sur les États-Unis d’Amérique pour apercevoir tous les biens qui découlent pour eux de l’adoption de ce système ».[9]
Ou encore :
« L’Union est libre et heureuse comme une petite nation, glorieuse et forte comme une grande ».[10]
Tocqueville, adversaire des régimes centralisés et bureaucratiques, est un partisan du self-government tel qu’il est pratiqué au niveau communal et provincial en Amérique, ce système décentralisé représentant l’inverse de la situation européenne, en particulier française. Il estime qu’aux États-Unis l’esprit public naît et se développe dans les collectivités de base, alors qu’en Europe la suppression des pouvoirs intermédiaires mène au despotisme étatique, à l’État oppresseur et tentaculaire. Ce que Tocqueville esquisse ici avec une extraordinaire sagacité, c’est l’État totalitaire du 20ème siècle. Par ailleurs, De la démocratie en Amérique ne fait pas qu’émettre des idées géniales sur les institutions de la société bourgeoise américaine. Ce livre ouvre des perspectives incomparables sur la politique mondiale du 20ème siècle grâce à l’évocation des deux futures superpuissances, l’Amérique et la Russie, ce fameux parallèle tracé par Tocqueville en conclusion de l’ouvrage et sur lequel nous reviendrons plus loin.
Mais auparavant nous rappellerons le témoignage d’un autre écrivain français plus populaire que Tocqueville, et qui a incarné tout le sentimentalisme romantique de 1848 : VictorHugo. Les révolutionnaires de cette époque espéraient de la libération des peuples et de la constitution d’États nationaux républicains la réalisation d’un idéal nouveau : les États-Unis d’Europe, confédération pacifique prenant précisément pour modèle les États-Unis d’Amérique. Hugo en fut l’annonciateur le plus enthousiaste. Citons ici le magnifique discours qu’il prononça en qualité de président du Congrès de la paix, à Paris, le 21 août 1849 :
« Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d’Amérique, les États-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers… combinant ensemble, pour en tirer le bien-être de tous, ces deux forces infinies, la fraternité des hommes et la puissance de Dieu ».[11]
Et plus tard, en 1872, dans un message au Congrès de la paix de Lugano, le poète affirme encore :
« Nous aurons ces grands États-Unis d’Europe, qui couronneront le vieux monde comme les États-Unis d’Amérique couronnent le nouveau ».[12]
Il est juste de rappeler ici la protestation de l’auteur des Châtiments contre le message élogieux envoyé à l’empereur Guillaume I par le président Grant après la victoire de la Prusse en 1871 :
« Indigne-toi, grand peuple, ô nation suprême,
Tu sais de quel cœur tendre et filial je t’aime.
Amérique, je pleure. Oh ! douloureux affront ! »[13]
Le thème des « Deux Grands »
Il est hors de doute que ces hommages rendus par Tocqueville et Hugo ont eu un écho en Allemagne et qu’ils ont contribué à conforter l’idée du rôle exemplaire des États-Unis en matière de liberté démocratique et d’organisation politique. Sur le plan économique, l’idée d’une émulation entre l’Europe et l’Amérique sera un thème récurrent à la fin du 19ème siècle, comme le prouve l’œuvre d’AlbertSchäffle (1831-1903), professeur à Vienne. Sensible aux théories de Darwin et de Ratzel, Schäffle tenait pour salutaire une concurrence fructueuse entre les deux continents. Des deux grandes races qui étaient sur le point de se partager la planète, Russes et Anglo-Saxons, il considérait la seconde comme la plus énergique et la plus dynamique.
Toutefois l’ascension des deux immenses ensembles à l’Est et à l’Ouest de l’Europe était loin d’être perçue de façon positive par tous les auteurs du 19ème siècle. Le moment est venu de citer ici le parallèle tracé par Tocqueville dans De la démocratie en Amérique. C’est sans conteste l’une des pages les plus remarquables de la littérature de l’époque, et elle anticipe l’avenir de manière singulièrement prophétique :
« Il y a aujourd’hui sur la terre deux grands peuples qui, partis de points différents, semblent s’avancer vers le même but : ce sont les Russes et les Anglo-Américains… Leur point de départ est différent, leurs voies sont diverses ; néanmoins, chacun d’eux semble appelé par un dessein secret de la Providence à tenir un jour dans ses mains les destinées de la moitié du monde ».[14]
Les « voies » suivies par ces deux grands peuples étant « diverses », l’auteur note que le Russe combat avec l’ « épée du soldat » sous un régime autocratique fondé sur la servitude, tandis que l’Américain lutte contre la nature avec « le soc du laboureur » et par le moyen de la liberté, de l’intérêt personnel et de la raison individuelle. Tocqueville ne se fait pas faute de marquer sa préférence pour l’Amérique, car il partage l’hostilité de la grande majorité des Européens de son temps envers l’absolutisme tsariste. Au demeurant, la prophétie de Tocqueville n’était pas absolument nouvelle. Dans le domaine de langue française, le prélat DominiquedePradt, qui fut aussi écrivain politique, publie en 1823 un Parallèle de la puissance anglaise et russe relativement à l’Europe, écrit dans lequel il exposait que la Russie, depuis Pierre le Grand, menait une politique constante d’expansion, alors que l’Amérique était destinée à renouveler le Vieux Monde.[15] Mieux encore : parmi les auteurs allemands, le baron MelchiorGrimm, proche des grands rationalistes français, écrivait dès 1790 à Catherine II que dans l’avenir les empires russe et américain se partageraient « tous les avantages de la civilisation, de la puissance, du génie, des lettres, des arts, des armes et de l’industrie », alors que les « peuples du noyau » seraient « dégradés » et « avilis ».[16] Peu après, l’historien suisse Johannesvon Müller, l’un des premiers à évoquer le problème du déclin européen dans ses 24 Bücher Allgemeiner Geschichten besonders der europäischen Menschheit, envisageait lui aussi l’essor futur des deux empires extra-européens.[17]
Les politologues allemands du 19ème siècle reviennent fréquemment sur ce thème des « Deux Grands », en corrélation avec la question du déclin européen. Tel est le cas d’ErnstvonLasaulx (1805-1861), professeur à Munich et auteur du Neuer Versuch einer alten, auf die Wahrheit der Tatsachen gegründeten Philosophie der Geschichte (1856), oeuvre qui refit surface grâce aux Weltgeschichtliche Betrachtungen du Bâlois Jakob Burckhardt. Professant une philosophie de l’histoire influencée par la pensée romantique de Schelling, Schlegel et Baader, mais aussi par l’hégélianisme, Lasaulx infère de la translation de l’Histoire vers l’Occident la future suprématie de l’Amérique. Même s’il est l’un des derniers Allemands à espérer des Slaves le salut de l’Europe chrétienne, il n’exclut pas que notre continent renaisse un jour de ses cendres « ici ou au-delà de l’Océan Atlantique ».[18]
Disciple de Lasaulx, le rédacteur en chef de la revue munichoise conservatrice Historisch-politische Blätter für das katholische Deutschland J. E. Jörg (1819-1901) a lui aussi évoqué, dès l’époque du parallèle de Tocqueville, la relativité grandissante de l’Europe et la naissance de la politique mondiale. Adversaire à la fois de l’ « Asie schismatique et cosaque » et de l’ « Amérique protestante et républicaine », il écrit au moment de la Guerre de Crimée :
« La Russie partie de l’état primitif d’un socialisme original, l’Amérique du Nord partie de l’atomisation complète par l’égoïsme individualiste devront toutes deux chercher le juste milieu… ».[19]
Jörg prévoit un affrontement probable des deux empires sur le sol même de l’Europe, ou peut-être aussi un partage du monde entre eux. Quant à l’Europe, prise dans l’étau de ce « double-moulin » (europäische Zwickmühle), elle ferait les frais de ce combat de géant, ou bien d’un fraternel partage de notre continent entre les deux puissances dont l’ambition est l’hégémonie mondiale. Hostile au Reich bismarckien, Jörg propose une restauration de l’ordre chrétien grâce à une Allemagne pluraliste, conservatrice et confédérale, sous l’égide de l’Autriche et de l’Eglise catholique.
Il est inutile de préciser que ces conceptions héritées de l’idéalisme romantique ne pouvaient en aucun cas entrer dans les faits, pas plus que les projets fédéralistes et chrétiens du contemporain de Jörg KonstantinFrantz (1817-1891), lui aussi adversaire inconditionnel de Bismarck. Quoi qu’il en soit, Frantz est d’un grand intérêt pour notre propos, car il fut en son temps l’un de ceux qui ont le plus largement évoqué la naissance d’un système mondial des puissances. Pour ce qui est de la Russie, il la considère comme l’antithèse absolue de l’Europe. Quant à l’Amérique, ses jugements sont plus nuancés, car ils reposent essentiellement sur l’expérience américaine de Tocqueville et de Fröbel, qu’il a connu personnellement. Dans ses ouvrages Die Weltpolitik (1882) et Grossmacht und Weltmacht (1888), il reprend l’image du glaive et de la charrue, utilisée par Tocqueville dans De la démocratie en Amérique.
Comme Marx, Frantz fait dès l’époque de la Guerre de Crimée la constatation que les États-Unis exercent déjà une influence indirecte sur la politique européenne. Contrairement au cas de la Russie, dont l’impérialisme despotique est constamment voué par lui aux gémonies, ses points de vue concernant l’Union américaine sont nuancés. Car s’il partage les critiques de ses contemporains conservateurs contre l’idéologie libérale et les « idées modernes », génératrices selon lui d’athéisme, de matérialisme et de corruption, s’il pense que la démocratie américaine, bien que reposant sur le principe de liberté, est aussi dominatrice que toute autre puissance, il admire par contre sans réserve le fédéralisme de l’Union :
« Depuis que le monde est monde, écrit-il dans Die Weltpolitik, il n’y a pas eu de spectacle politique aussi prodigieux que ce développement des États-Unis qui se déroule sous nos yeux ».[20]
Frantz prend toute la mesure de l’événement, comparant la pitoyable situation de l’Europe à l’essor démographique, économique et politique des Américains, l’une risquant de s’appauvrir sans cesse, les autres accroissant continuellement leur richesse. Il imagine l’Amérique du 20ème siècle, donnant l’exemple de la constitution fédérative à l’Ancien Continent, mais l’écrasant de tout le poids d’une « supergrande puissance » (eine sehr große Großmacht). L’ascension du Nouveau Monde et son influence sur l’Ancien, affirme-t-il dans l’une de ses dernières œuvres, La philosophie positive de Schelling ( Schellings positive Philosophie), sont un fait historique d’une importance égale à celle de la Réforme ou de la Révolution française. Notons encore que Frantz, à l’instar de Fröbel, considère que les Américains, ignorant l’entrave des traditions, s’éloignent progressivement de l’esprit européen pour s’orienter vers une conception plus réaliste et pratique des choses.
Nous avons déjà mentionné cet antagonisme de l’idéalisme et du réalisme à propos de Julius Fröbel. C’est même l’axe majeur de la philosophie politique de cet auteur, pour lequel l’Europe est la représentante de la culture idéale, alors que l’Amérique à l’Ouest et la Russie à l’Est (une « Amérique inversée ») seraient les championnes de l’utilitarisme. Dès l’époque de son séjour aux États-Unis, il constate que l’Union tend à se rapprocher de la Russie et à s’éloigner de l’Europe, berceau de la théorie abstraite (Petits écrits politiques, 1866). C’est alors que Fröbel renonce aux grands idéaux de 1848 pour se convertir aux conceptions américaines d’émancipation de l’individu et de démocratie « aristocratique » (ein Staat von Gentlemen), tout en rêvant à une synthèse possible de l’anglo-américanisme et de l’esprit européen grâce à la vertu de l’idéalisme allemand. Ainsi pourrait naître, pense-t-il, une civilisation nouvelle, supérieure à celle du Vieux Continent.
Utopie ou vision prophétique d’une symbiose future ? Le problème de l’interférence des deux éléments de la civilisation occidentale dépasse le cadre de notre étude. Par contre, l’aspect proprement politique des spéculations de Fröbel mérite d’être souligné, car il s’agit chez lui d’une remarquable anticipation de la situation politique mondiale du 20ème siècle. Fröbel écrit en effet dès 1855 dans le San Francisco Journal que la Guerre de Crimée marque le début d’un nouvel équilibre des puissances, dans lequel l’Amérique et la Russie constitueront les deux pôles d’un système dont l’Europe sera le centre de gravité. L’Europe occidentale et centrale aura donc pour mission d’équilibrer les extrêmes de la « triade » mondiale. Elle sera, en tant que théâtre de l’opposition de deux conceptions politiques et sociales, appelée à créer de nouvelles formes d’existence, à la condition toutefois qu’elle s’unifie en une fédération dont le modèle essentiel serait bien entendu les États-Unis d’Amérique. Fröbel a été sans conteste l’un des premiers – avec Karl Marx – à déceler les signes précurseurs de la relativité de notre continent par rapport à l’Amérique et à la Russie. Concluons ce chapitre sur le mythe dit des « Deux Grands » en citant un dernier auteur infiniment plus connu que Fröbel et qui s’est livré lui aussi, à sa manière, à des spéculations sur la « grande politique », à savoir la politique mondiale. Des aphorismes sporadiques et souvent contradictoires de Nietzsche concernant les Anglo-Saxons et les Russes, nous extrayons la citation suivante :
« J’écris pour une race d’hommes qui n’existe pas encore, pour les ‘maîtres de la terre’… Anglais, Américains et Russes… ».[21]
Le « péril américain », mythe ou réalité ?
Les jugements ambivalents de Nietzsche sont en quelque sorte l’exemple typique du discours européen sur les États-Unis, discours exprimant les réactions les plus diverses entre l’admiration la plus vive et le rejet le plus absolu. La rapide évolution de l’Amérique du Nord au cours des 19ème et 20ème siècles, la prise de conscience progressive de la place de plus en plus relative de l’Europe sur l’échiquier mondial, le développement de la psychose du déclin liée à la propagation des « idées modernes » mènent en Allemagne et en France à des attitudes souvent négatives face à l’univers d’outre-Atlantique. Pour l’Allemagne, on note une première réaction critique chez FriedrichSchlegel dès l’époque de la Restauration. Si dans Über die neuere Geschichte (1811) il saluait l’idéal humaniste et le culte de la liberté des Américains, il ne discerne plus par la suite dans les États-Unis qu’une pépinière de principes subversifs et une sorte d’exutoire des tares européennes. En conséquence, il ne croit pas à l’éviction de l’Ancien Continent par le Nouveau, du moins dans un avenir proche.
A partir du milieu du 19ème siècle, cette attitude critique s’amplifie chez les représentants du « Kulturpessimismus », courant intellectuel marqué par l’idée de décadence et le refus de la modernité. L’un des plus éminents d’entre eux fut le Suisse JakobBurckhardt (1818-1897), historien de la civilisation à Bâle et défenseur du patrimoine de la Vieille Europe. Burckhardt a été en son siècle l’un des principaux tenants de la culture européenne, de sa diversité, de sa subtilité. C’est là, précisément, que le bât blesse : le citoyen, le patricien de la cité bâloise s’inquiète de voir l’esprit européen mis en péril non seulement par le despotisme russe, mais aussi par la future superpuissance américaine, fer de lance de la modernité, technicienne, matérialiste, utilitariste, niveleuse. Le patricien conservateur dénonce l’hypertrophie de l’État, l’omnipotence de la presse, l’aliénation de l’individu, signes annonciateurs des régimes totalitaires. Burckhardt redoute l’avènement de la mondialisation, l’écrasement de l’esprit (Geist) par la puissance (Macht). Il craint pour la diversité européenne si l’anglais devient la langue universelle, si l’équilibre est rompu au profit des peuples anglo-saxons.[22]
Friedrich Nietzsche, collègue et disciple de Burckhardt à Bâle, reprend certains thèmes essentiels de son œuvre : dénonciation de l’étatisme, de la démocratie égalitaire, de la standardisation des masses, de la société de consommation, en résumé des « idées modernes » ou, pour user de la terminologie nietzschéenne, des « nouvelles idoles ». Le philosophe fustige lui aussi avec vigueur le matérialisme des Américains, leur amour du lucre et cet épicurisme vulgarisé que l’on présente à l’homme comme le but suprême de l’existence. Ce courant intellectuel hostile à la modernité, et en conséquence à la civilisation américaine, trouve à nouveau son expression au cours de la Première Guerre mondiale, chez des auteurs comme Max Scheler, Hugo von Hofmannsthal ou Rudolf Pannwitz, qui sont en somme des épigones du « Kulturpessimismus ».
Dans son article de 1915 Die geistige Einheit Europas und ihre politische Forderung, le philosophe MaxScheler, tentant de définir l’essence de l’Europe, ne voit dans l’Amérique qu’une simple « colonie culturelle » de notre continent. En 1917, dans Vom kulturellen Wiederaufbau Europas, il proscrit toute éducation orientée vers le positivisme, l’activisme et le productivisme à outrance, et il préconise au contraire une réorientation en direction de la Russie, de l’Asie et des origines de la pensée occidentale. Le retour à l’Asie, mère de l’Europe, à un Orient plus ou moins mythique, ce thème n’est pas rare chez les écrivains allemands et français à la fin et au lendemain de la Grande Guerre. Il apparaît en réaction à toutes les graves crises de l’Europe et implique la plupart du temps un rejet des déviances occidentales, en particulier américaines. C’est ainsi que l’écrivain autrichien Hugovon Hofmannsthalprône une restauration spirituelle et morale de l’Europe en se référant aux sagesses orientales et au patrimoine humaniste, et par opposition à « cette Nouvelle-Europe hybride au-delà de l’Océan » (Vermächtnis der Antike, 1926).
Hofmannsthal fait appel ici aux « nouveaux Européens », tels RudolfPannwitz et HermannvonKeyserling, susceptibles de remédier à la déshumanisation de l’Occident. Le premier des deux a fait, dans Die Krisis der europäischen Kultur (1917) et dans une série d’écrits de l’après-guerre, le procès déjà intenté par les « Kulturpessimisten » à la modernité : prométhéisme délirant de la technique, productivisme forcené, mondialisation insensée de l’économie et de la finance, mercantilisme et exploitation sauvage de la terre. Il fulmine au premier chef contre l’anglomanie et l’américanisation de l’Europe, le libéralisme anglo-saxon, l’industrialisation et le machinisme, les monopoles internationaux. Dès les années 1920, il prédit la dislocation de l’Empire britannique et de la Russie, ainsi que l’effondrement futur de l’économie mondiale. Quant au second, Keyserling, il a publié en 1928 un ouvrage essentiel à la compréhension de l’Europe, Das Spektrum Europas, dans lequel il se hasarde à cette affirmation que les faits devaient démentir :
« …non seulement les élites européennes, mais aussi les masses européennes sont foncièrement immunisées contre l’américanisme et le bolchevisme ».[23]
Il est tentant de mettre en parallèle et en opposition à cette assertion le propos du romaniste E. R. Curtius dans une lettre datée elle aussi de 1928 et dans laquelle il déplore l’absence de « grands cœurs », de « grands esprits » capables de revivifier l’idée européenne :
« Je ne vois qu’apathie, scepticisme, sectarisme, faiblesse, désarroi…Non, l’Europe n’est pas à la hauteur de sa tâche et elle n’a que ce qu’elle mérite quand l’Amérique lui dicte ses volontés ».[24]
Nous ne citerons que pour mémoire les attaques portées contre l’ « impérialisme » américain dans la littérature d’inspiration nazie, notamment par le publiciste GiselherWirsing dans son livre Der masslose Kontinent (Roosevelt et l’Europe. Paris, 1942), ou même après 1945 par F.Fried (pseudonyme de Ferdinand Friedrich Zimmermann) dans Das Abenteuer des Abendlandes.[25] Mentionnons pour finir ce passage tiré du testament intellectuel de KlausMann, intitulé d’abord Europe’s Search for a New Credo et traduit en allemand par sa sœur Erika (Die Heimsuchung des europäischen Geistes) :
« …Le combat entre deux grandes puissances adversaires de l’esprit – l’argent américain et le fanatisme russe – ne laisse plus aucune place dans le monde à l’intégrité ou à l’indépendance intellectuelle ».
Constat d’une insondable désespérance, dressé en pleine guerre froide et à la veille de son suicide par le fils de Thomas Mann, qui avait trouvé refuge aux États-Unis comme son père, sa sœur Erika et son oncle Heinrich Mann. Dans le domaine de langue française, l’écrivain le plus notable après Tocqueville concernant notre étude fut Baudelaire. Défenseur de l’œuvre d’Edgar Poe, qu’il fit connaître en France par ses traductions, il fut l’un des premiers à associer les notions de déclin et d’américanisme. Ses prophéties sur la décadence du monde bourgeois ont probablement influencé Nietzsche, qui les lit en 1888.[26] Ce que Baudelaire écrit dans ses fragments intitulés Fusées à partir de 1855 mérite la citation :
« Le monde va finir… La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle que rien, parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou antinaturelles des utopistes, ne pourra être comparé à ses résultats positifs ».
Le poète prédit, comme Nietzsche et avant lui, la fin de la religion, de la justice, de la vertu, « l’avilissement des cœurs » et le triomphe absolu de l’argent. Il entrevoit même, comme Burckhardt, l’avènement des gouvernements totalitaires.[27] C’est entre les deux guerres mondiales que l’antiaméricanisme domine le discours des intellectuels français. Ce sera, comme l’écrit P. Roger dans L’ennemi américain, l’ « horizon indépassé de l’antiaméricanisme français ».[28] Prenons le cas de PaulValéry, qui, à l’époque où paraît La décadence de l’Occident d’Oswald Spengler, rédige quelques textes inspirés sur le sujet. En 1919, dans La crise de l’esprit, il écrit que l’Amérique est « une création formidable de l’Esprit européen ». Mais en 1931, dans Regards sur le monde actuel, il s’exprime de manière beaucoup plus désabusée :
« L’Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine. Toute sa politique s’y dirige. Ne sachant nous défaire de notre histoire, nous en serons déchargés par des peuples heureux qui n’en ont point ou presque point. Ce sont des peuples heureux qui nous imposeront leur bonheur ».[29]
En somme, Valéry n’est pas anti-américain, au contraire, puisqu’il ne voit qu’un seul refuge possible pour la sauvegarde des valeurs de la civilisation européenne : le Nouveau Continent.[30] Mais il ne fait qu’exprimer un espoir au moment où il condamne sans appel le délire destructeur des Européens, coupables d’anéantir leur propre culture. Contemporain de Valéry, GeorgesDuhamel constate comme lui la fin de la civilisation humaniste à l’européenne, mais il en tire des conclusions fort différentes. Ses Scènes de la vie future (1930) sont une diatribe mordante contre la civilisation d’outre-Atlantique. Reprenant à son compte l’apologue de l’apprenti-sorcier esclave de son balai magique, il cloue au pilori toutes les manifestations de cette civilisation technique et industrielle, du cinéma au sport-spectacle en passant par la « musique en conserve », l’automobile, les abattoirs de Chicago, le jazz et la publicité. Il vilipende le conformisme moral, politique et esthétique, l’aliénation de l’individu, le « communisme bourgeois », la « soumission au génie de la ruche ou de la termitière », le mythe de l’homme de la rue devenu milliardaire, et quelques autres tares d’une société où la liberté n’est plus qu’un vocable électoral.[31] Duhamel déplore que l’Europe soit entraînée dans le sillage d’un peuple « emporté dans les rouages d’une mécanique dont personne, bientôt, ne connaîtra plus les secrets… ».[32] Le directeur du Mercure de France est sans doute l’auteur qui, avec Céline dans son Voyage au bout de la nuit (1932), a jeté le plus implacablement l’anathème sur le machinisme, la société de consommation et l’american way of life.
Après 1945 et l’effondrement à peu près total de l’Europe, le discours anti-américain est relancé surtout par les intellectuels de gauche, et parmi eux Jean-PaulSartre. Dès février 1945, l’auteur de La nausée publie un article au titre éloquent, Individualisme et conformisme aux États-Unis, où il dessine à grands traits les principales caractéristiques de la mentalité américaine : croyance rousseauiste au Bien, antithèse liberté individuelle / conformisme social, universalisation des idéaux nationaux, succès matériel comme objectif essentiel de l’existence. Dans Villes d’Amérique (1945), le philosophe souligne le caractère provisoire des cités, l’instabilité des populations, voire le nomadisme, ainsi que « l’épais ennui qui pèse sur l’Amérique ».[33] A une exception près, New York, où Sartre apprécie « la mélancolie du passé ». Enfin dans Présentation[34] il met l’accent sur les contradictions américaines, sur les décalages entre idéal et réalité, sur les grandes idées de liberté et d’égalité civique en conflit avec la dictature de l’opinion et la ségrégation raciale. Le résultat de ces oppositions étant, selon Sartre, un obscur malaise chez des hommes « qui sont tragiques par peur de l’être, par cette absence totale du tragique en eux et autour d’eux ».[35] Ce jugement ne rappelle-t-il pas ce qu’écrivait Georges Duhamel dans Scènes de la vie future ?
« Que manque-t-il à ce peuple pour être vraiment un grand peuple ? De grandes épreuves qui mûrissent une nation ».[36]
Cet inventaire des réflexions d’écrivains français et allemands sur les États-Unis d’Amérique n’a pas la prétention d’être exhaustif, d’autant plus qu’il relève d’un domaine, l’ethnopsychologie, où règnent d’innombrables clichés, stéréotypes et préjugés. Il est pourtant possible de tirer quelques conclusions des considérations auxquelles se livrent les auteurs cités, et cela en dépit de la diversité des points de vue et de l’ambivalence des attitudes. La première constatation concerne les jugements positifs portés sur le Nouveau Monde à partir de la fondation de l’Union américaine. Ils émanent de la pensée libérale issue du rationalisme des Lumières et répondent à une conception optimiste et progressiste de l’évolution historique, ainsi qu’à une philosophie politique centrée sur la notion de contrat social. Nous trouvons à l’opposé les courants conservateurs hostiles à la modernité et dont les tendances pessimistes s’inscrivent dans cette philosophie du déclin à laquelle on a donné en Allemagne le nom de « Kulturpessimismus ». Ses représentants ainsi que leurs successeurs du 20ème siècle défendent toujours les valeurs de la « culture » authentique et proprement européenne contre la « civilisation » moderne (Zivilisation) réputée matérialiste et artificielle, et dont l’Amérique serait le modèle par excellence.
Enfin les crises profondes de l’Europe au 20ème siècle ont eu un double effet : le renforcement de l’influence américaine sur le Vieux Continent et, par réaction, le redoublement du discours anti-américain. Deux causes principales peuvent, semble-t-il, expliquer ce dernier phénomène : d’une part la prise de conscience de la catastrophe européenne, d’autre part l’orientation idéologique, ce qui est le cas pour Sartre et les intellectuels de gauche. Il est remarquable que les Allemands, assez souvent critiques envers les États-Unis après 1918, l’aient été beaucoup moins après 1945 (la RDA faisant naturellement exception). Par la force des choses, la RFA se devait d’être un partenaire exemplaire, d’autant plus qu’elle ne prétendait à aucune « exception culturelle ». En l’occurrence, Rudolf Pannwitz nous paraît être un bon exemple de ce changement d’attitude, puisque après avoir tiré à boulets rouges sur les Anglo-Saxons après la Première Guerre mondiale, il porta après la seconde des jugements infiniment plus nuancés. Il faudra attendre la réunification allemande, puis la Guerre d’Irak au début des années 2000 pour discerner un changement significatif dans l’attitude de l’opinion allemande envers les États-Unis.[37]
[1] Voir Roger, P., L’ennemi américain, Paris, Seuil, 2002, pp. 30, 38, 65.
[2] Fichte, Johann Gottlieb, Der Patriotismus und sein Gegenteil – Patriotische Dialoge vom Jahre 1807, dans Johann Gottlieb Fichtes nachgelassene Werke, Berlin, 1962, p. 243.
[3] Hegel, Friedrich, Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte, 3è éd., Stuttgart, 1949, p. 129.
[4] Ibid.
[5] Voir Gervinus, Georg Gottfried, Einleitung in die Geschichte des 19. Jahrhunderts, Leipzig, 1853.
[6] List, Friedrich, Système national d’économie politique, Paris, 1891, p. 225.
[7] Ibid., p. 567.
[8] Sur Friedrich List et Julius Fröbel, nous renvoyons à nos ouvrages L’idée d’Europe dans la pensée allemande à l’époque bismarckienne, Berne, Peter Lang, 1980 ; Le rêve européen des penseurs allemands, 1700-1950, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2003.
[9] De Tocqueville, Alexis, De la démocratie en Amérique, Union Générale d’éditions, collection 10-18, 1963, p. 100.
[10] Ibid., p. 101.
[11] Hugo, Victor, Actes et Paroles I, Club français du Livre, t. 7, 1968, p. 220.
[12] Hugo, Victor, Actes et Paroles III, Œuvres complètes, Paris, 1882, p. 1339.
[13] Hugo, Victor, Les Châtiments, L’année terrible, Genève, p. 313.
[14] De Tocqueville, Alexis, De la démocratie en Amérique, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1992, p. 430-431.
[15] Cité par de Rougemont, Denis, 28 siècles d’Europe, Paris, Payot, 1961, p. 269.
[16] Ibid., p. 268.
[17] Voir Nurdin, Le rêve européen des penseurs allemands. 1700-1950, p. 56.
[18] Sur Ernst von Lasaulx, voir Nurdin, L’idée d’Europe dans la pensée allemande à l’époque bismarckienne, p. 446-452.
[19] Jörg, J. E., Historisch-politische Blätter für das katholische Deutschland, t. 33, Munich, 1854, p. 800.
[20] Frantz, Konstantin, Die Weltpolitik, t. 1, Chemnitz, 1882, p. 83.
[21] Nietzsche, Friedrich, La volonté de puissance, traduction de G. Bianquis, t. II, Paris, 1948, p. 336.
[22] Sur Jakob Burckhardt voir Nurdin, L’idée d’Europe dans la pensée allemande à l’époque bismarckienne, partie III, chap. 1.
[23] Von Keyserling, Hermann, Das Spektrum Europas, Heidelberg, 1928, p. 448.
[24] Curtius, E. R., Lettre de Rome, 2 novembre 1928.
[25] Fried, F., Das Abenteuer des Abendlandes, Düsseldorf, 1950.
[26] Voir lettre à Peter Gast du 26 février 1888.
[27] Voir Baudelaire, Fusées, fragment 22.
[28] Roger, P., L’ennemi américain, Paris, Seuil, 2002, p. 358.
[29] Valéry, Paul, Grandeur et décadence de l’Europe, dans idem, Regards sur le monde actuel, Paris, Gallimard, 1945, p. 32.
[30] Voir Valéry, Paul, L’Amérique, projection de l’esprit européen, 1938, dans idem, Regards sur le monde actuel, p. 118-123.
[31] Voir Duhamel, Georges, Scènes de la vie future, Mercure de France, 1930, rééd. Mille et une nuits, Arthème Fayard, 2003.
[32] Ibid., p. 178.
[33] Sartre, Jean-Paul, Situations III, NRF, 1949, p. 110.
[34] Sartre, Jean-Paul, Les Temps Modernes, août 1946.
[35] Sartre, Situations III, p. 127.
[36] Duhamel, Scènes de la vie future, p. 180.
[37] Voir à ce sujet l’article d’Ulrike Guérot, Les États-Unis vus d’Allemagne depuis cent ans. Une histoire de l’ambivalence. De l’adoration au scepticisme, dans Le Banquet, revue du CERAP, n° 21, octobre 2004, p. 73-79.