L’image de la France et de l’Allemagne aux États-Unis après 1945
André Kaspi
En 1945, les États-Unis ne voient pas de la même façon la France et l'Allemagne. La France est une alliée qui a réservé un accueil particulièrement amical aux soldats américains. Mais elle reste une alliée incommode. De Gaulle tient à sauvegarder l'indépendance nationale et, dans ce but, n'hésite pas à s'opposer aux États-Unis, par exemple dans l'affaire de Stuttgart ou dans celle de Clipperton. L'Allemagne, vaincue, doit être guérie du nazisme, reconstruite sur le modèle démocratique. Dans les deux cas, les États-Unis sont devenus une puissance européenne, tout en sachant que l'Europe, le vieux continent, décline et ne pourra plus occuper la place qu'elle tenait avant 1939.
Die USA sehen Frankreich und Deutschland 1945 nicht im gleichen Licht. Frankreich ist ein verbündetes Land, das die amerikanischen Soldaten besonders freundschaftlich empfangen hat. Aber es ist auch ein unbequemer Verbündeter. De Gaulle geht es um den Erhalt der nationalen Unabhängigkeit, und mit diesem Ziel widersetzt er sich gegebenenfalls auch den USA, wie zum Beispiel in den Auseinandersetzungen um Stuttgart und Clipperton. Das besiegte Deutschland soll vom Nationalsozialismus geheilt und nach demokratischem Modell wieder aufgebaut werden. In beiden Fällen sind die USA zu einer europäischen Großmacht geworden, wohlwissend, dass sich Europa, der alte Kontinent, im Niedergang befindet und nie wieder die gleiche Stellung wie vor 1939 einnehmen wird.
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L’Allemagne a été moins mal traitée. Pour les Américains, l’histoire contemporaine de l’Allemagne montre qu’un État totalitaire peut devenir démocratique et prospère, que l’influence américaine a été bénéfique, que si les États-Unis ont obtenu des succès en Allemagne et au Japon tout pousse à croire qu’ils obtiendront des succès comparables au Moyen-Orient. Un regret, toutefois, voire une déception : en faisant cause commune avec sa voisine dans son opposition à la guerre d’Irak, l’Allemagne d’aujourd’hui a mis fin à une alliance, à une amitié qui, pendant un demi-siècle, avait assuré la sécurité de l’Europe. Or, sur un thème qui ne manque pas d’intérêt, qui sous-tend l’histoire des relations internationales, qui s’inscrit, suivant la terminologie de Pierre Renouvin et de Jean-Baptiste Duroselle, dans les forces profondes, les historiens sont restés étonnamment discrets, pour ne pas dire muets. Je ne crois pas qu’ils redoutent d’affronter les difficultés. Mais leurs penchants naturels les poussent vers d’autres réflexions. C’est bien dommage. Et puis, il y a une explication supplémentaire. Les Européens sont obsédés par leurs relations avec les États-Unis. Du coup, les études sur l’image des États-Unis, sur l’anti-américanisme sont à la fois nombreuses et répétitives. Les Américains, eux, ne songent pas tous les jours à leurs relations avec les Français et les Allemands. Il faut des circonstances exceptionnelles pour que le thème revienne au premier plan de l’actualité. Les historiens d’outre-Atlantique n’ont pas suivi l’exemple de leurs confrères européens. Voilà pourquoi, je m’apprête à vous décevoir. Je serai prudent. Je ne vous proposerai pas une vaste fresque de la deuxième moitié du XXème siècle. Je me contenterai de poser des jalons. Pire encore, je me limiterai à l’après-guerre, disons aux années 1945-1946. La suite, je la réserve pour un prochain colloque.
Un allié incommode
Replaçons-nous en 1945. Il va de soi que la France et l’Allemagne ne peuvent pas figurer sur le même tableau. La France est une démocratie qui a subi l’occupation allemande. Elle a parfois résisté et trop souvent accepté. L’Allemagne a imposé sa dictature à une grande partie de l’Europe, mené une guerre sans merci et subi, en fin de compte, la défaite. Les soldats américains gardent un souvenir ému de leur entrée dans Paris. La libération de la capitale a été célébrée, de la côte atlantique à la côte pacifique, comme un grand moment de la guerre. Les GI’s restent émus, leur vie durant, par les baisers dont les Parisiennes les ont couverts. Leurs souvenirs sont enveloppés de rouge à lèvres.
La France reprend sa place au sein de la communauté des démocraties. Elle est, pourtant, menacée par deux dangers : de Gaulle et les communistes. Charles de Gaulle est un militaire qu’on accuse volontiers de mauvaises intentions, d’autoritarisme, de rigidité psychologique. Il a, malgré tout, réussi à faire l’union autour de sa personne. Le défilé du 26 août sur les Champs-Elysées l’a prouvé, même si le discours de la veille à l’Hôtel de Ville laisse un goût amer aux combattants alliés que le Général n’a même pas cités. Quoi qu’il en soit, la perspective, plus ou moins précisée, d’un AMGOT pour la France est oubliée. La France ne sera pas un territoire « occupé », mais une nation libérée. La nuance, on le devine, dépasse la querelle sémantique. Le différend sur la monnaie, « la fausse monnaie », que les troupes anglo-américaines devaient utiliser est réglé. Les relations administratives entre les forces militaires et les autorités civiles ont trouvé une solution acceptable. D’ailleurs, la visite de De Gaulle à Washington, à la mi-juillet de 1944, a arrondi les angles, bien que le président Franklin Roosevelt attende le 23 octobre pour reconnaître de facto le gouvernement provisoire de la République française.
Cette France retrouvée, qui voudrait faire partie sans réserves du camp des vainqueurs, reste un allié incommode. Ce qui le confirme, ce sont tantôt des incidents, tantôt de véritables querelles, qu’il appartient, dans la plupart des cas, à Harry Truman, président des États-Unis depuis le 12 avril 1945, de résoudre. Comment ne pas commencer la liste par les suites de Yalta ? L’affaire est trop connue pour que j’y insiste. Plus anecdotique et pourtant révélateur, l’incident qui touche l’îlot de Clipperton. Disputé entre le Mexique et la France, l’îlot a été attribué à la France en 1931. Roosevelt suggère, en décembre 1944, qu’il pourrait revenir au Mexique, ce qui, à ses yeux, garantirait à la Grande Bretagne et aux États-Unis l’utilisation de son terrain d’aviation. De Gaulle envoie l’attaché militaire à Mexico avec un bateau de pêche pour affirmer la souveraineté française. Les Américains lui refusent l’accès sur l’îlot. Après des échanges diplomatiques qui n’ont rien d’amical, les Américains évacuent Clipperton en décembre 1945.
A l’extrême fin de la guerre, une autre source de tension surgit, cette fois-ci en Allemagne. Le 29 mars 1945, ordre est donné au général de Lattre de franchir le Rhin, de lancer l’assaut contre Karlsruhe et Stuttgart. Le supérieur hiérarchique de DeLattre, le général américain Jacob Devers, exige que Stuttgart reste dans sa zone d’opérations. De Gaulle ne veut pas céder. Stuttgart est prise par la Première Armée française et de Gaulle ordonne à de Lattre de se maintenir dans la ville, « jusqu’à ce qu’une zone française soit décidée ». Le général Eisenhower doit trancher. En bon diplomate, il tâche d’épargner la susceptibilité des Français tout en exécutant les ordres de Washington. L’affaire ne prend fin que dans les derniers jours de juin. Harry Truman fait ses premiers pas de président. Il n’éprouve aucune hostilité à l’encontre de la France ; bien au contraire. Il comprend, parfois à ses dépens, que de Gaulle tente de restaurer « la grandeur » de la France.
Ce n’est pas tout. Il y a d’autres lieux où la France s’oppose aux États-Unis. Par exemple, le Val d’Aoste où les Français cherchent « des ajustements territoriaux ». La crise du Levant éclate en mai 1945, lorsque les forces françaises échangent des coups de feu avec des nationalistes syriens à Damas. Elle se complique avec la politique française au Liban. Les Américains sont inquiets. Ils redoutent « les potentialités explosives ». Ils tiennent le rôle des modérateurs en incitant les Arabes et les Français à ouvrir des négociations. A vrai dire, en cette occurrence, les tensions franco-britanniques sont plus fortes que les tensions franco-américaines. Mais elles rappellent au général de Gaulle que « les Anglo-Saxons », comme il dit volontiers, ont souvent partie liée. En tout cas, entre Paris et Washington, entre Français et Américains, les relations ne ressemblent pas à « un long fleuve tranquille ». Si l’on ajoute le rapprochement de la France avec l’Union soviétique, on aura peint un tableau contrasté et réaliste d’un allié ombrageux, parfois agressif, peu reconnaissant, réticent. Avec en arrière-plan une autre menace, encore diffuse, que l’ambassadeur des États-Unis, Jefferson Caffery, résume en ces termes : « Il y a de solides raisons de croire que le Parti communiste français est un puissant Cheval de Troie qui est attelé à Moscou ». De Gaulle est un rempart, mais un rempart qui n’a rien de complaisant.
Guérir l’Allemagne
L’Allemagne, elle, donne un autre spectacle, celui d’une grande puissance qui vient d’être vaincue et doit rendre des comptes. La découverte des camps de concentration provoque, chez les Américains, un véritable traumatisme. Le journaliste Meyer Levin raconte : « Nous savions. Le monde entier en avait entendu parler. Mais jusqu’à présent aucun d’entre nous n’avait vu. C’est comme si nous avions enfin pénétré à l’intérieur même des replis de ce cœur malfaisant. » Dans une annexe de Mauthausen, les soldats américains découvrent « des centaines de prisonniers mourant de faim et à demi fous, qui mendiaient de la nourriture et des cigarettes au bord des routes. » Puis, ils notent « l’odeur […] presque visible, qui pesait sur le camp comme un brouillard de mort. » Le 15 avril, le général Patton ordonne aux habitants de Weimar de visiter, de voir de leurs propres yeux le camp de Buchenwald. Après avoir visité le camp d’Ohrdruf, le général Eisenhower invite officiels et journalistes à venir sur place pour témoigner de l’horreur. Il exprime ses sentiments les plus profonds en une phrase : « On nous dit que le soldat américain ne sait pas pourquoi il combat. Maintenant, au moins, il saura contre quoi il se bat. »
Alors, que faire des Allemands ? Comment les guérir du nazisme ? La première démarche ne provoque aucun débat. Il faut juger les criminels de guerre. Ce seront les procès de Nuremberg. Mais les autres, ceux qui n’ont pas commis de crimes de guerre, quel sort leur sera réservé ? Il faut choisir entre deux positions. L’une d’elles est incarnée par Henry Morgenthau, le secrétaire au Trésor de Franklin Roosevelt. Il a présenté son plan le 12 août 1944. Les Allemands seront punis. Pour maintenir la paix, il convient de priver l’Allemagne de ses capacités industrielles ; elle sera « pastoralisée ». Politiquement, elle n’existera plus et sera divisée en petits États dépourvus des moyens de déclencher une guerre. Roosevelt est transporté d’enthousiasme et soutient sans hésitation le plan Morgenthau : « La nation tout entière, déclare-t-il, est entrée dans une conspiration sauvage contre la civilisation moderne. »
L’autre position est défendue par le département de la Guerre et le département d’État, aussi bien que par des Américains qui connaissent l’Allemagne. C’est le cas, en particulier, de Shepard Stone, le futur président de la Fondation Ford. Il a été journaliste au New York Times. Il a rédigé des reportages sur l’Allemagne d’avant-guerre. Il revient dans l’Allemagne de l’après-guerre pour y écrire d’autres reportages. Puis, il ne tardera pas à conseiller le gouvernement militaire que les Américains installent dans leur zone d’occupation. Il approuve la dénazification, œuvre pour la naissance d’une presse libre et démocratique, n’ignore rien des atrocités que le régime défunt a commises. Il croit, toutefois, qu’il existe une autre Allemagne, une Allemagne qui n’a pas pu résister à Hitler et qui n’en a pas été le complice. Il recommande aux États-Unis de reconstruire l’économie allemande pour éviter la famine et les désordres politiques, de bâtir une démocratie à l’américaine, de faire confiance aux élites qui n’ont pas subi la contamination du totalitarisme. Stone tiendra un rôle capital, lorsqu’il sera appelé par John McCloy, nouveau haut-commissaire américain en Allemagne.
Les États-Unis, puissance européenne
Ce que nous révèlent l’image de la France et celle de l’Allemagne, c’est une seule et même conclusion. Les États-Unis de 1945 sont persuadés qu’ils sont désormais une puissance européenne. Ils ne peuvent plus échapper aux conséquences du conflit mondial. Certes, l’opinion publique réclame à cor et à cri le retour immédiat des GI’s. Mais après que les troupes américaines seront, dans leur très grande majorité, rapatriées, les États-Unis continueront de disposer du monopole de l’arme atomique – une arme dissuasive qui vaut bien des centaines de milliers de soldats. Ils pourront, à distance, avec des troupes stationnées en Europe occidentale, garantir la sécurité des pays qu’ils ont contribué à libérer. Cette conviction, largement partagée par la population, repose sur d’incontestables observations. La France a cessé d’être une grande puissance. Son armée avait la réputation d’être la plus forte du monde. En quelques jours du printemps de 1940, elle a été battue par la Wehrmacht, en dépit d’une résistance qu’on a parfois tendance à oublier. Puissance coloniale, elle est désormais contestée en Afrique du Nord comme en Indochine. D’ailleurs, la mission des États-Unis n’est-elle pas aussi d’abattre le colonialisme et de montrer aux opprimés le chemin de l’indépendance ? Elle peut, de temps à autre, exprimer son mécontentement, brandir son pouvoir de nuisance. Elle sera membre permanent du Conseil de sécurité avec droit de veto, puisque les Britanniques le souhaitent pour assurer un équilibre politique en Europe. La France néanmoins ne retrouvera pas son rang d’avant-guerre. Elle sera, elle est déjà reléguée dans la catégorie des puissances moyennes qui ne peuvent assurer leur défense qu’en s’unissant avec d’autres puissances moyennes, qu’en acceptant d’entrer dans le camp américain et de reconnaître le leadership de Washington.
C’est un sort identique qui attend l’Allemagne, une fois que les trois zones occidentales auront fusionné, que des institutions démocratiques auront été mises en place, que les usines recommenceront à tourner. Les Américains n’auront pas à bâtir une nation. Ils devront la débarrasser de ses démons. Pendant un temps, ils seront des protecteurs bienveillants. Ils veilleront sur la renaissance du pays. Comme ils le feront au Japon, dans des conditions différentes et dans une perspective semblable. Ce programme d’action repose sur une conviction ancienne. C’est que l’Europe est vouée au déclin. Elle est l’Ancien Monde d’où est né le Nouveau Monde. Il n’empêche que les deux mondes doivent rester unis, si l’on veut rétablir, ou sauvegarder la démocratie et la prospérité. Dans cette perspective, les États-Unis sont tenus de manifester une attention constante aux affaires européennes. C’est là leur intérêt national. La guerre froide ne modifiera pas ce point de vue. Tout au contraire, elle le renforcera. La menace soviétique, venue d’Allemagne de l’Est, confortée par les partis communistes implantés dans les États occidentaux, réclame des Américains qu’ils n’hésitent pas à offrir leur aide en même temps que leur protection. Le plan Marshall devient une nécessité première, la garantie de l’hégémonie américaine – le mot hégémonie n’a pas ici de connotation péjorative. En ce sens, l’image de la France et de l’Allemagne sert de fondement à une diplomatie nouvelle qui prend toute son ampleur après 1947.