La députe-maire Singularité française ou pierre d'angle de la démocratie?

Dans la plupart des pays du monde, le maire est un administrateur, possédant parfois des privilèges considérables, mais sans rôle politique. En France, nombreux sont les députés-maires. En 1790, dans plus de 30 000 communes des maires furent élus. Ils succédaient aux syndics d’Ancien Régime. Un rôle politique leur fut imposé par les événements puisqu’ils durent soutenir ou combattre le pouvoir révolutionnaire. Napoléon mit fin à cet instant de liberté et d’anarchie. Les maires furent désignés par les préfets qui exerçaient sur eux une rude tutelle. L’histoire intérieure de la France au XIXe siècle peut être envisagée comme une série de luttes pour retrouver les pouvoirs initiaux. Ce système aujourd’hui très contesté n’a pas été sans mérites. Il a fonctionné comme un contre-pouvoir. On le vit bien en 1871, 1876, 1877. L’inconvénient principal résidait dans la prépondérance des intérêts locaux qui l’emportaient sur les enjeux nationaux.[...]

Le députe-maire. Singularité française ou pierre d’angle de la démocratie?

Von Jean Philippon

Dans la plupart des pays du monde, le maire est un administrateur, possédant parfois des privilèges considérables, mais sans rôle politique. En France, nombreux sont les députés-maires. En 1790, dans plus de 30 000 communes des maires furent élus. Ils succédaient aux syndics d’Ancien Régime. Un rôle politique leur fut imposé par les événements puisqu’ils durent soutenir ou combattre le pouvoir révolutionnaire. Napoléon mit fin à cet instant de liberté et d’anarchie. Les maires furent désignés par les préfets qui exer­çaient sur eux une rude tutelle. L’histoire intérieure de la France au XIXe siècle peut être envisagée comme une série de luttes pour retrouver les pouvoirs initiaux. Ce système aujourd’hui très contesté n’a pas été sans mérites. Il a fonctionné comme un contre-pou­voir. On le vit bien en 1871, 1876, 1877. L’inconvénient principal résidait dans la pré­pondérance des intérêts locaux qui l’emportaient sur les enjeux nationaux. Cepen­dant, il assurait au député-maire une fort grande indépendance et le droit de prendre maintes libertés envers « la discipline de parti ».

In den meisten Ländern dieser Welt ist der Bürgermeister ein Verwaltungsbeamter, der manchmal über beachtliche Privilegien verfügt, aber keine politische Rolle innehat. In Frankreich sind sehr viele Bürgermeister gleichzeitig Abgeordnete, député-maire. 1790 wurden in 30.000 Kommunen die Bürgermeister gewählt. Sie waren die Nachfolger des Dorfvorstehers, syndic, im Ancien Régime. Aufgrund der Geschehnisse kam ihnen eine politische Rolle zu; sie hatten die revolutionären Machthaber zu unterstützen oder zu bekämpfen. Napoleon setzte diesem Zustand der Freiheit und Anarchie ein Ende. Die Bürgermeister wurden fortan von den Präfekten ernannt, die sie streng bevormunde­ten. Die innenpolitische Geschichte Frankreichs im 19. Jahrhundert stellt eine lange Reihe von Kämpfen um die ursprünglichen Befugnisse dar. Dieses heute sehr umstrittene Sys­tem hatte wohl auch seine Verdienste. Es funktionierte als Gegenmacht, wie 1871,1876 und 1877 zu sehen war. Der Hauptnachteil bestand im Übergewicht der lokalen Interes­sen gegenüber den nationalen Belangen. Andererseits sicherte es dem Abgeordneten-Bür­germeister eine starke Unabhängigkeit gegenüber der Parteidisziplin.

***

On pourrait résumer cette communication de manière anecdotique. Pourquoi Daniel Cohn-Bendit a-t-il quitté Francfort pour revenir à Paris? Lorsqu’il fut expulsé en 1968, il déclara à quelques journalistes qu’il rentrerait en France… comme ministre des Affaires Étrangères de la RFA et que ce jour-là le Quai d’Orsay déroulerait pour lui le tapis rouge. Son passeport était allemand, sa cul­ture politique était française. Il entama donc ce qu’il croyait être le parcours obligé d’un futur ministre : conseiller municipal, adjoint, puis il deviendrait maire, député, ministre. Il lui fallut un certain temps pour découvrir qu’il n’y a pas en Allemagne de traverse menant de la politique locale à la « große Politik », du Rathaus au Bundestag. En désespoir de cause, Daniel Cohn-Bendit revint en France pour constater que la politique est là aussi plus compliquée qu’une émission de télévision ne le laisserait supposer.

Ce travail repose avant tout sur une enquête menée auprès de 115 municipa­lités : 93 chefs-lieux de départements métropolitains (sauf Paris et la Corse), plus 22 sous-préfectures ou villes moyennes présentant un intérêt particulier. Nous avons demandé aux services compétents de nous fournir la liste des maires depuis 1790 en signalant les cas de cumuls (cumuls authentiques, c’est-à-dire exercice simultané des mandats municipal et législatif, ou faux cumuls, c’est-à-dire exer­cice successif des deux mandats) ainsi que la couleur politique et l’origine sociale des élus. Nous ne saurions trop remercier ces archivistes dont quelques-uns nous ont véritablement mâché le travail. Nous avons reçu 78 réponses complètes et 32 réponses incomplètes soit qu’elles aient porté sur une période plus courte ou n’aient pas mentionné les cumuls, etc. Malgré ces inconvénients, le pourcentage de réponses pleinement recevables (67,82 %) garantit, nous semble-t-il, la validité des résultats.[1] Jusqu’au vote de la loi du 8 mars 2000, le cumul des mandats était majori­taire :

Pourcentage des députés cumulant plusieurs mandats :[2]

82 % conseillers municipaux

55 %maires

36 %conseillers généraux

11 %conseillers régionaux

3 %présidents des conseils généraux

2 %présidents des conseils régionaux

Le phénomène n’est pas nouveau. Un coup d’œil sur le tableau en annexe nous en convainc. Cela commence avec la Révolution française et se poursuit à travers les deux siècles suivants. La voie classique conduit de la mairie à la députation et à l’exercice simultané des deux mandats (222 cas contre 69 d’exercice successif). En fait, le nombre d’élus qui avaient fait leur apprentissage politique à la mairie est plus élevé que ne l’indique le tableau. Nous n’avons pas pris en considération la plupart des chefs-lieux d’arrondissement, de canton ni les communes rurales. Dans le Lot par exemple, il y eut 6 députés-maires à Cahors, mais 16 pour l’ensemble du département de 1790 à nos jours. En outre, parmi ceux qui avaient été députés avant d’être maires (89 cumuls et 31 mandats successifs) beaucoup avaient commencé comme conseillers municipaux et avaient acquis expérience et notoriété dans la politique communale. Le nombre des maires sénateurs n’est pas négligeable (42 mandats simultanés et 12 successifs). Cependant pour beaucoup, le palais du Luxembourg était une prébende ou une sinécure. Les autres catégories n’ont pas d’importance statistique. Le nombre des cumuls a beaucoup varié selon les époques. La moyenne statistique est de 24 cumuls pour une période de dix ans. Le chiffre ne signifie rien en lui-même, mais il fournit un repère : au-dessous ou au-dessus de la moyenne. De 1790 à l’an VIII, on enregistre 38 cumuls (35 suc­cessifs et 3 simultanés). Sur ces trois cas, un seul est nettement établi. Le baron Teissier de Marguerittes fut maire de Nîmes de 1788 à 1790 et représentant de la noblesse aux États généraux, puis à l’Assemblée constituante. Le nombre des cumuls (35) ne dépassera plus la moyenne avant 1840–1850. Un nouveau seuil (48) est franchi en 1870–1880. Le plus haut niveau (50) est atteint en 1944–1945. Jamais d’ailleurs au cours de ces deux siècles, le renouvellement du personnel politique n’a été plus radical qu’à la Libération. Pas même durant la Terreur blan­che (1815–1818) ! À quelques exceptions près, les maires des quelques cent-dix villes, dont nous connaissons le destin ont été écartés de la vie politique. Entre 1950–1960 et surtout 1970–1980, le nombre de cumuls des mandats (respective­ment 28 et 48) est de nouveau supérieur à la moyenne. En revanche, c’est une pratique rare sous l’Empire, pendant la Restauration, durant la Monarchie de Juillet et le Second Empire. La Troisième République a eu de 1890 à 1920 et de 1930 à 1970 un nombre de députés-maires inférieur à la moyenne ainsi que la Ve République de 1960 à 1970. En fait, il y a là pour une part un effet de perspec­tive. La statistique enregistre le nombre de nouveaux députés-maires. Il s’élève lorsqu’il y a rupture et renouvellement du personnel politique.

Un bon Républicain serait, du premier mouvement, tenté d’expliquer cette évolution par un élan vers la liberté qui aurait animé le peuple à partir de 1789. Le député-maire serait un enfant légitime de la République dont la croissance, sou­vent entravée, aurait été marquée par des dates symboliques 1830, 1848, 1870 et enfin 1944. Cependant même le banquet républicain avant d’être servi sur une table somptueuse est passé par la cuisine. Un certain nombre de facteurs moins glorieux ont déterminé ces variations : les origines et la nature du pouvoir local, la rapidité des moyens de transport, les modes de scrutin, les caractéristiques de l’implantation locale du député, la philosophie politique à la mode, etc. Depuis une dizaine d’années, de nombreuses études ont été consacrées aux origines et à la nature du pouvoir local.[3] C’est en effet la Révolution qui a placé un maire à la tête de chaque commune. La loi organique du 14–22 décembre 1789 relative à la constitution des municipalités définissait le mode d’élection, l’organisation et les compétences des municipalités. Il y en avait alors 44 000 environ. Le texte de la loi imposait l’uniformité, son application ne fit pas disparaître comme par enchantement les diversités régionales, entre villes et campagnes, de province à province : Nancy, Vannes et Rennes ont leur physionomie propre. Un trait com­mun : la politisation est plus manifeste dans les villes que dans les campagnes ; et dans celles-ci, que de contrastes entre l’Ile-de-France, la Flandre, le comtat Venaissin, le sud du Massif Central, etc.[4] De la part de l’historien, la plus grande prudence est de mise. Dans cette recherche de l’unité des transformations révolu­tionnaires, on s’est demandé s’il y avait bien eu rupture radicale ou si, sous les apparences, ce qui avait prévalu, c’était la continuité avec l’Ancien Régime. Le vieil homme s’était-il dépouillé de la servitude et de l’esprit de servitude et un homme nouveau, le citoyen, ne venait-il pas de naître ? Les adversaires de cette thèse idéaliste n’ont pas eu de peine à avancer des arguments contraires. L’élection n’était pas une nouveauté radicale. Nombre de communautés élisaient leur syndic. Les procédures furent conservées pour l’élection des maires.[5] Mais plus que dans la pratique électorale, la présence du passé au sein du quotidien se manifestait par l’existence même de la communauté paroissiale. Cette identité vécue et à peine pensée s’appuyait certes sur des institutions distinctes d’elle-même, mais elle tirait sa principale force de la coutume et des mœurs. Peut-on nommer cette unité un « pouvoir », c’est-à-dire une force contraignante, soit maté­rielle : le gendarme ; soit morale : le respect de la loi, et obéissant à une volonté consciente ? C’était plutôt une force d’inertie, paralysant l’initiative, une habitude contraire à la nouveauté sauf lorsque celle-ci comblait de vieux désirs restés insa­tisfaits et parfois même inexprimés. Elle ressemblait à l’identité du couteau de Jannot, dont on avait changé la lame, puis le manche, mais qui restait le couteau de Jannot. Nous distinguons quelques traits permanents et généraux. Le premier, le plus fort, c’est la méfiance à l’égard de l’étranger, du « horsain », comme on dit en Normandie. On pourrait multiplier les exemples. En 1792, on votait dans l’église de Saint-Sernin. Au même moment, des énergumènes pillaient la cave du presbytère qui touche au cimetière et à l’église. Ces désordres s’étant étendus à tout « le pays des vignes », le district envoya un représentant pour enquêter. Un étranger ! Personne n’avait rien vu rien entendu. C’est à peine si l’on comprenait de quoi il s’agissait. Les auteurs du vol étaient certainement venus des communes « circumvoisines ». Au temps des maires désignés, deux magistrats préférèrent être révoqués plutôt que d’assister comme officiers de police les agents des contributions indirectes, car il existait et il existe sans doute encore des recours contre de tels manquements aux règles tacites. Ces recours ne sont pas prévus par le code, mais ils sont efficaces. Nous renvoyons aux « Paysans », roman dans lequel Balzac a conté les malheurs du général Montcornet.

Le corollaire de cette méfiance fut la volonté de régler soi-même ses affaires. Sur ce point, il nous semble que Michelet a vu plus juste que beaucoup de ses successeurs. C’est une immense aspiration, venue du fond des âges, qui s’exprime publiquement après la prise de la Bastille : être maître chez soi, être maître sur sa terre, rejeter toute contrainte extérieure et s’il faut un berger au troupeau, avoir le droit de le choisir soi-même. Nous citerons un cas véritablement paradigmatique. Nous nous sommes contentés de transcrire, en abrégeant, le premier registre des délibérations du conseil général de Saint-Sernin du Plain.[6] « Le 8 février 1790 à 8 heures du matin, réunion de tous les citoyens actifs de la communauté […] à l’église paroissiale. Monsieur le curé après avoir entonné le Veni creator et dit la messe, explique qu’il y a lieu de procéder à l’élection d’un maire. Électeurs 182, votants 182. Maître Antoine Masson, curé de la paroisse, est élu par 167 voix. Le 18 février 1790, 2 heures après midi, les citoyens assemblés procèdent à l’élection d’un secrétaire, la majorité des voix est tombée sur Dépernon Antoine […] qui a été élu secrétaire. Monsieur le Président et le secrétaire ont prêté serment de mainte­nir de tous leurs pouvoirs la Constitution du Royaume, d’être fidèles à la Nation, à la Loi et au Roi, de choisir en leur âme et conscience les plus dignes de la confiance publique, de remplir avec zèle et courage les fonctions civiles et politi­ques qui pourraient leur être confiées. » Ailleurs, il en allait parfois diffé­remment. La participation fut plus faible, le déroulement des opérations électora­les moins paisible.[6] Pourtant, l’essentiel est là avec beaucoup de malentendus, car l’on tradui­sait une langue dans l’autre, les envolées lyriques des grands ténors de la Révolu­tion dans le patois local ce qui entraînait force contresens. Malgré cela, la politi­que s’introduisait subrepticement dans la vie locale. Celle-ci cessait d’être simple­ment administrée. Elle devenait le reflet parfois, mais le plus souvent le creuset de la politique nationale. Le 8 février, 14 opposants au moins s’étaient manifestés. On peut les identifier. C’étaient des vignerons qui avaient été en pro­cès avec le curé avant 1789 au sujet de novales, de terres nouvellement mises en culture. Cette querelle paysanne devint une lutte entre des Jacobins et un contre-révolutionnaire. Un mot en entraînant un autre, le curé Masson finit sur l’échafaud place de la Révolution. Fouquier-Tinville avait soutenu l’accusation... Dans le sud du Massif Central l’opposition entre Jacobins et contre-révolutionnaires recouvrait celle beaucoup plus ancienne entre protestants et catholiques. L’intérêt local s’arti­culait sur l’intérêt général qu’il dénaturait et détournait parfois de sa fin propre. Les adversaires du curé Masson se souciaient peu de constitutionnalisme, mais à travers leur vengeance privée, ils servaient sans le savoir la grande tâche du par­tage des terres nobles et des biens d’Église, l’acquis le plus sûr de la Révolution de 1789, autant et plus que la proclamation des grands principes. Cette ambiguïté, nous la retrouvons dans la fonction du maire. La constitution de 1791 avait établi que « les administrateurs ne représentent pas ».[7] Mais elle admettait qu’il n’y avait pas incompatibilité entre le mandat municipal et le mandat législatif alors qu’un maire ne pouvait être juge ou membre d’un exécutif de district ou de département.[8] Conception peu réaliste ! Pour soutenir que le maire ne représentait pas, il aurait fallu que par quelque mystérieuse parthénogenèse le maire et le député n’eussent pas de lien entre eux. C’était d’autant plus difficile que le maire était à la fois la tête d’une communauté qu’il administrait, et à l’intérieur d’une circonscription ter­ritoriale, le représentant de la Loi et, à ce dernier titre, durant la Révolution, le propagandiste obligé du gouvernement en place. Ainsi selon la logique des « Législateurs » le maire aurait pu être jacobin et le député girondin... Cette ambi­guïté aurait dû normalement conduire les politiques à choisir l’une ou l’autre fonc­tion. Et pour Gueniffey, ce sont des circonstances accidentelles qui ont poussé les maires à devenir députés et réciproquement : brièveté des mandats (2 ans), rareté des candidats compétents, etc. Il y avait, nous semble-t-il, des raisons plus fortes. La logique du système pouvait être inversée : le maire représentait bien la commu­nauté des habitants devant l’exécutif et par une conséquence naturelle, en devenant député, il continuait à exprimer la volonté de la communauté devant le gouverne­ment. C’est cette conception que le bon sens populaire fit prévaloir non sans luttes. Il ne serait pas exagéré d’affirmer que l’histoire intérieure de la France au XIXe siècle n’a été qu’un combat pour retrouver cet instant de ferveur excep­tionnelle suscitée par l’élection des premiers maires.

D’ailleurs à partir de 1815, cette aspiration morale fut soutenue par un intérêt bien fort : la possession des biens nationaux. Balzac a vu juste. « La vente des biens nationaux était l’arche sainte de la politique. »[9] Une très large fraction de l’électorat et même de la population craignait qu’avec le retour des Bourbons, la terre ne fût restituée aux anciens propriétaires. On connaît la thèse d’André Sieg­fried sur le « bonapartisme » des paysans de Normandie. Elle vaut aussi pour bien d’autres régions. Cette attitude était antérieure au Second Empire et a duré bien plus que lui. Ce « bonapartisme » n’était pas né d’une nostalgie de la gloire mili­taire du grand Napoléon. Dans les campagnes, on avait beaucoup déserté avant 1815 et l’on continua tant que cela ne comporta pas trop de risques. Ou bien lors­qu’on le pouvait on achetait un remplaçant. On souhaitait un gouvernement d’or­dre, voire autoritaire surtout après l’apparition en 1848 des socialistes, des « partageux ». Mais l’avantage principal de la Monarchie de Juillet et du Second Empire aux yeux de cette couche sociale était ailleurs. Le drapeau tricolore pro­mettait que l’Ancien Régime ne serait pas restauré et les biens nationaux restitués à leurs premiers propriétaires. Ce ciment unissait une nouvelle classe politique fort hétérogène. Son représentant est encore un personnage de Balzac : le comte Malin de Gondreville, acquéreur de biens nationaux, conseiller d’Etat, sénateur, pair de France aussi à l’aise sous Napoléon que sous la Monarchie de Juillet.[1]0 L’opposition n’est plus entre la ville et la campagne, mais entre Paris et la province où tout se tient : le chef-lieu du département et le bourg et par celui-ci le village. L’horizon est circonscrit par les limites du département. La capitale ? C’est le foyer de l’arbitraire, des commotions violentes. Ayant une défiance jusqu’au refus de toute autorité extérieure, qui ressemblait à de l’anarchisme, condamnant toute attaque contre l’ordre social qu’elle se drapât dans l’étendard blanc à fleurs de lys ou dans le drapeau rouge, cette nouvelle classe de propriétaires terriens avec leur cortège de clients : modestes paysans qui avaient reçu de leurs pères une parcelle arrachée à l’Église ou à quelque famille d’émigrés nous offre un type original. Ce sont des conservateurs, mais fidèles au souvenir de 89, voire de 92. Pour eux, le maire est avant tout leur représentant auprès du sous-préfet ou du préfet. Il est dans la logique des choses qu’il devienne député pour les représenter et les défen­dre contre le gouvernement.

L’obstacle aux cumuls fut d’abord matériel. Comment être maire de Marseille, de Toulouse, de Bordeaux, de Strasbourg, voire de Lyon ou de Rennes et siéger dans les assemblées parisiennes lorsqu’il fallait plusieurs jours de diligence pour aller de la périphérie au centre ? Le « cumulard » authentique est contemporain du chemin de fer. Rappelons quelques dates. La ligne Paris–Strasbourg fut inaugurée le 17 juillet 1852, la ligne Paris–Lyon le 10 juillet 1854. Pour clore ce paragraphe sur le rail et le parlementarisme, une anecdote plaisante. Les express sur la ligne Paris–Cherbourg s’arrêtaient avant la guerre pendant une minute dans un village – c’était si je ne me trompe Saint-Mards de Fresne – où il était rare qu’un voyageur prît le train. Un député influent avait obtenu du réseau État, pour sa commodité, la création de cette halte à sa porte.

Les gouvernements comprirent très vite que les maires occupaient une posi­tion stratégique dans le système politique. Considérés par la population comme des représentants naturels auprès du pouvoir, forts de cet appui populaire, ils exer­çaient une autorité qui était susceptible de contrebattre celle des sous-préfets et des préfets, pourvus en outre d’un mandat parlementaire, ils leur serait tout à fait loisible de mener une opposition aux projets du gouvernement. Aussi a-t-on cher­ché à brider les maires de toutes les manières. Certes, la première législation était très libérale. Selon la loi du 14–22 décembre 1789 relative à la constitution des municipalités, il y avait à la tête de chaque commune un corps municipal composé du maire, de ses adjoints et des conseillers municipaux. Le maire était élu direc­tement par l’ensemble des citoyens actifs, c’est-à-dire des hommes âgés de vingt-cinq ans ou plus, résidant dans la commune depuis un an au moins et payant une contribution directe égale à trois journées de travail. Certaines catégo­ries de citoyens étaient exclus, notamment les domestiques. La Législative élargit l’élec­torat en abaissant la majorité de 25 à 21 ans et en admettant tous ceux qui vivaient « de leurs revenus ou du produit de leur travail ». Le cens n’était pas supprimé, mais si basse que fût la contribution, elle donnait le droit de voter. La constitution de 1793 fit mieux. Elle instaura le suffrage universel, mais comble de l’hypocrisie, elle se garda bien de s’en servir. Les maires furent en fait désignés par les repré­sentants de la Convention, les comités de surveillance, voire par les clubs de Jacobins. Pour remédier aux désordres engendrés par l’arbitraire et l’incu­rie, la constitution de l’an III (loi du 21 Frimaire an III, 11 décembre 1794) sub­stitua aux « conseils généraux » des communes, des municipalités cantonales qui, comme le nom l’indique, étaient installées au chef-lieu de canton et dirigées par un président assisté de ses adjoints. Dans les autres communes, des officiers munici­paux n’exerçaient que quelques fonctions comme la tenue des registres d’état-civil. Mais à ne considérer que les chefs-lieux de département, on s’aperçoit que les pratiques furent loin d’être uniformes. À Chateauroux, les maires sont nommés en 1794, à Chaumont les présidents sont élus, à Besançon, à Caen, les maires sont élus jusqu’­en 1795, à Châlons-en-Champagne, le renouvellement des autorités munici­pales est imposé par l’exécutif. Enfin à Bobigny qui n’était encore qu’un village, Pierre Mongeolle devient premier magistrat de la commune en 1795, il le restera jusqu’en 1813.

Toutes ces péripéties aboutirent à ceci : désormais maires et adjoints seraient non plus élus, mais désignés soit par le préfet, soit par le chef de l’État. Cette pra­tique, à l’exception de quelques épisodes démocratiques se maintint jusqu’en 1884. C’est Bonaparte qui mit fin à la bigarrure politique et imposa l’uniformité. Après la proclamation de la constitution de l’an VIII, la loi du 28 Pluviose an VIII (17 février 1800) rétablit une municipalité dans chaque commune où il y a un maire et un adjoint (article 15). Le Consul nommait les maires dans les communes de plus de 5 000 habitants, ceux des villes et communes de moindre importance étaient nommés par les préfets (articles 18 et 20). Ces dispositions restèrent en vigueur jusqu’en 1831. On remplaça simplement un mot, non plus Consul, mais Empereur, puis Roi. La loi sur l’organisation municipale du 21 mars 1832 consti­tua un relatif progrès démocratique. « Le corps municipal de chaque commune se compos(ait) du maire, des conseillers municipaux et des adjoints » (article 1). Le maire et les adjoints étaient nommés par le roi dans les communes de 3 000 habi­tants ou plus et en son nom, par le préfet dans les autres (article 3). L’assemblée des électeurs était composée d’une proportion variable des citoyens les plus impo­sés au rôle des contributions, âgés de 21 ans.

La Révolution de 1848 fit un pas de plus. Par le décret du 3 juillet 1848, les conseillers furent désormais élus au suffrage universel et, dans les communes de moins de 6 000 habitants, maires et adjoints furent élus par le conseil. Dans les autres villes, maires et adjoints continuaient à être désignés par le pouvoir exécu­tif. Le Second Empire revint à un système beaucoup plus contraignant. La loi du 7 juillet 1852 maintint le suffrage universel. Maires et adjoints étaient désignés par le président de la République dans les chefs-lieux de département, d’arrondis­sement et dans les communes de 3 500 âmes et plus, par les préfets dans les autres communes (article 7). Une innovation particulièrement inique : maires et adjoints pouvaient être choisis en dehors du conseil. Ces dispositions furent reprises dans la loi du 5 mai 1855.

Après la chute du Second Empire et la proclamation de la République, s’enga­gea une lutte pour donner aux conseils municipaux le droit d’élire maires et adjoints. Elle dura près de quinze ans. Dans un premier temps, les défaites françaises devant la Prusse, la captivité de l’Empereur firent prévaloir le fait sur le droit. Des administrations provisoires furent installées en maints endroits par les préfets, les sous-préfets ou les communes elles-mêmes avant les élections municipales du 25 septembre 1870, par exemple à Albi, le 11 septembre, Arras, le 6 septembre 1870, etc. La loi du 14 avril 1871 ordonna que « immédiatement après la publica­tion de la présente loi, les commissions municipales, les présidents de commis­sions, les maires et les adjoints en exercice et choisis en dehors du conseil muni­cipal cesser(aient) immédiatement leurs fonctions » (article 1). Les élections auraient lieu au suffrage universel. Maires et adjoints seraient pris dans les conseils et élus par les conseillers, sauf dans les villes de plus de 20 000 habitants et les chefs-lieux de département et d’arrondissement quelle qu’en fût la popula­tion (article 9). Ces derniers seraient désignés par le gouvernement, mais pris au sein du conseil. Après la désignation de Mac Mahon à la présidence de la Répu­blique (24 mai 1873), une majorité de conservateurs imposa la loi du 24 janvier 1874. Elle rétablissait le régime qui avait existé sous le Second Empire. La majo­rité républicaine élue au début de 1876 annula par la loi du 12 août 1876 les arti­cles 1 et 2 de la loi du 20 janvier 1874. Maires et adjoints seraient élus au scrutin secret par les conseils municipaux et pris dans leur sein. Dans les chefs-lieux de département, d’arrondissement et de canton, ils étaient toujours nommés, parmi les membres du conseil, par décret du président de la République. Ces dernières dis­criminations disparurent avec la loi du 28 mars 1882 et celle du 5 avril 1884 dont les dispositions restent valables aujourd’hui.[1]1

Le mode d’élection des députés n’était pas sans influence sur le cumul des mandats. Il était favorisé par le scrutin d’arrondissement majoritaire à deux tours, car la personnalité du candidat décidait plus que le programme ou le parti. Le vote à plusieurs degrés, le scrutin de liste départementale et la proportionnelle disten­daient ce lien entre l’électeur et l’élu. Le scrutin d’arrondissement, uninominal à deux tours au suffrage universel fut introduit par le Second Empire, corrigé, il est vrai, par des pratiques comme le candidat officiel. Il fut la règle sous la IIIe Répu­blique avec deux interruptions : de 1885 à 1889 et de 1919 à 1927. La IVe Répu­blique ne lui fut pas favorable. La Ve République le pratiqua régulièrement à l’exception de l’élection du 21 octobre 1986. Le président de la République, pour affaiblir la droite, voulut donner une chance à l’extrême-droite de Jean-Marie Le Pen grâce à la proportionnelle. D’autres facteurs, sans doute moins importants, mais non négligeables interviennent dans le cumul des mandats. Il y a une prime pour les dynasties familiales comme les Médecin dans les Alpes Maritimes, de Pierre Médecin, premier maire français de Villefranche-sur-Mer à Jean Médecin et à Jacques qui interrompit la tradition familiale dans les conditions que l’on sait. On rencontre des cas semblables à Digne, Chartres, Bobigny, etc.

Il faudrait aussi étudier le statut des villes. Cannes a depuis longtemps sur­passé Grasse par le nombre d’habitants et le prestige, mais c’est seulement en 1959 qu’un député-maire dirigea la ville.[1]2 Dès 1830, Grasse avait eu un maire-député. C’était une sous-préfecture. Les facteurs intellectuels ne sauraient être négligés. Les maires de la Restauration et de la Monarchie de Juillet manquaient de prestige. Songeons à Monsieur Raynal de Stendhal ou au Monsieur Beauvisage de Balzac. Entre 1848 et 1880, une révolution intellectuelle et morale se produisit. À la fin du Second Empire, on publia une abondante littérature sur la « décentralisation » qui revalorisait la fonction de maire. Tout le monde connaît les pages enflammées de Michelet sur la commune.[1]3 Faut-il nommer Proudhon ? Rappeler « Der Bürgerkrieg in Frankreich » de Marx qui voyait dans la commune un moyen de faire dépérir l’État ? Ces auteurs ne voulaient pas cumuler le pouvoir municipal et le pouvoir de l’État, mais annihiler celui-ci en le transférant à la commune. Cette conception s’est fortement enracinée dans le mouvement ouvrier français. Nous n’en voulons pour preuve que le roman de Charles Malato « La grande grève ».[1]4 Cette œuvre sans aucune valeur littéraire est un document pré­cieux sur les grèves qui de 1899 à 1901 paralysèrent à plusieurs reprises Le Creusot et le bassin minier de Blanzy. Un des personnages du roman déclare : « [… ] la commune dans les agglomérations rurales ou le syndicat ouvrier dans les villes sont la base de la cellule de l’organisation sociale future. »[1]5 Mais ce qui l’emporta avec Jaurès ce fut non pas l’utopie, mais la tradition républicaine asso­ciant mandat local et mandat parlementaire. Dans l’énumération de ces facteurs nous ne prétendons pas avoir été exhaustif.

La procédure de nomination des maires par l’exécutif mettait le cumul des mandats à la discrétion de l’exécutif. Celui-ci ne les a guère favorisés de l’an VIII à 1884 : 4 cas de 1800 à 1810, 8 cas de 1820 à 1830, 16 de 1830 à 1840, 22 de 1850 à 1870. Ni la Restauration ni la Monarchie de Juillet et le Second Empire moins que tout autre. Le cas d’Eugène Schneider I est particulièrement significa­tif. De conviction orléaniste, mais rallié à Napoléon III, à la mort de son frère Adolphe (1843), Eugène I reprit ses mandats : conseiller général, député, mais il abandonna la mairie du Creusot aux directeurs de l’usine : d’abord Lemonnier, puis son neveu Alfred Deseilligny. C’est seulement en 1866 alors qu’il était prési­dent du Corps législatif qu’il devint député-maire, comme si, pour sauver les apparences, on avait voulu masquer une extraordinaire concentration de pouvoirs. Le nombre des députés-maires s’accrût de manière sensible en 1816–1818, en 1848, en 1870 et plus encore en 1944–1945. Le député-maire appartient à la IIIe et à la Ve République. Nous avons déjà signalé que la statistique était faussée par un effet de perspective. Elle enregistre les nouveaux élus. Dans les périodes de stabi­lité, lorsque les électeurs sont entièrement libres de leur choix, ils se contentent de reconduire leur député-maire. Quelques-uns ont fait preuve d’une remarquable longévité. Élu conseiller municipal de Lyon en 1904, maire en 1905, sénateur en 1912, député en 1919, Édouard Herriot abandonna la présidence de l’Assemblée Nationale en 1954. Et combien d’obscurs dont l’histoire n’a pas gardé mémoire, n’ont pas été moins coriaces.

À partir de la IIIe République pour parvenir à la députation, la voie normale passait par un mandat local : conseiller général, conseiller municipal ou maire. Nous avons déjà cité Édouard Herriot, mais à côté de lui que de figures pittores­ques : Gaston Defferre ou Édouard Angelin Soldani président du Conseil Général du Var, maire de Draguignan et député, sorte de potentat local qui avait la réputa­tion, sans doute méritée, de faire et de défaire préfets et sous-préfets jusqu’à ce que des ennuis judiciaires vinssent mettre fin à sa carrière sans rabattre son pana­che. Et combien d’autres beaucoup plus ternes ! Il arrivait parfois qu’une person­nalité parisienne se présentât en province, soutenue par un comité local. C’était l’exception. Au lendemain de 1918, un tel personnage atterrit dans les Basses-Alpes. Il fit la tournée des maires et le directeur de l’agence de la Société Mar­seillaise de Crédit où le candidat avait ouvert un compte, vit refluer des chèques au nom de tous ces maires. Le candidat fut élu, réunit ses amis dans le meilleur hôtel de la ville et eut ces mots qui méritent de passer à la postérité : « Ce n’est pas ma victoire. C’est la vôtre. C’est la victoire de tous les honnêtes gens. » Jadis rare et destinée seulement à satisfaire l’ambition de quelques notabilités parisiennes, cette pratique a commencé à se développer au lendemain de la Première Guerre mondiale. Elle est devenue si fréquente après 1945 qu’elle a reçu un nom : le « parachutage ». Les raisons de son développement sont multiples. La première est sans doute la formation de partis organisés sur le modèle de l’État avec une direction centrale, des subdivisions régionales et locales plus ou moins subordon­nées. Les candidats sont désignés par la direction nationale, et les échelons régio­naux ou locaux agissent comme de simples comités électoraux. C’est le principe. Au départ, l’appel à des personnalités parisiennes n’avait été qu’une solution de fortune. Au Creusot, en 1924, la SFIO n’avait aucun représentant local capable d’affronter le candidat de Schneider. C’est ainsi que Paul Faure, Périgourdin sans attaches avec la Bourgogne devint maire du Creusot. Par la suite, la pratique a pris un caractère institutionnel. C’est l’investiture. La bipolarisation de la vie politique a rehaussé la valeur de l’investiture. Pour mériter celle-ci, il faut soit avoir fait ses classes comme conseiller municipal ainsi que par le passé, soit dans les organisa­tions annexes des partis – Pierre Mauroy a milité au Syndicat de l’enseignement technique, puis au mouvement de la jeunesse socialiste et il a enfin réorganisé la fédération des Clubs Léo Lagrange, ce qui constituait une véritable Hausmacht – soit enfin dans les cabinets ministériels. Et l’on a vu apparaître une nouvelle race de politiques à côté des hommes de terrain. Pour simplifier nous dirons que ce sont d’anciens élèves de l’ENA qui ont tâté un peu de l’administration dans la préfectorale, la diplomatie, les affaires sociales, etc., puis se sont attachés à un ministre et ont été « parachutés » dans quelque département où, pour consolider leur mandat parlementaire, ils sont partis à la conquête d’une mairie importante. Bordeaux est un bon exemple : Marquet (SFIO) devient député en 1924, maire en 1925, Chaban-Delmas (Gaulliste) député en 1946 et maire en 1947, Alain Juppé (RPR) député en 1986 et maire en 1995.

Le maire-député ou le député-maire, par sa seule existence, modifie sensible­ment le jeu politique. L’électorat dans la circonscription de ce dernier se déter­mine beaucoup moins qu’en Allemagne selon la conjoncture nationale ou des facteurs idéologiques ; la personnalité du candidat joue un rôle non négligeable. Un bon maire, c’est-à-dire un maire qui reçoit facilement ses administrés, inter­vient en leur faveur, un « maire utile » selon la formule d’un député-maire, tou­jours prêt à intervenir auprès des administrations non seulement départementales et régionales, mais nationales[1]6 reçoit de son mandat municipal une prime à la députation. Cela a été reconnu non sans amertume par Yves Cochet (Verts) : « Nous savons tous qu’un candidat déjà détenteur d’un mandat (maire, conseiller général, conseiller régional) dispose réellement de moyens supplémentaires par rapport à un candidat qui n’a aucun mandat. »[1]7

Les journalistes allemands pourtant bien informés en général s’indignent à ce spectacle : « Clientélisme ! » Certes le train-train quotidien risque d’occulter les grands problèmes. En revanche le député-maire reste au contact de l’électeur et doit en tenir compte autant que des instances nationales de son parti. Jean-Marc Ayrault (PS) était maire de Saint-Herblain aux portes de Nantes, conseiller général et personnalité influente du PS de Loire Atlantique. À la veille des élec­tions législatives de 1978 bien qu’il ait été mis en garde par ses amis et ses alliés, notamment par Georges Marchais, il fit supprimer par le conseil de Saint-Herblain les subventions habituelles aux écoles libres. L’influence du catholicisme demeure forte dans la région. Jean-Marc Ayrault fut battu aux élections de 1978 et n’entra au Palais Bourbon qu’en 1986. De plus, l’hétérogénéité du corps électoral dis­suade des outrances idéologiques sinon aux risques et périls du candidat et l’incline à des compromis parfois étranges. Un exemple ! Jacques Médecin a professé dès 1961 un anti-gaullisme sans concession. Il s’appuyait sur trois groupes de la population : des Niçois de souche attachés aux Médecin, sur ceux que l’on pourrait appeler les retraités du Pétainisme et enfin sur une forte colonie juive renforcée par l’afflux des « pieds-noirs ». Ces deux derniers groupes avaient une raison évidente de détester de Gaulle. Les uns lui reprochaient d’avoir laissé condamner « le Maréchal », les autres la formule sur le « peuple dominateur », « sûr de lui-même », voire la perte de l’Algérie française. Conjonction difficile qui demandait beaucoup d’habileté et de ménagements : le vieillissement des Pétainistes l’affaiblit ; elle vola en éclat lorsque le maire invita ou accueillit Le Pen et Schön­huber.

Le danger du système n’est pas dans le clientélisme. La stabilité d’un député-maire « utile » développe chez quelques-uns d’entre eux ce que l’on pourrait appeler un complexe picrocholin qui prend volontiers des formes monarchiques. Jacques Médecin aimait répéter : « Je suis le roi de Nice. »[1]8 Le mal qui sévit parmi les maires des grandes villes, frappe bien au-delà de ce cercle et n’épargne pas les campagnes. Le député-maire du Creusot faisant la tournée des conseils municipaux de sa circonscription, curieux de découvrir ce nouveau genre de réu­nion, nous sollicitâmes de Madame le Maire de Saint-Sernin l’autorisation d’assister à une de ces rencontres en témoin muet, en convive de pierre. Nous obtînmes de la dame qui se rengorgea, la réponse suivante : « Ce n’est pas une réunion publique, il s’agit de questions particulières. Voilà ce qu’on m’a dit. Je ne peux donc vous autoriser à assister à cette réunion. » Car tel est mon bon plaisir ! Quand les curés de campagne se prennent pour le Bon Dieu, comment doivent se conduire les évêques et les cardinaux ?

Le député-maire ou le maire-député dépend fortement de l’électorat local, mais cette dépendance lui procure en revanche une large autonomie envers son parti et même envers le gouvernement. La discipline de vote des groupes parle­mentaires est beaucoup moins rigoureuse en France qu’en Allemagne. On le vit bien lors de la discussion sur le PACS (pacte civil de solidarité, notamment entre deux personnes de même sexe). La loi fut tout d’abord repoussée d’une voix par l’opposition dont le nombre l’emportait sur les députés de la majorité gouverne­mentale. Ceux-ci sachant le projet impopulaire s’étaient éclipsés dans leurs cir­conscriptions afin de pouvoir déclarer à leurs électeurs qu’empêchés par des obli­gations plus impérieuses que les consignes du parti, ils n’avaient pas pris part au vote. Des hommes comme Frèche (député-maire PS de Montpellier) ou Raymond Barre (député-maire UDF de Lyon) continuent la tradition des caciques de la IIIe République et ont une liberté de langage qu’aucun député allemand n’oserait se permettre. Leur équivalent en Allemagne, ce sont les « Landesfürsten » qui, en raison de leur position au Bundesrat, ont une marge de manœuvre envers les centrales des partis et même le gouvernement fédéral. Pour illustrer par un exem­ple l’écart de liberté entre le Bundestagsabgeordnete et le député-maire fran­çais nous choisirons le cas de deux hommes : Gustav Heinemann et Jean-Pierre Chevènement. On connaît le destin du premier. Ministre de l’Intérieur du gouver­nement Adenauer, opposé au Wehrbeitrag, il donna sa démission. Dès lors, il n’était plus rien. Il put tout juste militer dans de petits partis sans espoir de gagner un siège au parlement jusqu’au jour où le SPD le découvrit pour une fonction honorifique. Jean-Pierre Chevènement est l’opposant né. Il pousse si loin l’esprit de contradiction qu’il s’oppose même à la politique du gouvernement dont il fait partie, et dont en tant que ministre de l’Intérieur l’application lui est confiée. Que faire ? Le premier ministre pourrait lui demander sa démission. Le maire de Belfort est à peu près assuré de retrouver son siège de député et mènerait alors, hors du gouvernement, une campagne encore plus dure contre le gouvernement. Enfin, ce n’est pas uniquement affaire de calcul politique, mais de calcul tout court. Entre gens bien élevés, on ne parle pas d’argent. Pourtant… il faut vivre. Un député allemand exclu par son parti ou par les électeurs de la vie politique se trouve sans ressource garantie. Le député-maire battu aux législatives conserve son indemnité de fonction qui peut dépasser 20 000 Francs mensuels dans les villes de plus de 200 000 habitants. Le cumul des mandats n’apporte pas simple­ment un confort personnel à l’élu, il a une double fonction proprement politique. Il agit comme un régulateur, voire comme un contre-pouvoir. En 1958, tous les députés socialistes de Saône-et-Loire furent battus, mais ils gardaient les mairies d’où ils entreprirent la reconquête du département. Dans le cas où le député-maire appartient à la majorité, il peut sinon infléchir, du moins freiner l’action du gou­vernement. Nous renvoyons à ce que nous avons dit à propos de Jean-Pierre Chevènement.

On pourrait s’étonner que nous accordions tant d’importance à ce phénomène, car il ne concerne aujourd’hui que 380 députés ou sénateurs-maires alors qu’il y a 36 000 communes, et encore parmi ces députés ou sénateurs beaucoup dirigent de petites localités dont l’électorat ne compte que quelques centaines, voire quelques dizaines de personnes. L’étonnement serait justifié si le député-maire ne s’intégrait à un ensemble dans lequel organisation politique et mentalités concou­rent à ménager une régulation par l’exercice de véritables contre-pouvoirs. Régu­lation ? En 1871, les législatives eurent lieu le 5 et le 8 février. L’Assemblée nationale qui siégea d’abord à Bordeaux, puis à Versailles était dominée par une majorité conservatrice et comprenait des Orléanistes, des Légitimistes. Le 30 avril eurent lieu les élections municipales. La majorité était républicaine. Les électeurs s’étaient-ils déjugés ? En aucune façon ! En février, ils avaient voté pour la paix, contre les Républicains qui voulaient la poursuite de la guerre avec la Prusse. En avril, ils condamnèrent à l’avance toute tentative de restauration de l’Ancien Régime et à plus forte raison de l’Empire. Ils voulaient une République pacifique. Resterait à étudier comment les conseils municipaux des grandes villes, mais plus encore des petites communes rurales ont préparé les élections législatives républi­caines de 1876. Vous m’accuserez une nouvelle fois d’avoir l’esprit de clocher si je cite encore une fois mon village. C’est un bon exemple. Et de plus l’étude exhaustive de ce processus dans les 36 000 communes de France dépasserait de beaucoup le cadre de cette communication.

À Saint-Sernin du Plain, le 28 août 1870, dix jours après la bataille de Saint-Privat ou Gravelotte, Pierre Brossard fut élu maire en remplacement d’Aubin Magnien, maire d’Empire. La transition fut tumultueuse. Brossard signa un acte d’état civil. Magnien ratura la signature du nouvel élu et la remplaça par la sienne. Un nouveau sous-préfet mit fin à cette querelle en destituant Magnien. Brossard était d’une vieille famille républicaine. Un ancêtre, vigneron, tenait en 1789 un cabaret juste en face de la cure : dans ce cabaret, la garde civique ou nationale prit ses quartiers pendant la Terreur. Pour adjoint, il avait Antoine Duby, un maçon qui avait exercé les mêmes fonctions sous le Second Empire. Les élections du 7 mai 1871 apportèrent une modification. Étienne Brazey-Chifflot devint adjoint. C’était un conservateur et un catholique fervent. Il contrebalançait le Jacobin. Brossard et Brazey-Chifflot furent confirmés dans leurs fonctions par un arrêté préfectoral du 27 mai 1874. Mais dès 1875 commencèrent les hostilités. En tant que trésorier de la fabrique, Brazey-Chifflot était en conflit avec Claude Laplan­che-Petit. Il eut la maladresse de demander l’avis du conseil (11 avril 1875). Le 19 août une plainte fut formée contre lui. Finalement, Claude Laplanche-Petit fut nommé adjoint en remplacement de Brazey-Chifflot (16 juillet 1876). La lutte pour la laïcité s’amorçait. C’est d’ailleurs ce rôle des conseils municipaux dans la vie politique nationale qui justifie que les maires soient associés à l’élection des sénateurs depuis 1875. On pourrait rapprocher de l’exemple précédent un autre événement politique. Le 27 janvier 1889, le général Boulanger, soutenu par la Ligue des Patriotes, fut triomphalement élu à Paris. Les députés s’inquiétèrent. Le scrutin de liste départemental amplifiait les grands mouvements qui de temps à autre s’emparent d’un peuple. Pour ne pas parler de la proportionnelle ! Le Parle­ment connaissait le remède : le rétablissement du scrutin d’arrondissement (11 février 1889). Les ardeurs patriotiques des partisans de Déroulède s’attiédirent dans les « mares stagnantes ». Attribuer à l’arriération politique des campagnes, à l’inertie d’une ignorance satisfaite d’elle-même un tel équilibre est une explication un peu courte. C’est méconnaître l’existence d’un capital de sagesse formé au cours des âges, d’une sagesse médiocre certes, refusant à la fois le rêve et le dés­espoir, soucieuse avant tout des intérêts immédiats, quelquefois aveugle et prenant des paroles de belle apparence pour le dernier mot de la raison, mais qui finale­ment a préservé le pays de bien des aventures et donné à la société une unité enviable.

Ce système est aujourd’hui menacé, car la cellule de base, la commune est atteinte d’un mal peut-être mortel. Un député n’a-t-il pas déclaré récemment : « […] il est clair que dans six ans, les communes, c’est terminé. »[1]9 Pour soixante millions d’habitants environ, la France comptait 37 962 communes en 1970, elle n’en compte plus aujourd’hui que 36 551. Malgré cette évolution, le nombre en reste très élevé et la population dans la plupart des cas trop faible. Trente mille communes (85 %) rassemblent seulement le quart de la population française. Plus de 1 000 communes ont moins de 50 habitants, 3 000 ont de 50 à 100 habitants. En Saône-et-Loire, Fontenay n’en a que 27, Grevilly 42, Epertully 44, Chatel-Moron 59, etc. qui doivent désigner un conseil municipal de neuf membres. Par la taille qui détermine en général les ressources et les compétences, les petites com­munes ne sont plus adaptées aux besoins nouveaux : distribution de l’eau, traite­ment des ordures ménagères, voire création d’infrastructures touristiques... Diver­ses formes d’intercommunalité : syndicats intercommunaux, communauté d’agglomérations, EPCI (établissement public de coopération intercommunale) à fiscalité propre se sont développées et ont entraîné de véritables transferts de compétences, souvent mal contrôlés par les conseils municipaux et à peu près incompris de la plupart des électeurs.

La décentralisation a été un trompe-l’œil. L’administration préfectorale en a profité pour se décharger sur les maires de travaux administratifs, par exemple la confection de statistiques, auxquels ils n’étaient pas préparés et que l’on pourrait très bien effectuer à la préfecture. De plus, beaucoup de maires de petites commu­nes, tout à fait conscients de leur manque de formation, ne prennent pas de déci­sion sans s’informer au préalable auprès des services compétents de ce qu’ils doi­vent faire et dansent sur une musique préfectorale. Ce que l’on a décentralisé en revanche, ce sont les responsabilités. Combien de maires poursuivis en justice pour des affaires dont ils ne pouvaient mais… Les démissions ont été nombreuses entre 1995 et 2000. Un député-maire les estimait à 1 500. Et l’on nous prédit que près de la moitié (40 %) des anciens élus ne se représenteront pas en 2001. L’exécutif en tout cas n’a pas pris à la légère ces prophéties. L’indemnité des mai­res a été augmentée substantiellement et l’on a organisé, le 14 juillet 2000, un grand banquet républicain au Luxembourg. Cela suffira-t-il ?

La vie politique a subi des transformations auxquelles les maires-députés et les députés-maires n’ont pu se soustraire. La « bipolarisation » de la vie politique a renforcé l’influence des partis dont l’« investiture » devient le saint chrême du candidat. Aujourd’hui, les Français admirent tellement l’Allemagne qu’ils se sen­tent tenus de reproduire jusqu’aux erreurs de la République de Weimar. Un député socialiste, Monsieur Billardon, nous déclarait qu’il avait reçu une double investi­ture : d’abord (souligné par nous) celle du parti, puis celle des électeurs.[2]0 Un autre député de la majorité, Bernard Roman, l’a déclaré sans ambages : « Ce sont les partis qui désignent les députés-maires. »[2]1 Nous en sommes moins persu­adés que lui. Un parti se garderait bien d’opposer à un maire populaire auprès de ses électeurs un candidat officiel à peu près sûr d’être battu à plate couture. Dans ce cas, les caciques des partis font contre mauvaise fortune bon cœur. Enfin il faut ajouter à cela le rôle subalterne laissé au législateur par la constitution de 1958.

Le gouvernement crut avoir trouvé le remède à tous les maux. On interdirait le cumul des mandats et notamment en ce qui nous concerne il serait interdit aux députés et sénateurs d’exercer une fonction exécutive locale : maire, président de conseil général, président de conseil régional.[2]2 Le projet gouvernemental était d’une parfaite hypocrisie. Il aurait été impossible d’être maire d’un bourg et député, mais rien n’empêchait d’être ministre et adjoint au maire de Belfort. Les présidents des EPCI, par exemple Pierre Mauroy à Lille à la tête d’une commu­nauté de plus d’un million d’habitants, Jean-Marc Ayrault à Nantes, Catherine Trautmann à Strasbourg, Alain Juppé à Bordeaux n’étaient pas soumis à la règle du cumul. Le débat devant l’Assemblée nationale, d’ailleurs d’une médiocrité exemplaire, fut marqué par une égale mauvaise foi. Une bonne partie de la majo­rité gouvernementale comptait fermement sur le Sénat pour corriger la loi organi­que et préserver les maires-députés et députés-maires d’une mort légale. Cepen­dant tous ou presque s’accordaient sur la nécessité de limiter les cumuls. On a cité de nombreux « recordmen » du cumul. La palme revient, semble-t-il à Monsieur Delebarre qui exercerait vingt-sept mandats ou fonctions exécutives. Un mandat et un exécutif local était considéré par les sénateurs comme une mesure raisonna­ble. En faveur du projet gouvernemental, on avança six arguments. La modernité, tarte à la crème des gens à court d’idées, fut remâchée au cours des débats.[2]3 L’adage : tout nouveau tout beau, n’ayant jamais été un principe de la philosophie politique, nous négligerons l’argument. Le deuxième est plus solide. Le métier de maire s’est transformé. Les tâches sont plus nombreuses, les responsabilités écra­santes. Le métier exige l’homme tout entier. Troisième argument, l’interdiction du cumul mettrait fin à l’absentéisme des parlementaires. C’était absurde, car les cau­ses réelles sont bien connues : l’effacement des individus derrière la discipline de parti qui transforme les députés en machines à voter et le rôle subalterne du par­lement. Quatrième argument, l’interdiction du cumul empêcherait certaines concentrations de pouvoirs malsaines qui faisaient de quelques députés-maires ou maires-députés de petits potentats locaux. Cinquième argument, une des consé­quences par­ti­cu­lière­ment néfaste de ces concentrations de pouvoirs serait suppri­mée. Le potentat local était comme ces grands arbres qui étouffent alentour toute végétation. Il ne laissait aucun avenir à ceux qui l’entouraient. Obligé de choisir entre la mairie et le Palais Bourbon, il libérerait nombre de mandats et de fonc­tions qui offriraient une nouvelle carrière... « aux jeunes et aux femmes ». On n’a reculé devant aucune démagogie. Pour parvenir à ce résultat il n’était pas besoin d’une loi organique, un peu d’honnêteté morale aurait suffi. Rien n’est plus plaisant que d’entendre un de ces cumulards vous déclarer qu’il est contre le cumul des mandats. Enfin on vit reparaître un argument qui avait été souvent employé en 1790. L’intérêt général ne pouvait être la somme des intérêts particuliers. Comme les maires représentaient des intérêts particuliers leur place n’était pas au Palais Bourbon.[2]4 La notion d’intérêt général a certes une fonction régulatrice impor­tante. L’erreur est d’en faire un principe constitutif. L’expérience a montré à quels fana­tismes la conviction de détenir et la vérité et le salut a conduit les hommes depuis deux siècles. L’opposition combattit l’idéalisme des principes en invoquant le bon sens pratique : la nécessité d’un enracinement local afin de ne pas perdre le contact avec l’électeur.[2]5 L’argument était d’ailleurs partiellement reconnu par les partisans du projet gouvernemental. Monsieur Billardon ainsi que nombre de députés de la majorité estiment qu’un député peut être conseiller municipal, géné­ral ou régional à condition de n’avoir aucune fonction exécutive. On fit valoir aussi que les com­munes dont les besoins sont de plus en plus importants devaient être représentées au parlement. Par les maires ? Ou bien par ses conseillers ?

En revanche, les questions essentielles furent escamotées et d’abord la ques­tion préalable : peut-on réformer, restaurer par décret un édifice vieux de deux siècles dont les fondations plongent dans le passé le plus lointain sans l’ébranler et précipiter sa ruine définitive ? Le projet gouvernemental primitif modifiait radi­calement l’équilibre des pouvoirs. Certes, il définissait clairement les rôles. Le député, désigné au préalable par son parti, confirmé par les électeurs, se canton­nait dans son rôle de législateur et votait les lois le plus souvent d’initiative gou­vernementale. Le maire était réduit à un rôle d’administrateur et répudiait toute l’autorité politique que deux siècles de luttes lui avaient conférée. On laissait entrevoir que le privilège d’élire le Sénat lui serait bientôt retiré et que la Haute Assemblée serait désignée elle aussi au suffrage universel. Le pouvoir exécutif était renforcé à l’encontre d’une tradition française qui de Montesquieu à Alain assignait pour tâche principale au citoyen de brider les pouvoirs.

Dans ce débat, il fut beaucoup question de « transparence », mais aucune pro­position sérieuse ne fut avancée pour garantir le contrôle des citoyens sur les dif­férentes formes d’intercommunalité qui conduisent en fait à remettre à des organes ad hoc les décisions essentielles sans qu’aucune procédure de contrôle ne soit pré­vue. Le législateur ne semble même pas avoir deviné que le fameux « apolitisme », le désintérêt des citoyens pour la politique, est lié au fait que les centres de décision sont déplacés hors du cadre institutionnel de la vie quoti­dienne. Il y a pourtant un précédent historique. Les municipalités cantonales insti­tuées par la constitution de l’an III avaient déjà entraîné ou fortifié un fort taux d’abstention aux élections, car la politique échappait à la commune. Les résistan­ces du système ancien sont encore fortes. On l’a vu lors du référendum du 27 avril 1969 pour la création des régions et la rénovation du Sénat – bien que le résultat ait été influencé par d’autres considérations que le sort du Sénat – et dans le débat sur le cumul des mandats où le gouvernement a dû renoncer à son projet initial. Saura-t-on adapter sans détruire ? Ou bien la tendance de notre époque l’empor­tera-t-elle ? Verra-t-on les pouvoirs triompher des citoyens domestiqués ?

Les systèmes allemands et français diffèrent profondément. En Allemagne, pour 80 millions d’habitants, il y a 14 561 selbständige Gemeinden : 112 kreisfreie Städte, 323 Kreise. Les autres sont des kreisangehörige Städte und Gemeinden. Rapportée à la population de l’Allemagne, la moyenne démo­graphique est de 5 700 habitants par commune contre 1 600 en France. Des aber­rations administratives comme des communes de 25 habitants y sont inconnues. L’enracinement historique est faible. Entre les glorieux Bürgermeister du Moyen-Âge, de la Réforme ou du XVIIe siècle et la promulgation des Städteordnung de 1808 (Preussische Stadtordnung) à 1874 (Bade et Hesse), il y a eu un double hiatus : la réforme vint d’en haut et d’autre part, il n’y avait pas de lien entre les transformations de la vie municipale et la grande ques­tion allemande du XIXe et du XXe siècle : l’unification de la Nation. En revan­che, le maire allemand l’emporte de beaucoup sur le maire français dans de nom­breux domaines : il est mieux formé – c’est souvent un juriste – ; il a plus d’ar­gent ; sa liberté d’action est plus grande : il est moins soumis à des contrôles tatil­lons. C’est un administrateur, non un politique. Dans ce dernier domaine, il agit par le tru­chement d’organisations corporatives : Deutscher Städte- und Gemein­debund ou Deutscher Städtetag. La législation prévoit d’ailleurs que ces organisations seront consultées dans toutes les questions concernant la vie com­munale. Un député au Bundestag peut être membre d’un conseil municipal, mais non (Ober-) Bürgermeister », car ceux-ci sont chefs d’une administration et à ce titre fonctionnaires, or il existe une incompatibilité entre Amt et Mandat. Seuls les Bürgermeister à titre honorifique (ehrenamtlich) échappent à cette incompatibilité. Cependant cette catégorie est en voie de dispa­rition, elle n’existait plus qu’en Basse-Saxe et a cessé d’exister en 2001.

Pour conclure, une considération plus générale. Le « Meyers Konversations-Lexikon » (1896) écrivait à l’article « Gemeinde » : « [...] dass in Frankreich die Gemeinde zu einem staatlichen Verwaltungsbezirk herabsank. » C’est la tarte à la crème des conservateurs allemands du baron von Stein à Edgar Jung : l’évolution organique de la société aurait été brisée en France par la Révolution de 1789 alors qu’en Allemagne, le développement aurait été « organique ». Friedrich von Stahl écrivait dans sa « Philosophie des Rechtes » :

« Die französische Revolution [...] vernichtete die ganze natürliche Ordnung der Gemeinde von Grund aus [...] Die Revolution hat so nach allen Seiten hin die Aufgabe falsch gelöst. Statt die Gemeinde als ein gegliedertes Ganzes zu beleben, so dass die Mitglieder bei er­höhter Selbstthätigkeit doch dem Beruf des Ganzen gebunden und durch ihn geei­nigt bleiben, hat sie die gliedliche Eigenschaft derselben völlig vernichtet. Die Gemeinde ist nach ihr ein blosser Menschenhaufen, und zwar zufolge der un­begränzten Freizügigkeit ein fluktuierender Menschenhaufen, machtlos gegen die Bewegung im Innern und gegen den Zudrang von Aussen, machtlos gegen die Zentralgewalt des Staates. »[2]6

Nous espérons vous avoir persuadés du contraire. C’est le système allemand qui a subi une transformation « mécanique » ou « mécaniste ». C’est d’ailleurs ce qui lui garantit un meilleur fonctionnement et fait sa supériorité.

ANNEXE

Répartition

Période

MD

MS

DM

SM

DMS

MDS

MSD

SMD

M/D

D/M

M/S

S/M

Total

1790-1800

4

2

25

8

39

1800-1810

2

2

4

1810-1820

13

2

6

21

1820-1830

6

1

1

8

1830-1840

11

2

1

2

16

1840-1850

23

2

1

9

1

36

1850-1860

7

2

1

1

11

1860-1870

4

1

2

2

2

11

1870-1880

24

5

3

2

1

2

8

3

1

49

1880-1890

11

5

1

4

2

5

28

1890-1900

6

1

2

3

1

3

2

18

1900-1910

7

2

1

1

1

6

1

1

20

1910-1920

11

4

1

1

1

1

1

20

1920-1930

13

1

6

1

1

1

1

24

1930-1940

6

1

4

1

3

15

1940-1950

25

4

13

1

1

1

1

1

1

2

1

51

1950-1960

7

4

11

1

1

3

1

28

1960-1970

12

3

5

2

22

1970-1980

22

6

13

2

1

3

1

1

49

1980-1990

9

3

9

1

1

1

24

1990-2000

12

2

10

1

25

Total

235

42

92

7

6

13

5

2

71

31

12

3

519

Signification des abréviations

MDmaire et députe, mandat simultané

MSmaire et sénateur, mandat simultané

DMdéputé et maire, le mandat parlementaire ayant précédé le mandat municipal

SMsénateur et maire, le mandat parlementaire ayant précédé le mandat municipal

DMSdéputé, maire et sénateur, dans l’ordre des mandats

MDSmaire, député et sénateur, dans l’ordre des mandats

MSDmaire, sénateur et député, dans l’ordre des mandats

SMDsénateur, maire et député, dans l’ordre des mandats

M/Dmaire, député, mandats successifs

D/Mdéputé, maire, mandats successifs

M/Smaire, sénateur, mandats successifs

S/Msénateur, maire, mandats successifs

Exercice de deux mandats 579 (16,168 %)

Nombre de maires 3 210

Récapitulation

Nombre de questionnaires 115

Pas de réponse5

Réponses incomplètes 32

Réponses complètes 78 (67,82 %)



[1] Voir tableau en annexe.

[2] Nice-Matin, 8 février 2000.

[3] Citons Jessenne, J. P., Pouvoir au village et Révolution, Paris 1987 ; Vovelle, M., La décou­verte de la politique. Géopolitique de la Révolution Française, Paris 1993 ; Lebrun, F. ; Dupuy, Roger, Les résistances à la Révolution ; Gueniffey, Patrice, Le nombre et la raison, Paris 1993 ; Dupuy, Roger (dir.), Pouvoir local et Révolution, Rennes 1995 ; auxquels on ajoutera : Agulhon, Maurice ; Girard, L. (dir.), Les maires de France, Paris 1986 ; Gorce, Jocelyne, Histoire des maires, Paris 1989, sans compter les innombrables études locales publiées à l’occasion du Bicentenaire.

[4] Voir note 3.

[5] Gueniffey (note 3), p. 33.

[6] ADSL, EE, Saint-Sernin du Plain.

[6] Voir Dupuy (note 3).

[7] Gueniffey (note 3), p. 109.

[8] Ibid., p. 138.

[9] Le député d’Arcis, ed. Rencontres Lausanne, p. 349.

[1] 0 Une ténébreuse affaire, Le député d’Arcis, La paix du ménage, César Birotteau.

[1] 1 Code des communes, art. L122.4 al. 1,2,3,4 et 122.5. Code des communautés territoriales art. 2 122 - 7 et suiv.

[1] 2 Bernard Cornut-Gentille fut élu député UNR des Alpes Maritimes en 1958 et maire de Cannes en 1959.

[1] 3 Histoire de la Révolution française, L. III ch. X, XI, XII.

[1] 4 1ère éd. 1905, 2ème éd., Le caractère en marche 1999.

[1] 5 Ibid., p. 267.

[1] 6 Déclaration de Renaud Donnedieu de Vabres, J.O., 2ème séance du 8 février 2000, p. 816.

[1] 7 Déclaration de Renaud Donnedieu de Vabres, J.O., 2ème séance du 8 février 2000, p. 813.

[1] 8 Claustre, Jean-Paul, L’art de la politique sur les bords de la méditerranée expliqué aux incrédu­les, 1999, 391 p. ; l’interview de Jean-Paul Claustre in : Nice-Matin, 06.01.2000, ainsi que la réponse de Claude Médecin, Nice-Matin, 19.01.2000.

[1] 9 J.O. n° 9, 9 février 2000, p. 825.

[2] 0 Entretien du 18 mai 2000.

[2] 1 J.O. mercredi 9 février 2000.

[2] 2 Les débats sur la loi organique et la loi ordinaire eurent lieu à l’Assemblée nationale : 26./27.05.1998, 03./04.03.1999, 08.02.2000. La décision du Conseil constitutionnel fut pro­noncée le 30.03.2000 ; au Sénat: 27./28.10.1998, 19.10.1999, 02.03.2000. Voir le J.O. aux dates correspondantes.

[2] 3 « Une révolution culturelle de la vie politique », « rénovation politique et […] modernisation de la vie politique », Frédérique Bredin ; « les promoteurs d’une modernisation authentique de nos institutions », Christian Paul ; « ouvrir un cadre nouveau de l’exercice politique dans une démocratie de représentation digne de l’avenir », Bernard Roman.

[2] 4 Notamment Bredin : « Par conséquent, un parlement chargé d’intérêts particuliers a du mal à remplir pleinement sa mission de représentation du peuple souverain. »

[2] 5 J.O. mercredi 9 février 2000, p. 811 et suiv. (F. Dhersin), p. 816 et suiv. (Donnedieu de Vabres).

[2] 6 T. II/2, Tübingen 1878, rééd. Darmstadt 1963, p. 32 et suiv.

Für das Themenportal verfasst von

Jean Philippon

( 2007 )
Zitation
Jean Philippon, La députe-maire Singularité française ou pierre d'angle de la démocratie?, in: Themenportal Europäische Geschichte, 2007, <www.europa.clio-online.de/essay/id/fdae-1417>.
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