Entre formation scientifique et formatage idéologique. La consolidation de la RDA par la cartographie scolaire
Von Manuel Meune
Confrontée à un déficit de légitimité sur la scène internationale, la République Démocratique Allemande vit dans la « bataille des cartes » un ressort puissant pour afficher son existence. La cartographie scolaire, destinée à la fois à apporter aux élèves les éléments de formation scientifique nécessaires et à assurer leur « formatage idéologique », joua nécessairement un rôle de premier plan. Les géographes de part et d’autre de l’Elbe ayant dû réécrire la carte d’Europe selon les nouvelles références en vigueur, la guerre froide fut aussi, comme en témoigne l’évolution des cartes après 1945, une guerre des noms, des signes et des couleurs. Nous nous proposons d’étudier ici quelques éléments du discours produit dans les atlas scolaires de RDA parus au milieu des années 1980, ainsi que le discours qui prévalait alors chez les géographes de RDA quant au rôle, mais aussi au prestige attribués à la cartographie, généraliste ou scolaire.
Um ihrer mangelnden internationalen Anerkennung entgegenzuwirken, begab sich die DDR in einen „Krieg der Karten“. Schullandkarten waren ein wichtiges Mittel, die Existenz des Staates anschaulich zu machen. Sie sollten den Schülern sowohl die notwendigen Elemente wissenschaftlicher Ausbildung vermitteln als auch ihre „ideologische Formatierung“ sicherstellen. Wie die Entwicklung der Landkarten nach 1945 zeigt, war der Kalte Krieg auch einer der Namen, Zeichen und Farben, den die Geografen zu beiden Seiten der Elbe bei der Neuverfassung der Europakarten nach den nun geltenden Bezugspunkten austrugen. Hier sollen einige Aussagen untersucht werden, wie sie die DDR-Schulatlanten der 1980er Jahre hervorbrachten, ebenso wie der unter DDR-Geografen hinsichtlich der Rolle und des Prestiges der allgemeinen und schulischen Kartenschreibung vorherrschende Diskurs.
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Die sozialistischen Länder waren natürlich rot gedruckt […]. Grün waren « Junge Nationalstaaten », eine sehr hoffnungsvolle Farbe. Grün war fast schon rot, weil Tomaten zum Beispiel ja auch erst grün sind, bevor sie selbstverständlich rot werden.
Thomas Brussig, Helden wie wir
Quel que soit le régime politique et l’approche didactique, l’enseignement oscille généralement entre la délivrance d’outils devant conduire l’apprenant à une pensée autonome, et l’inculcation d’automatismes sur lesquels l’individu a peu de prise. C’est à la première approche qu’on peut réserver le concept de formation. C’est davantage à la deuxième que convient la notion de formatage, qui, bien que de création récente, renvoie à une pratique ancienne, par laquelle on impose à l’individu une configuration – pour rester dans la métaphore informatique – de son environnement mental, qu’il s’agisse de principes religieux non négociables, d’une mythologie nationale sacralisée, ou d’une vision messianique de l’histoire présentée sous les habits de la science.
Guerre de l’information et de la formation, la guerre froide, dans ses aspects presque cosmogoniques, a aussi été une guerre des noms, des signes et des couleurs, comme en témoigne l’histoire de la cartographie allemande après 1945. Confrontée à un déficit de légitimité sur la scène internationale, la République démocratique allemande a ainsi vu dans la « bataille des cartes » un ressort puissant pour afficher son existence, et la cartographie scolaire y a joué un rôle de premier plan. Les atlas scolaires parus dans les années 1980, lorsque rien ne semblait devoir ébranler les fondements idéologiques et politiques de la RDA, offrent une illustration éloquente des effets conjugués du formatage et de la formation ; il convient toutefois, dans un premier temps, de les replacer dans le discours général sur la cartographie, tel qu’il se manifeste dans la dernière décennie d’existence de la RDA.
Le discours des géographes de RDA sur l’évolution de la cartographie
1985 – l’apogée d’une tradition prestigieuse
Au-delà de l’affirmation récurrente de la nécessaire conformité de la cartographie aux « lois de l’histoire », il apparaît, tout au long des années 1980 – une décennie colorée par la discussion historiographique sur l’« héritage et la tradition » et par le retour en grâce de figures telles que Luther ou Frédéric II de Prusse – que les manuels continuent de chercher à conforter le jeune État, mais en ajoutant à sa raison d’être idéologique une orientation culturelle authentiquement « allemande », susceptible de désamorcer les reproches d’artificialité :
Die kartografischen Werke waren stets Ausdruck des Standes der gesellschaftlichen und ökonomischen Entwicklung sowie der Kultur der jeweiligen Gesellschaft. […] Genauso, wie die Entstehung und die Entwicklung der DDR das gesetzmäßige Ergebnis des jahrhundertlangen Kampfes der fortschrittlichen Kräfte des deutschen Volkes für einen neuen, humanistischen Staat sind, reichen die historischen Wurzeln des Vermessungs- und Kartenwesens in unserer Republik weit in die deutsche Geschichte.[1]
C’est en 1985 que cette tendance est la plus manifeste, lorsque la RDA fête fièrement le bicentenaire de la grande maison d’édition de Gotha, fondée en 1785 par Justus Perthes. Nationalisée en 1953, elle est devenue le VEB Hermann Haack, en l’honneur du pionnier de la cartographie – en particulier scolaire – qui, à quatre-vingts ans, avait accepté d’associer son nom à l’entreprise, bien que réticent à l'idée de cautionner scientifiquement le régime. Dans l’ouvrage collectif paru à l’occasion du jubilé[2], les géographes de RDA rendent hommage à leurs prédécesseurs, s’inscrivant dans le sillage de Adolf Stieler – dont le Handatlas fut édité de 1831 à 1925 – ou Heinrich Berghaus – qu’Alexander von Humboldt avait chargé de compléter son Kosmos par un physikalischer Atlas. On y note une volonté de profiter de l’aura d’une discipline dont les lettres de noblesse sont venues de l’est de l’Allemagne, et de la récupérer au profit du premier État allemand socialiste. Cette commémoration est manifestement la bienvenue pour ancrer la fragile histoire de la RDA dans une lignée plus glorieuse. Si l'essor de la cartographie est, sans surprise, présenté comme lié au « nouveau départ démocratique » de 1945 et à l'« aide désintéressée » de l'URSS, les rédacteurs se montrent pourtant fiers des manifestations d’indépendance à l'endroit de celle-ci : alors qu’il avait d’abord été question, pour concevoir le nouvel atlas mondial, d’acheter les droits de l’Atlas Mira soviétique, une solution « nationale » n’a-t-elle pas vu le jour sous la houlette de Haack, dont le Großer Weltatlas (1965) brille, précise-t-on, par sa vocation à consolider les connaissances scientifiques, politiques et géographiques acquises dans le système scolaire ?[3]
L’hommage à la cartographie scolaire « progressiste »
Cet hommage aux générations passées de cartographes vaut aussi pour la cartographie scolaire, et l’ouvrage commémoratif souligne qu’elle est injustement délaissée par la recherche – bien qu’essentielle dans l’édifice du savoir – et que les atlas scolaires sont aussi anciens que les atlas traditionnels. C’est encore Stieler qui incarne la tradition dans laquelle on souhaite s’inscrire :
Erwähnt muß an dieser Stelle auch die Tatsache [werden], daß aus dem STIELER-Handatlas bereits 1820 mehrere Karten unter dem Titel « Kleiner Schulatlas über alle Theile der Erde nach dem neuesten Zustande » entwickelt wurde, […] und die Gothaer Tradition in der Schulatlaskartographie somit begründet wurde, die auch in der heutigen Zeit ihre Fortsetzung findet.[4]
Au-delà des atlas sous forme de livre relié, les atlas muraux (Wandatlanten) – en particulier historiques – se voient attribuer une importance primordiale, puisqu’ils peuvent être diffusés plus rapidement. Les pionniers – Emil von Sydow et Carl Anton Bretschneider[5] – sont évoqués, pour avoir ouvert la voie à Hermann Haack au début du XXe siècle[6], et avoir préparé les réalisations modernes du VEB. Et lorsque, en 1973, a commencé la parution des deux tomes du Atlas zur Geschichte – une œuvre particulièrement emblématique du rôle propagandiste assigné à la cartographie –, l'entreprise a pu disposer d’un fonds riche pour concevoir sa nouvelle génération de cartes historiques murales. Alors qu’auparavant, on avait souvent adapté des cartes soviétiques ou eu recours à des cartes allemandes conçues avant la guerre, l’atlas mural des années 1980 pouvait enfin mettre en valeur efficacement les enseignements de la « science historique marxiste-léniniste », et il constituait, faisait-on valoir, l’adéquation parfaite entre fond et forme, entre techniques didactiques et contenu historique.[7] La question du lien entre pédagogie et idéologie politique est abordée dans plusieurs articles, et, pour la période de l’avant-guerre, de façon à la fois directe et attendue. Ainsi Franz Köhler, dans son hommage à Sydow, dénoue le paradoxe apparent voulant qu’une révolution cartographique émane d’un officier prussien, en précisant que c’est dans la Thuringe « progressiste » qu’il a développé sa méthode novatrice :
Auf den ersten Blick erscheint die Tatsache verwunderlich, daß EMIL von SYDOW als preußischer Offizier und Kadettenlehrer entscheidende Impulse für die Wandkarte als modernes Unterrichtsmittel auslöste. Die Schulverhältnisse im feudalen Deutschland waren so unterentwickelt, die Lehrerseminare unter der Leitung der Geistlichkeit so rückständig, daß es ein Wunder gewesen wäre, wenn die Wandkarte aus diesen Kreisen hervorgegangen wäre. « Wissen ist Macht ! » galt für die Herrschenden, nicht zuletzt für das Machtinstrument der Hohenzollern, für das preußische Offizierskorps, aus dem die didaktisch-methodische Neuerung hervorging. […] SYDOW suchte und fand für die Durchsetzung seiner Unterrichtsmittel Förderung und verlegerisches Verständnis außerhalb Preußens in dem thüringischen Kleinstaat, der vorher schon mehrfach Fortschritte für die Allgemeinbildung ausgelöst hatte und Anfang der 60er Jahre, auch wieder im Unterschied zu Preußen, eine fortschrittliche Schulgesetzgebung erließ.[8]
La transition du fascisme au socialisme : du non-dit à la litote
Le rapport entre idéologie et pédagogie est en revanche plus problématique lorsque l’on se rapproche des représentants de la génération de Haack. Köhler déplore, dans un vocabulaire très orthodoxe, leur myopie idéologique, leur propension à voir la société comme le fruit de l’action de « personnalités historiques », au lieu de la penser en termes d’« évolution » et de « contradiction ». On remarque toutefois une volonté de ne pas stigmatiser les personnages « sacrés » qui, s'ils ont dû travailler dans une société impérialiste, ont su défendre leur vision « humaniste » :
Die vorherrschenden Geschichtsmethodologien förderten die Behandlung historischer Persönlichkeiten und historischer Werke, über die zwar wertvolle Beiträge entstanden, mit denen aber Entwicklungsdenken umgangen werden konnte. Entwicklung durch Widersprüche und in Widersprüchen stellte das herrschende Gesellschaftssystem in Frage, war also für bürgerliche Geschichtsschreibung nicht opportun. […] Wenn hier die Wandatlanten von HERMANN HAACK behandelt werden sollen, dann ist das die Darstellung einer Leistung unter imperialistischen Verhältnissen, die durch scharfe Widersprüche gekennzeichnet waren. Einerseits ist diese Gesellschaft im Niedergang begriffen, andererseits brachte sie Fortschritte, wie in den Wandatlanten, die im humanistischen Anliegen und persönlichen Engagement des Kartographen und Herausgebers verständlich werden.[9]
Il importe, pour promouvoir le personnage emblématique qu’est Hermann Haack au rang des cartographes progressistes, sinon socialistes, d’insister sur son engagement, sur le lien qu'il établit entre les atlas muraux et l'éducation, et de suggérer qu’il a préparé la rupture de 1945. On fait de lui un précurseur de la Volksbildung telle qu'elle sera généralisée en RDA, par ses aptitudes techniques – palette de couleurs didactiquement performante, lisibilité des cartes[10] –, mais surtout par son cheminement politique, puisqu’à l’arrivée du nazisme, qui privilégie les cartes politico-économiques, Haack doit renoncer à terminer son atlas physique sous la pression politique :
[Haack entschied sich] für die Entwicklung der Schulwandatlanten, d.h. letztlich für die Volksbildung. Daß dieses Anliegen am « Physikalischen Wandatlas » bis 1945 nicht verwirklicht werden konnte, ist ein Scheitern an den imperialistischen Realitäten. Den letzten Stand der Wissenschaft in das Volk zu tragen, dagegen hatten die Herrschenden Bedenken, dafür fehlte es an Mitteln. Dieses Scheitern humanistischer Bestrebungen in der allgemeinen Krise des Kapitalismus ist kein Einzelfall. Erst die Macht der Arbeiter und Bauern schuf die Bedingungen, um die Wissenschaft in einer neuen Qualität in die Schulen, in die Betriebe und Einrichtungen als Produktivkraft zu tragen.[11]
Mais s’il n’a pas réussi, avant la guerre, à imposer sa vision d’une cartographie à vocation universaliste, Haack n’en reste pas moins le principal héros de l’institution de Gotha :
Das schmälert keineswegs seine große Bedeutung für die Erfüllung der kultur- und bildungspolitischen Aufgaben der Verlagskartographie in der DDR und ganz besonders für die Entwicklung und Profilierung der Geographisch-Kartographischen Anstalt Gotha.[12]
Dans le deuxième article consacré aux atlas muraux historiques, Willy Stegner rappelle, sur le ton de l’évidence, le lien qu'entretient toute carte avec la « vision historique dominante » ; cette généralisation, même relativisée par une citation, n’exclut pas une légère prise de distance avec l’objectivité de la « science historique » socialiste :
Auch die Geschichtswandkarte ist letztlich – wie jede Geschichtskarte – die Widerspiegelung des jeweils vorherrschenden Geschichtsbildes. […] FIALA (1967, S. 29) formuliert es so : « Lokalisation des Historischen im Geschichtsunterricht und in der Schulkartographie sind auf das engste mit den politischen und methodologischen Grundlagen der jeweiligen Gesellschaftsordnung und dem Charakter ihres Schulwesens verbunden ».[13]
Se consacrant lui aussi à Haack, l’auteur rappelle que ses collaborateurs, formés à l’école prussienne, souhaitaient développer l’instinct patriotique des jeunes esprits. Mais alors qu’il entend se démarquer d’un système intrinsèquement différent, le vocabulaire cité n'est pas sans évoquer le formatage idéologico-militaire des élèves en RDA, où internationalisme et pacifisme rimaient souvent avec patriotisme et nationalisme. Même s’il ne s’agit pas d’une volonté consciente d’aborder le lien entre école et politique en RDA, le parallèle entre les systèmes d’éducation, entre leurs objectifs proclamés, surgit inévitablement :
Alle drei Pädagogen waren durch das preußische Schulsystem geprägt worden, das in jener Zeit Geschichtslehrer mit vorwiegend deutsch-nationaler Gesinnung formte. So erklärte sich auch die programmatische Begründung für das Wandkartenwerk, die BOHNENSTAEDT (1912, S. 5) formuliert : « wir haben vielmehr die Gedankenrichtung der heranwachsenden Jugend derart zu orientieren, daß sie instinktiv vaterländische Interessen unter dem Gesichtswinkel weltwirtschaftlicher Fragen zu erfassen und daß sie dementsprechend weltpolitisch zu denken und zu handeln lernt ».[14]
Une autre question délicate, celle de la résistance à l’idéologie dominante, est présente lorsque l’auteur aborde directement le nazisme, et qu’il rappelle que Haack, n’ayant pu se « soustraire entièrement » à la contamination du nationalisme exacerbé, et ayant dû tenir compte d’idées qui lui étaient « étrangères », n’a jamais été en pointe idéologiquement. Et si certaines cartes ont été ajoutées sous le nazisme[15], Stegner fait valoir que c’est un collaborateur qui y a travaillé, sans que le nom de Haack n’y soit associé :
Die tiefgreifende Krise in Deutschland nach der Niederlage des deutschen Imperialismus 1918 und der Versailler Vertrag förderten die Ausbreitung nationalistischen und chauvinistischen Gedankengutes. Auch HAACK und seine Mitarbeiter haben sich dem nicht ganz entziehen können. Als Herausgeber hatte HAACK bei Geschichtsthemen auch andere, ihm fremde politische und zeitgeschichtliche Auffassungen zu berücksichtigen. Von den Bearbeitern des « Großen Historischen Wandatlas » hat nach 1933 SCHMIDT mit seinen Veröffentlichungen Positionen der Nazi-Ideologie vertreten. […]
[Diese Karten] entfernten sich sowohl in ihrer Funktion und politischen Diktion als auch in den Darstellungsmethoden auffällig von den unter HAACKs Leitung vor 1933 herausgegebenen Geschichtswandkarten. 1941/43 wurde der « Große Historische Wandatlas » sogar noch um eine VII. Abteilung, Karten zu den faschistischen deutschen Eroberungskriegen, erweitert. Die Karten der VII. Abteilung wurden nicht mit dem Namen des inzwischen siebzigjährigen HAACK in Verbindung gebracht.[16]
Chez Köhler également, c’est au nom de la marginalisation professionnelle de Haack en 1933 qu’est appuyée la thèse selon laquelle il n’a jamais été suspecté de racisme caractérisé, même s’il n’a pu échapper aux « conceptions politiques différentes » de ses collègues. Son parcours idéologique, qui illustre pourtant bien le lien ambigu entre compétence scientifique et orientation politique, ainsi que la question de la continuité d’une entreprise culturelle d’un régime à l’autre, est présenté comme peu problématique :
Als Herausgeber hatte HAACK, vor allem bei den Geschichtsthemen, andere politische Auffassungen und Haltungen zu tolerieren [...]. Auch muß man die Werbung des Verlages von HAACKS eigenen Aussagen unterscheiden. Rassismus und Chauvinismus waren in HAACKS eigenem Schaffen seltene Ausnahmen. Nicht ohne Grund wird er nach 1933 allmählich aus allen verantwortlichen Positionen gedrängt.[17]
Et si les mécanismes d’éviction de scientifiques peu dociles ne peuvent que rappeler certaines pratiques en terre communiste, il n’est pas question de pousser la réflexion, et la transition de 1945 semble aller de soi :
Die im August 1945 eingeleitete demokratische Schul- und Bildungsreform und das « Gesetz zur Demokratisierung der deutschen Schule » vom Juli 1946 orientierten Pädagogen und Verlage auch auf die geistige Erneuerung der schulkartographischen Erzeugnisse. Zwischen dem Gothaer Verlag und dem Verlag Volk und Wissen begann eine langjährige Zusammenarbeit bei der Entwicklung progressiver Schulkarten.[18]
Parfois, c’est une litote qui permet de surmonter la contradiction, lorsqu’on explique que les éditeurs de cartes, entre 1933 et 1945, n’auraient été que « plus ou moins » liés à la diffusion de l’idéologie fasciste : « Die kartographischen Verlage in Deutschland waren mehr oder weniger an der Verbreitung faschistischer Ideologie beteiligt gewesen ».[19] Plutôt que de préciser que la table rase n’existe guère et que la bonne marche de l’établissement exigeait, en 1945, qu’on ne désavoue pas en bloc des géographes qualifiés, on justifie ainsi une dénazification qui peut rétrospectivement apparaître partielle. C’est entre les lignes que naît chez le lecteur – et sans doute chez certains auteurs – la question de l’éventuelle proximité ou de la comparabilité entre systèmes : car à trop insister sur la désidéologisation de l’enseignement de la géographie après la guerre[20], surgit l’idée qu’en RDA aussi, la carte peut être un instrument autant idéologique que scientifique.
Dans le contexte de la rectitude politique en vigueur, toute référence directe à la censure dans la réalisation des cartes apparaît inconcevable. Le tabou n’est effleuré que lorsqu’il est question, dans les manuels à destination d’étudiants de cartographie, des instances de « régulation et de planification de l’écrit » ou du respect de la « conception unifiée et politiquement juste du contenu des cartes » (« die einheitliche und politisch richtige Gestaltung des Karteninhaltes »).[21]Et parce que la force visuelle des cartes peut familiariser avec les concepts les plus abstraits, on revendique comme essentiel leur rôle en matière d’éducation scolaire, comme dans le domaine de l’« éducation socialiste » : « Die Hauptanwendung dieser Methode liegt auf dem Gebiet der Agitations- und Propagandakarten für die massenpolitische Arbeit ».[22] Pourtant, comme s’il s’agissait de ne pas insister sur une tâche dont on sait qu’elle s’éloigne de la fonction du cartographe, c’est encore sous forme de litote qu’on évoque la vertu propagandiste de la carte, support « non négligeable » dont il ne faut « pas sous-estimer » le rôle dans l’application de la doctrine marxiste-léniniste :
Propagandistische Aufgaben. Da die Karte ein wichtiges Kommunikationsmittel ist, spielt die klassenbewusste Anwendung der Lehren des Marxismus-Leninismus in der Kartographie eine nicht zu unterschätzende Rolle. […]
Keine geringe Bedeutung haben Karten bei der Unterstützung im Kampf für den Frieden und den Fortschritt in der Welt. [...] Sie fördern damit das Erkennen und Verstehen gesellschafts-politischer Zusammenhänge und tragen so zur Stärkung der Bewußtseinsbildung bei.[23]
Les atlas scolaires dans la RDA des années 1980
La spécificité de la formation scientifique : une affaire de vocabulaire ?
Qu’en est-il finalement, dans les années 1980, du rapport entre formation et formatage dans l'enseignement de la géographie ? Lorsqu’on compare les programmes scolaires de RDA et de RFA, il n’apparaît guère de différence dans la relation entre sciences exactes, sciences humaines ou formation artistique. Au-delà de la variation de contenu politique dans les cours à dimension sociale, la RDA s’oriente largement vers les représentations internationales communes de ce que devrait être une éducation compétitive. Le discours veut certes qu'en terre socialiste, les réflexions didactiques soient plus « scientifiques » que dans un système voué à masquer les ressorts de l’histoire. Mais certaines professions de foi pédagogiques, concernant le développement de la créativité individuelle – « sozialistische Schöpfungskraft », « allseitige harmonische Bildung der Persönlichkeit und der sozialistischen Tugenden » –, se rapprochent de celles qui sont en vogue dans les pays capitalistes, et ne font qu'ajouter à des concepts consensuels l'adjectif requis par le système de référence. Autre évidence : si certains refusent une science géographique « gratuite », qui ne serait pas mise au service du progrès social, de nombreuses analyses, portant sur les ressources naturelles ou l’aménagement du territoire, apparaissent découplées du contexte idéologique, et ne situent pas constamment leur discours dans le cadre de la scientificité des analyses marxistes-léninistes.
Si l’on se penche sur les atlas scolaires[24], il apparaît – sans qu’il s'agisse de se livrer ici à une analyse détaillée des cartes de géographie physique ou climatique – que ceux-ci ont, d’abord, un contenu scientifique manifeste. Si le primat de l’économie entraîne une multiplication des cartes économiques, leur contenu informatif est globalement comparable à celui qu’on trouve dans des atlas occidentaux. Par ailleurs, les cartes à contenu culturel, portant sur les régions linguistiques, les groupes ethnoculturels ou religieux, sont certes rarissimes, ce qui correspond bien à la sacralisation des États nationaux comme entités politico-économiques, et à une sous-valorisation traditionnelle de la complexité culturelle comme facteur historique ; dans les atlas de RDA, ce type de cartes existe en général uniquement pour les autochtones d’Amérique et d’Océanie, ou pour les peuples africains présents avant la colonisation européenne – tous faciles à instrumentaliser pour démontrer les méfaits du capitalisme –, mais pas pour les « Blancs ». Cependant, dans les pays capitalistes, ces cartes, assurément moins rares, sont loin d’être un élément constitutif primordial des atlas scolaires. S’il est donc difficile de faire apparaître des différences substantielles en matière de formation, il est en revanche plus fécond de relever les particularités du formatage en RDA – étant entendu que tout atlas, par l’image du monde forcément hiérarchisée qu’il diffuse, est par définition un lieu de conditionnement puissant.
Renforcer l’identification des élèves avec la RDA
Dans l’atlas des petites classes, la majorité des cartes concernent la RDA, puisqu'il s’agit, avant d’aborder le vaste monde, d'ancrer le sentiment d’appartenance nationale. Ce phénomène, courant, est commun aux atlas de très nombreux pays. On remarque néanmoins que sur la couverture de l’ouvrage, le centrage national est aussi, nettement, un cadrage politique et idéologique. Non seulement on trouve, au milieu de la page, une carte physique de la RDA se détachant sur fond rouge, avec ombre portée – et un trou à l’emplacement de Berlin-Ouest –, mais aussi, à la marge, des références destinées à promouvoir différents types d’identification à la RDA, de la variété paysagère à la transcendance historique : deux symboles ruraux générateurs de Heimatgefühl (plaine et lacs, montagnes et forêts), un emblème urbain (le skyline de Berlin-Est, où l’éminence de la Tour de télévision peut renforcer la fierté pour une capitale aux contours juridiques évanescents), deux symboles économiques de l’État des ouvriers et paysans (l'écheveau de tuyaux d’une usine chimique, et une batterie de moissonneuses), mais aussi le symbole de la légitimité politique du pays – le monument à la mémoire des victimes du fascisme à Buchenwald.
Après une première page « technique » consacrée au passage d’une photographie aérienne à une représentation cartographiée – un classique dans les atlas scolaires –, on découvre une carte des arrondissements centraux de Berlin. La vocation représentative dévolue à la « capitale de la RDA » y est affirmée avec plus de force encore que sur la couverture, où le message politique était dilué : les images représentent le Staatsratsgebäude, le Palast der Republik, le siège du SED, l’Université Humboldt, le Deutsche Staatsoper, Alexanderplatz, et, refermant la marche, le monument soviétique de Treptow.[25] Sur les cartes suivantes – la RDA et les alentours de Berlin-Est –, le jeune élève n’est confronté à l’altérité politique que de façon très allusive, par le mot Westberlin figurant dans le no man’s land de couleur terne, à peine strié de nervures bleues représentant les cours d’eau, et qu’on retrouve dans plusieurs cartes qui « insularisent » la RDA – celle-ci y apparaît bordée et bardée de « frontières d’État », mais les territoires adjacents ou enclavés ne sont pas nommés, comme s'il s'agissait, par effet de contraste, d'intensifier la visibilité du pays, de densifier son existence. Pourtant, si on ne trouve pas de carte « panallemande », il existe une carte des températures et précipitations dans la région du Brocken, qui apporte les mêmes détails pour le tiers consacré au versant ouest-allemand.[26] On note donc un certain équilibre entre la volonté de ne pas tabouiser complètement la question des frontières, et un traitement des territoires avoisinants qui reste minimal. Il demeure politiquement plus facile de sensibiliser à la division allemande par la climatologie qu’en donnant des précisions sur les échanges économiques interallemands.
Si aucune carte n'est directement consacrée aux problèmes écologiques, largement occultés, l’ampleur de l’empreinte humaine sur les paysages apparaît lorsqu’il est question de l’extraction du lignite, près de Senftenberg : des cartes représentant la situation en 1850, 1960 et 1980, soulignent la transformation du milieu naturel, mais grâce à une projection pour 2000, où figurent de futurs lacs aménagés, émerge la perspective du repaysagement, une façon de répondre accessoirement aux critiques concernant les désastres écologiques.[27] L’atlas des grandes classes, tout en s’ouvrant sur le monde, reste centré sur la RDA. Si, dans les années 1950, les atlas reflétaient les ambiguïtés originelles et commençaient par des cartes de l’Allemagne entière – dans les frontières de 1945 –, l’époque est révolue, et comme tout atlas « national », l’ouvrage est inauguré par les cartes du pays éditeur.[28] Suivent des cartes de l’Europe de l’Ouest et des pays alpins, et, après la Suisse et l’Autriche seulement, de la RFA. Mais si, symboliquement, on ravale cette dernière au rang d’État germanique parmi d’autres, c’est tout de même à ce pays qu’on consacre le plus de cartes parmi les pays capitalistes (5 sur 29). Berlin-Ouest ne fait, logiquement, pas partie de la carte de la RFA, mais comme cette « entité distincte » ne dispose d’aucune carte spécifique, l’élève de RDA n’a aucun moyen d’en connaître par exemple la densité démographique, ou de savoir avec quelles autres entités elle entretient des liens économiques. On trouve ensuite les cartes des autres États d’Europe, celles d’URSS (14), et enfin celles des autres continents, selon un ordre peu signifiant dans un atlas globalement eurocentriste – où, parmi les pays lointains, seuls la Chine et Cuba disposent de leur propre carte. Comme dans tout ouvrage de ce type, l’ordre et le nombre des cartes traduisent à la fois les réalités géographiques et l’ancrage politique prioritaire, mais d’autres éléments, liés à l’utilisation des couleurs, interviennent ici pour orienter idéologiquement le regard des élèves.
La sensibilisation à la « frontière rouge »
Dans une « théorie des couleurs » très aboutie, qui mêle intimement les considérations de didactique et de politique, le rouge rafle les honneurs, couleur des climats chauds mais surtout « couleur du drapeau de la classe ouvrière », dont l’utilisation dans les cartes politiques, précise un manuel de cartographie sous forme de litote, « n’est pas sans revêtir un sens profond » :
Die Farbe Rot wirkt auffallend und belebt die Abbildung. [...] Das den warmen Farben zuzurechnende Rot wird z.B. in Klimakarten zur Darstellung der Wärmegebiete, in geologischen Karten als Symbolik für vulkanische Gesteine verwendet. Rot ist aber auch die Farbe der Freiheit, die Farbe der Fahne der Arbeiterklasse. So entbehrt es nicht eines tieferen Sinns, wenn diese Farbe häufig in Geschichtskarten oder in politischen Karten für revolutionäre Bewegungen und sozialistische Staaten Anwendung finde.[29]
On retrouve, dans les atlas scolaires, l'agencement des couleurs pratiqué dans les atlas historiques[30], en particulier l'utilisation du rouge et du noir (ou du bleu) pour traduire la marche des « forces progressistes ou révolutionnaires » : « Die Leitfarben für Signaturen zur politischen Geschichte – Rot und Schwarz – bringen die Wertungen historischer Ereignisse als fortschrittlich bzw. reaktionär zum Ausdruck ».[31] Les drapeaux, flammes, étoiles et autres symboles géométriques rouges, bien que moins nombreux que dans certains atlas thématiques, sont présents, en particulier dans le cas de l’Afrique. À la différence des autres continents, qu’on ne présente que sous l’angle de la géographie physique et économique, l’Afrique a droit à trois cartes historico-culturelles – avant l’arrivée des Européens, en 1914, et en 1983.[32] Dans la carte de 1914, on reconnaît la petite flamme rouge stylisée, principal repère visuel du système de représentation et symbole de l’unité idéologique, emblème des « combats progressistes » représentant ici les « soulèvements anti-coloniaux et les combats pour la liberté ». Le choix de ce continent pour rappeler que la géographie est indissociable de la marche de l’histoire n’est pas fortuit, puisque l’Afrique est un enjeu central de la guerre froide et qu’on souhaite la présenter comme emblématique des espaces appelés à rejoindre le socialisme – et donc à rougir sur la carte.
L’utilisation systématique du rouge traduit particulièrement bien l’obsession de la « frontière » – dans une variante marxiste-léniniste du mythe nord-américain –, celle d’une limite entre les territoires acquis à la « civilisation » – le socialisme – et le far west capitaliste, en butte au chaos. Dans la mise en scène qui ouvre l’atlas scolaire des petites classes, on fait se succéder trois cartes représentant l’état du monde en 1922, 1949 et 1984, et chaque élève peut ainsi voir la peau de chagrin capitaliste, encore bleue, reculer sous les assauts de la couleur rouge, qui sature peu à peu les cartes pour illustrer la progression et la victoire prochaine du communisme. Ces cartes de référence occupent une place de choix, hors pagination, en début d’ouvrage, comme pour assurer l’imprégnation première, donner la tonalité générale avant les considérations plus directement géographiques.[33] Ces cartes inaugurales offrent l’adéquation parfaite entre une Weltanschauung au sens intellectuel et une Welt-Anschauung au sens littéral, sensible : embrasser d’un regard le globe et en observer la configuration de couleurs, c’est déjà, un peu, en accepter les fondements philosophiques.[34]
L’obsession frontalière
On retrouve par ailleurs l’obsession de la frontière au sens habituel du mot, dans laquelle on ne peut que voir un reflet paradoxal du manque de sécurité existentielle qui est celui d’un pays aux frontières contestées. Dès l’atlas des petites classes, la légende générale distingue pas moins de quatre types de frontière : la « frontière d’État », la « frontière d’État coïncidant avec un cours d’eau » (Staatsgrenze im Wasserlauf), la « frontière non fixée définitivement » (nicht feststehende Grenze), et la « ligne de démarcation militaire et ligne de contrôle »– pour la Corée, l’Inde et le Pakistan. Sur la carte du COMECON figure même un cinquième type de frontière – la « ligne d’appartenance étatique des îles » (Linie der staatlichen Zugehörigkeit von Inseln)[35] –, tandis que pour les différentes cartes du monde, il est systématiquement précisé que « toutes les entités politico-territoriales ne sont pas représentées », et qu’on recourt à des astérisques pour indiquer en légende que la Namibie est un « territoire sous la responsabilité directe de l’ONU actuellement occupé illégalement par la République sud-africaine », ou que le toponyme Berlin s'applique à « Berlin, la capitale de la RDA et Berlin-Ouest ».[36]
L’orientation politique se renforce dans les cartes mondiales de l’atlas des grandes classes, qui non seulement reprennent les indications mentionnées plus haut, mais représentent les entités territoriales avec une insistance sur le tracé des frontières terrestres ou maritimes peu commune dans les atlas comparables : le trait gras pointillé, violet foncé, ressort parfaitement et englobe par exemple dans un même cercle les îles britanniques de l’Atlantique Sud (Ascension, Sainte-Hélène et Tristan da Cunha), alors que la plupart des atlas, lorsqu’ils jugent utiles d’en préciser l’appartenance nationale, se contentent d’indiquer br. entre parenthèses, et usent d’une couleur peu visible. Sur les cartes à plus petite échelle, on précise de façon encore moins équivoque l’appartenance nationale du moindre îlot – comme l’île française de Tromelin, inhabitée et située à 600 kilomètres au nord de la Réunion. Le souci d’exhaustivité est cependant moindre lorsqu’il s’agit de certains contentieux territoriaux, et qu’on précise uniquement les doléances de pays du Tiers-monde face à des pays capitalistes – comme pour les îles Chagos ou Malouines, britanniques, revendiquées respectivement par Maurice et l’Argentine –, alors qu’il n’est pas question d’évoquer la revendication par le Japon des îles Kouriles, soviétiques.[37]
Endonymes et exonymes : choix de langue et dégermanisation
D’autres indications précieuses sont fournies lorsqu’on observe l’utilisation des endonymes et des exonymes.[38] Tous les atlas de RDA, dès les années 1950, ont généralisé les endonymes, et dans les années 1980, les manuels ou textes d’accompagnement des atlas généralistes évoquent en détail « le droit de tout État de voir les objets géographiques situés sur son territoire désignés dans la langue de son peuple », précisant qu’en cas de multilinguisme institutionnel, les objets « relevant de différentes zones linguistiques sont écrits dans ces différentes langues ».[39] Comme s’il s’agissait de compenser l’obsession collective liée aux entraves au voyage par une exactitude irréprochable dans la désignation des réalités lointaines – l’appropriation du monde par le Verbe devenant une forme d’évasion –, on renvoie même le lecteur, dans certains atlas, à un lexique de correspondance toponymique ou à des règles de prononciation concernant plus de trente langues.[40]
Si le choix des toponymes est justifié par le souci d’une transcription « scientifique », sa signification est souvent beaucoup plus politique. Rappelons que dès 1950[41], les territoires qui, dans les cartes de RFA, sont « sous administration polonaise », apparaissent sous pleine souveraineté polonaise dans celles de RDA, où ne figure aucun toponyme allemand : Stettin et Breslau n’existent plus que sous les traits de Szczecin ou Wrocłav. Cette dégermanisation symbolique entérine celle, bien réelle, qui fait suite aux déplacements massifs de population en 1945. Les cartes de RDA prennent acte de la nouvelle donne politique, en même temps que la Vertreibung est refoulée dans l’indicible politique – donc cartographique. Lié officiellement à la volonté de se démarquer de la germanisation paroxystique des toponymes sous le nazisme, ou du « revanchisme » qu’on prête à la RFA, le sacrifice des noms allemands – toute fondation s’établissant par un rituel sacrificiel – permet à la RDA de consolider son identité, quitte à remettre à plus tard l’assomption d’un passé complexe.
Cette « dégermanisation » transparaît également dans les atlas scolaires cités, et elle est très frappante lorsqu’il est question d’une autre zone historiquement sensible, l’Alsace et la Moselle. Comme si les noms en allemand étaient devenus du jour au lendemain étrangers au territoire de référence, on utilise uniquement les toponymes français, non seulement pour des villes dont les dénominations allemande et française diffèrent passablement (Diedenhofen/Thionville; Schlettstadt/Sélestat), mais aussi pour Strasbourg, qui, dans les atlas ouest-allemands, est le plus souvent restée Straßburg – même quand Mülhausen devenait parfois Mulhouse. Pourtant, la logique « universelle » visant à bannir les exonymes allemands afin de respecter les « peuples » est souvent mise à mal : contrairement à la Pologne, la Tchécoslovaquie, dont le cas est sans doute jugé moins sensible, a ainsi droit à une carte où coexistent toponymes tchèques et allemands (Budweis et České Budějovice, Brünn et Brno, Pilsen et Plzeň). Et sur des cartes représentant la Suisse, pays plurilingue par excellence, il arrive même que l’endonyme français Genève n’apparaisse pas aux côtés de Genf. Quant aux exonymes allemands en Italie, ils sont parfois utilisés seuls, sans être couplés aux endonymes italiens : si Rome conserve son nom allemand, comme la plupart des capitales – y compris celles d’Europe de l’Est –, c’est aussi le cas de nombreuses villes auxquelles des siècles d’histoire européenne ont valu un exonyme allemand – Venedig, Neapel, Genua, Mailand, etc. –, et non seulement des villes du Tyrol du Sud, où l’allemand est aussi langue officielle.[42] Tout ceci démontre que les cartographes ne sont pas forcément à la hauteur de la complexité de cette tâche de justesse toponymique, et qu’ils se fient à un usage mouvant. Dans la mesure où ces entorses aux déclarations d’intention ne se relèvent pas que dans les atlas scolaires, on ne saurait en conclure à une quelconque simplification à des fins pédagogiques. Et les textes sur le respect de l’altérité dans le choix des toponymes sont d’autant moins pertinents qu’ils ne peuvent intégrer, pour des raisons idéologiques, des paramètres tels que la « sensibilité géopolitique », le « degré de complexité historique », etc. Ce hiatus ne fait alors qu’attirer l’attention sur le désarroi onomastique en vigueur en RDA, sur sa quête de reconnaissance internationale, qui passait par l’emploi systématique de ses graphies officielles, contestées ailleurs – qu’on songe à la minimisation du fait ouest-berlinois par le recours à la graphie Westberlin ou WB, plutôt que West-Berlin. Précisons que le discours sur l’altérité culturelle concerne, comme dans nombre de pays centralisés, l’altérité lointaine. Ainsi, bien que la RDA se targue de traiter justement « sa » minorité sorabe, aucun toponyme sorabe – ne serait-ce que Chośebuz et Budyšin pour Cottbus et Bautzen – ne vient ternir l’uniformité germanique du pays.[43] Pour se sensibiliser au phénomène de la diversité culturelle, les élèves sont donc implicitement – et ironiquement – invités à regarder au-delà des frontières.
Cette étude de la conformation des principaux atlas scolaires des années 1980, associée à celle du discours sur la cartographie en RDA, illustre sans conteste la volonté de rupture avec le passé, l’adaptation des réalités cartographiques aux nouvelles exigences politiques. Pourtant, on remarque que ceci n’exclut pas, certes pour des raisons qui relèvent aussi – mais sans doute pas uniquement – de la politique, le désir de s’inscrire dans la vénérable tradition des cartographes de Thuringe – même si cela doit occasionner quelques contorsions langagières lorsqu’il s’agit d’expliquer le parcours de grands cartographes ayant servi plusieurs régimes. Si l’on réussit à faire abstraction du « sous-titrage » idéologique, parfois pesant, si l’on élude les figures rhétoriques imposées qui ornent les discours introductifs des atlas – c'est-à-dire tout ce qui relève du formatage –, il apparaît que le contenu scientifique – au sens commun et non dans l’acception marxiste du terme – ne diffère guère de celui qu'on trouve dans les régimes capitalistes. Il n’est pas certain que les « acouphènes politiques » qui accompagnaient l’enseignement de la géographie, contre lesquels de nombreux élèves finissaient par être immunisés, aient nui véritablement à la formation scientifique ; on sait qu’un système, si performant soit-il, ne peut toujours empêcher la diffusion de virus permettant de résister au mode de configuration initiale. Il reste que certaines omissions, certains non-dits assourdissants, quelques approches éminemment biaisées des réalités historiques, ne peuvent qu'avoir profondément marqué des générations d’élèves de RDA. La carte mentale d’Europe de part et d’autre de l’ancien rideau de fer diffère assurément. Mais au-delà des présupposés idéologiques, l'agencement toponymique et la sacralisation des frontières dans les atlas de RDA reflètent avant tout l’ambiguïté et la complexité du rapport à l’histoire européenne, de Szcecin à Strasbourg, de Gdansk à Bolzano. Et ils ne font que renvoyer à des questionnements panallemands dont l’intensité ne semble pas appelée à s’estomper : comment parler de Breslau/Wrocłav, de Königsberg/ Kaliningrad ? Comment, à l’heure de l’élargissement de l’Europe, former voire « reformater » les esprits pour faire coïncider les histoires distinctes et la vision d'un avenir commun ?
[1] Brunner, Hans; Böhlig, Klaus; Götz, Helfried, Kartenkunde. Lehrbuch für Kartographiefacharbeiter (Teil 1), Gotha 1988, p. 11–13.
[2] Richter, Hans (dir.), Fortschritte in der geographischen Kartographie. Festband anläßlich des IV. Geographenkongresses der DDR und des 200jährigen Bestehens der Geographisch-Kartographischen Anstalt in Gotha 1985 (Wissenschaftliche Abhandlungen der Geographischen Gesellschaft der DDR, vol. 18), Gotha 1985.
[3] Richter (note 2), p. 112–113 ; voir aussi Langer, Helmut, Stellung und Bedeutung des „Haack Großer Weltatlas“, in : Richter (note 2), p. 70, 72, 81.
[4] Signalons que c’est cependant le physikalischer Schul-Atlas de Berghaus (1850) que l’éditeur de Gotha a choisi de rééditer pour marquer son bicentenaire ; voir Suchy, Gottfried, Vom Stieler-Handatlas zum neuen Haack-Weltatlas. Ausgewählte Beispiele der Atlaskartographie im 200jährigen Gothaer Verlagsschaffen, in : Richter (note 2), p. 19 ; Reckziegel, Manfred, Zur Entstehung von Berghaus’ Physikalischem Atlas, in : Richter (note 2), p. 28–37.
[5] Sydow, dès 1838, développe de grandes cartes marquées par une nouvelle utilisation des couleurs, largement reprise au début du 20ème siècle ; quant à Carl Anton Bretschneider, il livre, de 1848 à 1856, un atlas mural de dix cartes couvrant l’histoire du Moyen-Âge jusqu’au Congrès de Vienne.
[6] Son physikalischer Wandatlas et son großer historischer Wandatlas ont cherché à répondre à la concurrence d'autres éditeurs ; voir Stegner, Willy, Geschichtswandkarten im Verlagsschaffen der Gothaer Geographisch-Kartographischen Anstalt, in : Richter (note 2), p. 53–55.
[7] Suchy (note 4), p. 55–56.
[8] Köhler, Franz, Die Wandatlanten von Hermann Haack und die gesellschaftlichen Einflüsse ihrer Entstehung, in : Richter (note 2), p. 60.
[9] Köhler (note 8), p. 59.
[10] Ibid., p. 63.
[11] Ibid., p. 62, 68.
[12] Ibid., p. 81.
[13] Stegner (note 6), p. 45.
[14] Stegner (note 6), p. 50 ; ceci n’est pas sans rappeler le vocabulaire de la résolution finale du Congrès du SED en 1952 : « Die deutsche demokratische Schule hat die Aufgabe, Patrioten zu erziehen, die ihrer Heimat, ihrem Volk, ihrer Arbeiterklasse und der Regierung treu ergeben sind ».
[15] Geopolitische Weltkarte, en 1934, et Der Donauraum 1918–38, en 1939.
[16] Stegner (note 6), p. 50, 53.
[17] 17 Köhler (note 8), p. 67 ; il est par ailleurs précisé que Haack s’est finalement rangé « aux côtés de la classe ouvrière », sans toutefois adhérer entièrement au matérialisme historique – ce qui est mis sur le compte de son grand âge.
[18] 18 Stegner (note 6), p. 53.
[19] Brunner; Böhlig; Götz (note 1), p. 13.
[20] Suchy (note 4), p. 23.
[21] Brunner; Böhlig; Götz (note 1), p. 18.
[22] Laubert, Hans; Woska, Erwin; Habel, Rudolf, Kartengestaltung. Lehrbuch für Kartographiefacharbeiter (Teil 2), Gotha 1988, p. 46.
[23] Brunner; Böhlig; Götz (note 1), p. 18, 26.
[24] Nous étudions ici les deux principaux atlas scolaires, que nous appellerons par commodité « atlas des petites classes » et « atlas des grandes classes » ; Atlas für die 4. und 5. Klasse, Gotha (Haack) 1989 ; Atlas für die 6. bis 11. Klasse, Gotha (Haack) 1985.
[25] Atlas für die 4. und 5. Klasse (note 24), p. 2.
[26] Atlas für die 4. und 5. Klasse (note 24), p. 15.
[27] Ibid., p. 21.
[28] On trouve 18 cartes de RDA, avec, dans l’ordre, des cartes générales sur la géographie physique, le climat, la géologie, les ressources et l’industrie, les sols, l’agriculture, la densité démographique, puis des cartes régionales consacrées à la géographie physique et l’industrie.
[29] Voir Laubert; Woska; Habel (note 22), p. 20.
[30] Atlas zur Geschichte, t. 1, Gotha (Haack) 1981 ; Atlas zur Geschichte, t. 2, Gotha (Haack) 1982.
[31] Zeichenerklärung, in : Atlas der Länder und Regionen (1976–1980), Gotha (Haack) 1988, p. 58 ou in : Atlas zur Geschichte, t. 1 et 2 (note 30), page de garde ; le système est complexe : si la couleur de fond rouge s’applique à tout pays socialiste, ce n’est pas toujours le noir, mais souvent le bleu qui indique l’affiliation capitaliste – trop assombrir les cartes les rendrait à la fois illisibles et trop dramatiques, donc moins crédibles. Il existe par ailleurs des « couleurs associées » (verwandte Farben) – jaune, orange, violet –, intervenant pour exprimer des nuances supplémentaires, selon les exigences de chaque carte.
[32] Atlas für die 6. bis 11. Klasse (note 24), p. 88.
[33] Comparer les trois cartes Erde – politische Gliederung (1922, 1949, 1984) in : Atlas für die 6. bis 11. Klasse (note 24), page de garde.
[34] On retrouve le même procédé dans l’atlas à destination des élèves des polytechnische Hilfsschulen, où les quatre cartes à contenu historique sont en fin d’ouvrage – une autre place de choix –, et font elles aussi apparaître le rouge conquérant ; voir Der Vormarsch des Sozialismus und der Zerfall des imperialistischen Kolonialsystems in Asien und Afrika, in : Unser Atlas (Atlas für die achtstufige allgemeinbildende polytechnische Hilfsschule), Gotha (Haack) 1985, p. 34–35. L’impact de ces cartes sur la psyché enfantine a bien été suggéré dans Helden wie wir, le roman de Thomas Brussig (Frankfurt 1998), où transparaît une certaine nostalgie de la quiétude existentielle que procurait cette vision simple et colorée du monde.
[35] Unser Atlas (note 34), p. 25.
[36] Voir Atlas für die 6. bis 11. Klasse (note 24), p. 110–111 et page de garde ; Unser Atlas (note 34), p. 33.
[37] Concernant ces différentes îles, voir p. ex. Atlas für die 6. bis 11. Klasse (note 24), p. 110–111.
[38] L’endonyme est une appellation toponymique exprimée dans l’orthographe en vigueur dans la langue de la région où l'entité dénommée est située : Aachen (et non Aix-la-Chapelle), København (et non Copenhague). L’exonyme est le nom particulier utilisé dans une langue pour désigner un lieu situé en dehors du territoire où cette langue est officielle : Florence est l’exonyme français de Firenze, et Parigi l’exonyme italien de Paris.
[39] Laubert; Woska; Habel (note 22), p. 95 ; Brunner; Böhlig; Götz (note 1), p. 66 ; Weltatlas, Gotha (Haack) 1987, p. 10.
[40] Ibid., p. 12–14.
[41] Voir p. ex. Auto-Atlas, Leipzig (Bibliographisches Institut) 1950.
[42] Concernant ces toponymes, voir p. ex. Atlas für die 6. bis 11. Klasse (note 24), p. 34, 40, 43, et Unser Atlas (note 34), p. 20–21.
[43] Ceci vaut pour tous les atlas. La seule allusion au fait sorabe est la mention du « district bilingue allemand-sorabe », coloré différemment, dans certains atlas thématiques ; voir p. ex. Atlas zur Geschichte, t. 2 (note 30), p. 69.