Introduction. De l’actualité d’une démarche comparatiste et transnationale.
Von Jean-Paul Cahn
Les rapports entre religion et pouvoir politique reposent sur des socles différents en France et en Allemagne. Mais on constate une même perplexité face à l’intrusion des valeurs d’un islam lui-même hésitant entre adaptation et affirmation. L’embarras repose sur la distinction que n’établit pas l’islam traditionaliste entre lois religieuse et temporelle, ou encore sur la conviction qu’une entreprise de déstabilisation est à l’œuvre, symbolisée par Al-Qaida. En France s’ajoutent à cela les ambiguïtés du passé, la mémoire de la colonisation ou la crainte qu’une perte de lisibilité de la laïcité favorise le communautarisme. L’Allemagne, exempte de décolonisation et de laïcité, a un rapport au monde musulman traditionnellement fondé sur une appréhension plus économique. Cependant, laissés en marge de la Kirchensteuer, les musulmans n’y disposent pas plus qu’en France de structures de formation de leurs cadres bien qu’ils y soient également fortement représentés. Que la construction de mosquées soit accueillie avec aussi peu de bienveillance dans les deux pays montre combien forte est la tentation d’appliquer la politique de l’autruche.
Peu de Français savent qu’en Martinique, Guadeloupe, Réunion, Mayotte et Guyane la loi de 1905 ne s’applique que partiellement et que les anciens territoires du Reichsland, Alsace, Moselle,bénéficient toujours d’un régime concordataire (1801) qui n’a pas seulement des conséquences sur la situation du clergé, mais fonde des régimes spéciaux en matière de commerce, de droit, etc. Les cultes y sont reconnus. Certains Français distinguent encore difficilement la place des confessions en Allemagne du modèle britannique de religion d’Etat ; certains prêtent aux Eglises allemandes, y compris catholique, une homogénéité doctrinale qu’elles sont loin de présenter ; l’existence de l’EKD, structure largement administrative, masque des diversités parfois profondes. De nombreux Allemands considèrent, pour leur part, avec une certaine perplexité la laïcité, quelques uns allant jusqu’à la suspecter de fonder l’irréligiosité.
Conséquence de cette perte de culture religieuse : les débats deviennent approximatifs. L’idée s’impose que l’inculture croissante rend plus difficile la coexistence entre croyances, l’intelligence de la société dans laquelle nous vivons et favorise l’implantation sectaire. Les défenseurs traditionnels d’une laïcité rigoureuse tendent à assouplir leur position, évolution favorisée par l’érosion des moyens de pression de l’Eglise sur la société et de sa capacité à l’influencer, y compris dans ses bastions traditionnels (Vendée, Lorraine etc.), ne serait-ce que parce que, avec l’individualisation des croyances, les catholiques eux-mêmes ont pris des distances par rapport à l’Eglise et la déchristianisation pourrait favoriser une prise en compte accrue du « fait religieux » dans l’enseignement. En d’autres termes, la notion-même de laïcité est en reconstruction.
Dans ce contexte il a paru opportun d’inviter des historiens à consacrer leur réflexion à la place de la laïcité et à celle des cultures religieuses dans deux Etats voisins et proches à bien des égards, la France et l’Allemagne. Avec « Cultures religieuses et laïcité en France et en Allemagne aux XIXe et XXe siècles » le Comité franco-allemand de recherches a inscrit au programme de son colloque nancéien, en 2006, une question qui se situait dans le prolongement des commémorations françaises de la loi de 1905. Les travaux présentés, c’était le but de ce décalage dans le temps, bénéficiaient ainsi pour le champ d’investigation français, de l’apport des manifestations scientifiques de 2005. Mais ce thème a aussi été retenu parce qu’à côté de la pensée centralisatrice, jacobine, qui caractérise la France tandis que les Allemands pensent plutôt spontanément la vie publique en termes de fédéralisme, il fait partie de ces spécificités nationales, de ces approches de tradition différentes qui distinguent nos deux pays : les relations entre autorités civiles et confessions demeurent l’un des domaines dans lesquels la méconnaissance du voisin reste marquée. Généralement, les Français sont aussi surpris de la richesse des Eglises allemandes que les Allemands étonnés par les conditions dans lesquelles survivent, régions concordataires exceptées, les Eglises françaises. Alfred Grosser note que « la principale différence entre un évêque allemand et un évêque français, c’est que le premier parle de la pauvreté, tandis que le second est pauvre ».[1] Si les confessions allemandes sont en mesure de financer des activités aussi diverses que des hôpitaux ou des écoles, le fait que la religion ne soit pas officiellement reléguée dans la sphère privée tend à rendre flous les contours de la religiosité – et même de la pratique religieuse – dans ce pays. Car au-delà des apparences l’Allemagne, n’est ni plus ni moins religieuse que la France n’est laïque.
Il est vrai que parfois les pratiques ne sont pas exemptes d’hypocrisie, en particulier dans l’éducation. Dans la brèche timidement ouverte par les lois Marie et Barangé de septembre 1951[2] (gouvernement Pleven) la loi Debré du 31 décembre 1959 a donné à l’enseignement confessionnel des avantages contractuels substantiels pour des contreparties minimes, plaçant dans la durée les établissements sous contrat dans une situation favorable alors que l’enseignement public souffre d’une accumulation de mesures ministérielles malencontreuses. Annulée en juin 2007 par le Conseil d’Etat, la circulaire sur le « forfait communal », qui étendait aux écoles privées le financement des écoles publiques par les communes, revient par la petite porte en août.[3] Il est à noter, à titre de comparaison, que les Etats-Unis d’Amérique (où l’influence religieuse est omniprésente dans la vie publique) ne subventionnent pas les écoles religieuses.
Et pourtant la laïcité est devenue bon an, mal an beaucoup plus qu’une loi plus ou moins bien appliquée. Elle est devenue une manière de penser et un aspect important du vivre-ensemble.
L’effet identitaire de la religion, qui touche, au-delà de l’individu, à la famille, à l’école, parfois au monde du travail et toujours aux convictions et à la perception de la vie publique, se concrétise notamment par la multiplicité des sens que le français donne à ce terme et, peut-être davantage encore, par l’absence en allemand de traduction du terme « laïcité ». Bien qu’on le rencontre, le mot « Laizität » reste un terme étranger, un Fremdwort au plein sens, fait remarquablede la part d’une langue aussi accueillante ; la transposition en anglais (« secular ») pose le même problème. Ce n’est là qu’un témoin des difficultés qui pèsent sur la perception réciproque de la culture religieuse en France et en Allemagne.
Laïcité. Essai de définition – ou Dieu et César, chacun chez soi.
Tenter de définir la laïcité tient de la gageure : en l’absence de définition officielle les multiples interprétations que donnent de cette notion partisans ou adversaires, et les innombrables nuances auxquelles la lecture du texte donne lieu, y compris parmi les juristes[4], rendent le concept complexe. Certes, après un siècle de Séparation le principe fait l’objet en France d’un consensus : pluralisme religieux (et, donc, liberté de conscience) et neutralité étatique en matière de religion ne sont plus sérieusement contestés. Mais le concept de laïcité, qui reste minoritaire en Europe, met en cause une donnée qui touche au domaine social (pratique religieuse), dans le cadre de groupes librement formés mais qui, selon une distinction établie par Henri Pena-Ruiz, ne peuvent se prétendre l’expression de l’ensemble de la société ; il concerne simultanément la sphère individuelle (conscience) bien que la pratique fasse que la religion relève également du domaine public. L’idée de laïcité, que Catherine Kintzler définit comme une « façon de concevoir et d’organiser la coexistence des libertés »[5] et Henri Pena-Ruiz comme une « communauté publique en laquelle tous peuvent se reconnaître, l’option spirituelle demeurant affaire privée »[6], implique trois options placées à un même niveau : le droit de croire, celui de croire différemment, et celui de ne pas croire. A ce titre la laïcité refuse d’établir une pyramide des croyances, elle se contente de distinguer celles qui présentent un danger matériel, moral ou physique pour l’individu ou le groupe de celles qui n’en présentent pas. Elle repose sur deux principes essentiels : la liberté de conscience et le principe de la séparation. Elle vise à libérer l’individu de la tutelle ecclésiale et l’Etat des ingérences religieuses, ce qui explique partiellement que les réticences protestantes à la loi de 1905 aient été moins affirmées que celles des catholiques.
Cette loi a tenté (non sans succès) d’allier respect de la souveraineté de l’Eglise dans le domaine spirituel et autorité de l’Etat en matière temporelle, mais elle a aussi suscité polémiques et controverses, violentes et passionnées, tout en visant, selon le terme d’Aristide Briand, à l’apaisement. L’idée était que « la sphère publique […] rassemble les êtres indépendamment de leur confession, sur l’assise simplement de cette commune appartenance à l’humanité que l’école leur a donné de découvrir »[7], tandis que la sphère privée, protégée par la loi, devait permettre l’expression des singularités. En ce sens la laïcité présuppose stricto sensu qu’il n’y ait pas non plus de religion laïque ni d’« intégrisme laïque » :
« La laïcité n’est pas un courant de pensée parmi d’autres au sens ordinaire du terme. Elle professe que la puissance publique n’a rien à professer qui soit de l’ordre d’une option religieuse ou philosophique déterminée pour penser et pour construire la cité libre. Etant une condition de possibilité, un espace vide où vont pouvoir s’inscrire les différentes options possibles, elle ne saurait y être incluse. Ce n’est donc pas une doctrine – on ne peut pas parler des laïques comme on parle des catholiques ou des musulmans […] L’expression n’a pas de sens conceptuel ; elle ne peut désigner qu’une position sectaire […]. »[8]
Rappelons que le terme de laïcité, d’abord utilisé par la chrétienté pour désigner ceux qui n’étaient ni clercs, ni religieux, s’est sécularisé au XIXe siècle. Tout en gardant son sens initial, il a marqué une indépendance vis-à-vis du domaine religieux. Mais on notera que, si la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen d’août 1789, souvent considérée comme l’anacrouse de la loi de 1905, faisait mention de l’« Etre suprême » dans un sens qui n’avait rien de religieux, on n’y trouvait pas le mot de « laïcité ». Cependant elle renversait dans l’article 3 les fondements du pouvoir en faisant de la nation la source de souveraineté et de légitimité et, dans l’article 10, elle prônait ce qui allait devenir la liberté de conscience.
L’idée qui s’est dégagée est que le respect de toutes les religions impliquait qu’aucune ne fût reconnue par la puissance publique, laquelle se trouvait être a-confessionnelle. En soi cette démarche était elle-même d’inspiration chrétienne : les religions chrétiennes avaient elles-mêmes posé en principe la séparation – que l’on songe à l’exemple volontiers cité du « denier de César ». Mais elles y ont dérogé en affirmant leur prééminence temporelle, au besoin par la force. La motivation religieuse peut encore opposer des confessions voisines. Récemment le conflit d’Irlande du Nord reposait sur le recours à la violence.
Destinée à sous-tendre la neutralité religieuse, la laïcité fondait un principe de renoncement dans la réciprocité : l’Etat n’exerçait pas d’influence sur le domaine religieux tandis que les confessions s’abstenaient d’ingérences dans les domaines qui relevaient de l’Etat. Contrairement à une idée répandue, la laïcité a donc été conçue depuis l’origine comme vecteur de tolérance envers toutes les religions et non à des fins de ségrégation. Une nuance en atteste : il n’appartient pas à l’école de transmettre des croyances, bien plutôt de former des citoyens, mais le législateur de 1905 n’a pas retenu le projet d’Emile Combes d’interdire les processions. En d’autres termes : la loi a préservé le droit de manifester publiquement des croyances mais elle a refusé de mettre des moyens publics au service de leur transmission. En ce sens l’école de la République a obligation de transmettre des savoirs et interdiction de véhiculer des croyances.
Concrètement la loi de 1905 visait surtout l’Eglise catholique, de loin, la plus influente. Ceci explique que les réticences majeures vinssent du clergé catholique, d’abord activement soutenu par Rome. De nos jours, avec l’assouplissement de la position de l’Eglise catholique, la « laïcité de combat », qui visait à éradiquer l’obscurantisme religieux, a elle aussi perdu de sa vigueur. Il se dégage au contraire, sous la pression des réalités sociales, une tendance à intégrer à l’enseignement le « fait religieux » : sous la direction de l'ancien doyen de l'Inspection générale Dominique Borne une commission réfléchit actuellement aux principes et aux modalités.
« L’idéal laïque est de générosité, en ce qu’il crédite tout homme de la liberté et de la faculté d’en bien user ».[9] A côté de la loi est la lecture de la loi – qui présuppose aussi une certaine maturité sociale. Les ambiguïtés proviennent de ce qu’elle permet de privilégier soit la liberté de conscience, soit la sécularisation. Celle-ci, qui va au-delà de la simple liberté de croyance, est l’une des spécificités de la laïcité dite « à la française ».
On trouve dans Le Monde du 13 septembre 2007 des exemples qui illustrent la difficile application de la loi pour l’entretien des églises construites avant 1905, soit 90% d’entre elles, qui sont propriété de l’Etat et des collectivités locales. Mais les fidèles et la hiérarchie ecclésiastique, dits « affectataires », en ont la libre disposition, si bien que le propriétaire ne peut ni en modifier la destination, ni en décider la destruction sans l’accord de l’évêché. Or l’entretien et la conservation de cette richesse patrimoniale représentent un coût élevé qui, de fait, ne peut être supporté que par les deniers publics (départements et communes). L’effet de cette disposition est pervers : faute de pouvoir en assumer l’entretien, certaines communes laissent ces églises à l’abandon en attendant qu’un « péril imminent » en autorise la fermeture par sécurité ; rares sont par contre celles qui optent pour la destruction en raison des polémiques que cette décision ne manque jamais d’engendrer.
La laïcité n’est pas seulement un texte, c’est aussi un mode de vie social. La pratique a évolué et la tendance à dissocier deux époques s’affirme. Telle qu’elle s’exprimait sous la Troisième et la Quatrième République, c’était une « laïcité de séparation »[10] : la République privilégiait une relation distanciée avec les confessions. A partir de la Cinquième, il s’agit plutôt d’une « laïcité de reconnaissance ».[11] En cela elle se distingue de la forme traditionnelle de la laïcité qui pouvait envisager de « connaître » des religions, de discuter par exemple avec leurs représentants, mais non de les « reconnaître ».[12]
La crise des valeurs qu’ont connue les années 1980, soutenue par la jurisprudence de la Cour européenne et du Conseil constitutionnel, a accentué l’ouverture de la puissance étatique aux représentants des confessions. La conception traditionnelle de la laïcité s’en est trouvée reconfigurée. Si des aides directes ou indirectes existaient depuis longtemps, souvent peu différentes de ce qui se pratique en Allemagne (mise à disposition de terrains, exonérations fiscales, etc.), les représentants des confessions largement implantées sont cependant sollicités au titre de la société civile pour participer ès qualités à un nombre croissant de commissions de réflexion ou d’éthique. Le Comité national d’éthique, créé en 1983, offre ici un exemple de groupe institutionnel de réflexion générale, et le Conseil français du culte musulman (2003) celui d’une commission ad hoc. Dans ces deux cas se trouve institutionnalisée une intervention confessionnelle sur des questions majeures de société au sein de la position de l’Etat.
La laïcité est enfin un état d’esprit – dont les Français sont fiers dans l’ensemble. Jusque dans les milieux catholiques ils conçoivent de nos jours la Séparation comme garant de la liberté de pensée ; cette tendance semble renforcée depuis que se manifeste un islam virulent et que la présence musulmane est ressentie comme une menace.
Bref rappel historique
La loi instaurant la laïcité date du début du XXe siècle mais elle n’est devenue réalité constitutionnelle qu’en 1946, avec la naissance de la Quatrième République, pour partie en réaction à la remise en cause de la laïcité par Vichy, qui avait vu dans des mesures favorables aux congrégations et à l’école privée un levier de la politique familiale de Pétain. Entre temps il y avait aussi eu la déclaration de 1945 des archevêques et cardinaux de France dans laquelle on lisait que, si sous le terme de laïcité « on entend proclamer la souveraine autonomie de l’Etat dans le domaine temporel, son droit de régir seul toute l’organisation politique, judiciaire, administrative, fiscale, militaire, de la société temporelle et, d’une manière générale, tout ce qui relève de la technique politique et économique, nous déclarons nettement que cette doctrine est pleinement conforme à la doctrine de l’Eglise […] La laïcité de l’Etat peut aussi être entendue en ce sens que, dans un pays divisé de croyances, l’Etat doit laisser chaque citoyen pratiquer librement sa religion. Ce second sens, s’il est bien compris, est lui aussi conforme à la pensée de l’Eglise »[13].
La constitution de 1946[14], soutenue par le MRP et approuvée par référendum, précisait qu’au nombre des devoirs de l’Etat figurait la mise en place d’un enseignement « public, gratuit et laïque à tous les degrés ». Le principe fut ensuite intégré à la constitution de la Cinquième République – notamment à travers l’article 2 qui, précisant que la France est « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale », stipule : « Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ».
Avant 1946 la laïcité se fondait sur une simple loi, celle du 9 décembre 1905, qui avait donné lieu à des débats vigoureux. Elle puisait ses racines en particulier dans la déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen qui alléguait dans son article 10 que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » et qui précisait, dans son article 11, que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme ». Il ne faut pas oublier que Condorcet affirmait dans les années 1790 la nécessité de séparer dans l’enseignement principes religieux et morale[15], la vérité ne provenant pas d’une révélation mais d’une quête de l’esprit.[16] Last but not least, Auguste Comte et sa loi des trois états successifs.[17]
Dans une France marquée, depuis la révocation de l’Edit de Nantes (par l’Edit de Fontainebleau, 1685), par la primauté du catholicisme, la dénonciation du fanatisme religieux par les Lumières et l’affirmation du droit de croire ou non avaient constitué une démarche fondatrice. Pour la Révolution, ébranler la religion fut un aspect majeur de la rupture avec la royauté qui avait tiré d’elle légitimité et pouvoir. A partir de 1792 la République s’efforça de soumettre le catholicisme, d’instaurer (1795) une séparation de l’Eglise et de l’Etat, et d’établir des cultes à sa propre gloire. On voulut faire de la législation civile la norme et l’on destina les Eglises à être « source de morale sociale »[18], les délits à fondement religieux furent supprimés, le libre exercice des cultes reconnu, et le droit déconnecté des fondements confessionnels. Cette entreprise se heurta dans mainte région à une résistance farouche, le succès en fut mitigé. Comme le note Jean Baubérot, la France de la révolution « a proclamé les principes laïques mais n’a pas réussi à les mettre en application ».[19]
Le Concordat de 1801 fit du catholicisme « la religion […] de la grande majorité des français ». Il obligea l’Eglise catholique à coexister à égalité avec d’autres cultes (protestantisme, luthéranisme, judaïsme[20]) pendant la période napoléonienne. Et l’influence de l’Etat, qui rémunérait le clergé et participait au choix des évêques, demeurait : l’Etat donnait à une Eglise sous contrôle les moyens de son fonctionnement.
Avec la fin de l’Empire l’Eglise de Rome retrouva un statut de religion d’Etat. S’engagea alors le conflit qui devait conduire à la loi de 1905, celui des « cléricaux » et des « anticléricaux », antagonisme de fond qui vit s’affronter deux conceptions de l’identité française. L’une était inscrite dans la tradition d’une France « fille aînée de l’Eglise » mais aussi facteur fort d’une identité nationale (prééminence de la notion de groupe dans une approche d’abord tournée vers le passé – la proclamation du dogme de l’infaillibilité pontificale s’accompagnant d’une résurgence d’éléments tels que le discours créationniste etc. ; la Restauration et le Second Empire furent ses périodes fastes), l’autre fondée sur les conceptions émancipatrices de la Révolution. Au XIXe siècle, à l’arrière-plan se trouvait la foi croissante dans les progrès de la science qui érodait la confiance en les vérités religieuses, et à laquelle l’Eglise opposait une doctrine conservatrice inflexible. La législation changea d’orientation à plusieurs reprises, l’enseignement ne tarda pas à en devenir un point de cristallisation en raison des enjeux de formation d’hommes de l’avenir. La loi Guizot de 1833 fit obligation à toute commune de plus de 500 habitants d’entretenir une école primaire mais laissa le choix entre école publique et privée (dans la mesure où celle-ci satisfaisait à l’obligation de proposer un enseignement impliquant « l'instruction morale et religieuse, la lecture, l'écriture, les éléments de la langue française et du calcul, le système légal des poids et mesures », art. 1). Elle fut remplacée en 1850 par la loi Falloux, favorable à l’enseignement catholique, mais annulée à son tour pour l’essentiel par la loi Duruy, laquelle créa en 1867 l’obligation d’entretenir des écoles de filles dans toutes les communes et imposa la laïcité aux instituteurs de l’enseignement public.
Une étape majeure fut franchie après la guerre de 1870 : la France, sensibilisée à la supériorité de l’instruction allemande et à ses effets en termes d’efficacité militaire, en conclut que la revanche et la reconquête de l’Alsace-Lorraine présupposaient une meilleure formation de sa jeunesse. Il fallait aussi reconstruite une unité nationale. On misa sur l’école. En 1879 un projet de loi fut déposé, tendant à éliminer les ecclésiastiques des conseils académiques et des facultés d’Etat. Les lois Ferry de 1881 sur la gratuité de l’enseignement primaire public furent le prélude à celles qui rendirent l’enseignement obligatoire et laïque (1882). L’article 7 interdit à quelque 500 congrégations d’enseigner (Jésuites, interdits en 1880, Maristes, Dominicains). En 1882 le catéchisme fut banni des écoles et quatre ans plus tard la loi Goblet interdit l’accès des clercs à l’enseignement public. Ces mêmes années 80 virent l’instauration du divorce, supprimé sous la Restauration. On vit aussi se multiplier les propositions de loi visant à l’abrogation du concordat de 1801.
La lutte fut âpre. Les catholiques, très majoritairement ultramontains depuis le concile Vatican I (condamnation du modernisme et proclamation de l’infaillibilité pontificale), estimaient n’avoir rien à attendre de la Troisième République. Dans leur lutte contre le régime ils firent de l’enseignement un cheval de bataille. L’enjeu était le rétablissement d’un régime dans lequel l’Eglise catholique aurait regagné l’essentiel de son influence – une forme de théocratie traditionaliste. L’impression de guerre de tranchées, dans laquelle chaque camp reprenait à son tour les positions de l’autre, montra l’ardeur du combat – comme le firent aussi les luttes parallèles, les campagnes haineuses contre des minorités, dont la plus célèbre reste l’affaire Dreyfus.
Alors que le XIXe siècle avait débattu de la place de la religion dans la société et des mesures visant à reléguer les Eglises hors de l’espace public, le début du XIXe siècle vit le passage à l’étape majeure : la Séparation. Si les arguments d’une partie de ses défenseurs donnaient au combat pour la séparation un caractère antireligieux affirmé, offrant à l’Eglise catholique la possibilité, en se posant en victime, de mobiliser ses troupes, la lutte restait complexe. L’exemple de Jules Ferry (disciple d’Auguste Comte), que l’on a présenté à tort comme hostile aux religions, montre que la démarche visait à protéger la République face à l’Eglise. C’est pourquoi Ferry plaidait en faveur d’une morale qui, dissociée de la morale religieuse, était plus universelle que la morale passée.
La loi de 1905 fut le résultat d’une lutte entre jacobins, qui rêvaient d’une centralisation anticléricale, et partisans, autour de Jean Jaurès et Aristide Briand, d’une stricte neutralité étatique. Ce dernier parvint à imposer le texte qui fut voté surtout par les radicaux et les socialistes. Il mit fin au régime concordataire. Bien qu’elle ne fît pas explicitement référence à la « laïcité », en posant le principe de la liberté de religion et de culte, la loi de décembre 1905 en devint le fondement.
Une fois cette loi adoptée, il s’agissait de s’en servir ou de s’en accommoder au mieux de ses intérêts. Croyants pratiquants et non-croyants, libres-penseurs etc. cherchèrent à en tirer bénéfice, les uns arguant du respect pour toutes les croyances qu’elle imposait à la République, les autres insistant sur le rejet de toute forme d’Eglise officielle. L’apaisement ne pouvait être immédiat. Les années 1906–1907 virent les deux camps s’affronter autour de l’abolition de la peine de mort – Maurice Barrès conduisant le groupe des antiabolitionnistes, qui l’emporta. Comme lors de l’affaire Dreyfus, ces débats parallèles envenimèrent la querelle. D’autre part, les encycliques Vehementer nos et Gravissimi officii de Pie X furent un obstacle majeur, dénonçant, en 1906, la loi comme oppressive, et interdisant aux catholiques les associations cultuelles nécessaires à son fonctionnement.[21] Il fallut attendre 1923 et Pie XI pour qu’un accord soit trouvé avec le Vatican, sans que s’éteigne pour autant la contestation parmi les cardinaux et évêques français jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. En outre, l’inventaire des biens ecclésiastiques – mené au début avec une mesquinerie qui fut perçue par les milieux catholiques comme un viol de leur foi – provoqua de vives réactions. Mais 1906 fut l’année la plus difficile, bien que les évêques français missent à profit les dispositions de la loi pour se réunir – ce que leur interdisait le concordat. L’année suivante vit plusieurs lois d’apaisement produire leur effet, les symboles tenant ici une place importante : autorisation de sonner les cloches, ou, un peu plus tard, autorisation donnée aux départements et aux communes de financer l’entretien et la remise en état des édifices (construits avant 1905) dont ils étaient propriétaires.[22]
La loi de décembre 1905 visait à une répartition des rôles dans laquelle chacun se limitait à son domaine, « l’Etat n’exerçant aucun pouvoir religieux, et les Eglises aucun pouvoir politique ».[23] Bien que les données eussent changé, le cœur du débat restait le rôle temporel de l’Eglise catholique, tel qu’il était apparu bien avant Luther. Cette loi finit par séduire par une certaine modération, parce qu’elle refusait les deux tendances intégristes qui s’étaient opposées des décennies durant, l’athéisme institutionnalisé et la religion d’Etat. Elle se fondait sur l’alliance de deux principes antagonistes, le droit de garder pour soi ses convictions[24] et celui de les exprimer. Des dispositions législatives furent prises pour que ce droit puisse exister aussi dans les milieux fermés, casernes, prisons, lycées, armée – ce qui conduisit à l’instauration d’aumôneries… et plus tard à des émissions religieuses à la télévision. Ceci montre que les pouvoirs publics n’entendaient pas cantonner la religion à la seule sphère privée.
Mais les difficultés actuelles, comme cette modération qu’avaient d’abord refusé de voir ses adversaires dans leur acharnement à la combattre, montrent que cette loi du juste milieu et la laïcité telle que la conçoit la France reposent depuis plus d’un siècle sur un équilibre difficile. L’instauration de la laïcité eut à terme un effet modérateur. Le respect de la démocratie, des cultes et des libertés s’imposa parce que chaque camp, y compris le camp clérical, y trouva son compte. Pour autant rien n’est acquis. La solution qui avait finalement été adoptée, parce que adaptée à un contexte de religions chrétiennes est une nouvelle fois instrumentalisée de part et d’autre face à l’islam, les musulmans se référant pour demander le droit d’exercer leur culte, au texte-même dont une partie des Français se servent pour le leur refuser.
Le système allemand
La tradition allemande est éloignée de cette évolution historique – bien qu’il y eut quelques tentatives de laïcisation, celle entre autres, sous Weimar, de l’école prussienne qui se solda par l’échec d’Adolf Hoffmann, socialiste il est vrai de solide réputation anticléricale. L'insuccès de ses projets vint de la brouille SPD – USPD. Il n’en demeure pas moins que ses desseins ne rencontrèrent guère d’écho favorable.
Si certains, à l’exemple de Kant ou de Georg Forster, avaient été séduits par le vent d’émancipation qui avait accompagné la Révolution française, la plupart de ceux qui avaient adhéré à ses idéaux émancipateurs se détournèrent d’elle – en particulier au moment de la mort de Louis XVI. Et si Heinrich Heine avait toujours su gré à Napoléon d’avoir émancipé les Juifs, la laïcisation de l’état civil, le mariage civil, etc. laissèrent peu de traces comparés à l’importance du sentiment national auquel les guerres napoléoniennes avaient fourni un socle.
Il est vrai qu’en contestant le pouvoir civil de l’Eglise et en établissant un lien direct entre le chrétien et Dieu, Martin Luther avait brisé cette chape romaine qui conduisit plus tard à établir en France une séparation entre pouvoir spirituel et temporel. La théorie des deux règnes conférait à l’autorité civile une légitimité qui ne venait plus du pape, mais de Dieu. Pour autant le libre-examen institué par la Réforme ne rompait pas avec le confessionnalisme. Le principe « cujus regio, ejus religio », qui fit ensuite de la religion du prince celle de ses sujets, remit l’autorité religieuse entre les mains des Etats de l’Empire (Reichsstände). Si la contrainte demeurait, elle était atténuée par l’importance des régions protestantes et par les dispositions de la paix de Westphalie (1648), qui confirmaient en les élargissant (aux calvinistes, par exemple), celles de la paix religieuse d’Augsbourg (1555). Les sujets qui ne voulaient pas se soumettre à la religion dominante obtenaient le droit de partir. Ce « jus emigrandi », disposition difficilement applicable, constituait une solution libérale pour l'époque. Amorcée au XVIe siècle, l’évolution différente des deux pays voisins fut consolidée dès le XVIIe siècle. .
La période qui suivit fut marquée par une forme d’ordre moral (« Sozialdisziplinierung ») qui donna lieu à bien des critiques, sur fond d’étalage de richesses dans les couvents catholiques de la période baroque ou, dans les régions protestantes, de zèle civil fondé sur une dévotion intérieure. L’Allemagne fut peu touchée par le jansénisme, mais le piétisme, mouvement protestant de rénovation religieuse porté par une piété nourrie directement des Ecritures, et la « renaissance intérieure » qu’il préconisait, la marqua. Le XVIIe siècle et le début du XVIIIe siècle furent caractérisés par une individualisation de la piété. Au début du XIXe siècle la sécularisation ouvrit une période difficile pour l’Eglise catholique, dont elle ne se remit qu’à partir de 1815 – encore ce rétablissement se fit-il surtout dans les régions. C’est ainsi que la Bavière conclut un concordat avec Rome en 1821. Les situations étaient diverses d’un Etat à l’autre – et pas toujours favorables au clergé catholique : en Prusse, on ne respectait pas l’obligation faite par Rome, au moment de célébrer des mariages mixtes, de prendre l’engagement d’élever les enfants dans la foi catholique. Les autorités catholiques durent céder. De surcroît les évêques de Prusse ne pouvaient correspondre avec le pape qu’en passant par le ministère des Affaires cultuelles.
Au milieu du siècle l’église Saint Paul ne combla pas non plus les vœux des élites catholiques : si le libre développement des Eglises y fut garanti, les engagements constitutionnels espérés ne se concrétisèrent pas, et il n’y eut pas plus d’homogénéité dans l’attitude des régions après qu’avant les événements de 1848. Cela n’empêcha pas les catholiques de créer, pendant cette période, plusieurs sociétés importantes, le Borromäusverein et le Gesellenverein d’Adolf Kolping notamment. Et en 1859 la Katholische Fraktion prit le nom de Zentrum. Les catholiques suivaient l’exemple des protestants qui avaient créé des groupes de solidarité dès les années 1830, lesquels s’émancipèrent de la tutelle pastorale à mesure qu’ils prenaient un caractère plus politique. La Innere Mission par exemple alliait aspiration à un protestantisme libre et œuvre de persuasion.
Alors que Rome perçut la Reichsgründung comme une menace, on vit se développer un protestantisme conservateur qui, fort de sa proximité avec le pouvoir et de son influence, espéra un temps que le Reich naissant serait un Evangelisches Reich Deutscher Nation[25] ; sa fidélité perdura jusqu’à la fin de l’Empire. Les tentatives de création d’une Eglise protestante d’Etat (1871) furent sans lendemain. Le Reichsprotestantismus qui connut quelque faveur dans les années 1880 resta au service du pouvoir temporel et non l’inverse. Et comme le climat général fut plutôt à la dévotion le pouvoir temporel allemand garda la main. C’est aussi dans ce cadre qu’il convient de situer l’un des affrontements les plus profonds qu’ait connu l’Allemagne. Dogme de l’infaillibilité pontificale et calcul politique bismarckien furent à l’origine du Kulturkampf. Et si la fin de celui-ci, avec l’échec du chancelier, marqua un rapprochement des catholiques avec le Reich, ils gardèrent globalement leurs distances tout au long du XIXe siècle.
Il y eut donc un catholicisme politique, mais en tant qu’ensemble de mouvements – et non comme expression d’une mainmise sur le pouvoir. Contrairement à la France l’Allemagne n’a pas connu à l’époque moderne cette primauté d’une confession étendant son autorité aux questions civiles d’une manière difficilement compatible avec les conceptions philosophiques. Les années animées en France par le débat sur la laïcité furent en Allemagne celles de l’affirmation du syndicalisme – en particulier catholique (on songe notamment au mouvement ouvrier Volksverein für das katholische Deutschland). A l’Assemblée on vit à plusieurs reprises le Zentrum et les sociaux-démocrates s’allier pour mettre en échec, notamment, des projets coloniaux.[26] A cette époque il fit siennes les exigences de liberté de la presse et d’une restructuration plus égalitaire des associations, tendance qui l’engagea sur la voie de la modernisation[27], que, dans le sillage de Rome, il avait d’abord rejetée.
Même dans les périodes où le Zentrum participa au gouvernement, sous Weimar, l’influence catholique resta inscrite dans le cadre du jeu parlementaire. Le problème ne fut pas celui des rapports entre civil et religieux, mais plus fondamentalement celui de la greffe démocratique qui ne prit pas. On connaît la suite… et la perplexité qui fut celle de l’Allemagne de 1945. Notons que, dans son aspiration au pouvoir absolu, le national-socialisme ne favorisa pas les confessions – pas même la Deutsche Kirche, construite autour de la notion de Positives Christentum qu’évoquait le programme du NSDAP, et qu’il avait tenté de contrôler à travers le Reichsbischof Ludwig Müller. Les divisions protestantes, l’importance de la Bekennende Kirche, apparurent bientôt, trouvant un sommet de leur expression dans la proclamation de Barmen, en 1935 (Bekenntnissynode). Pour les catholiques, qui avaient combattu l’hitlérisme jusqu’en 1933, le concordat constitua un tournant ambigu, alimenté par les équivoques de Rome. Mais chaque religion majeure eut ses résistants qui, s’ils ne furent pas reconnus immédiatement, contribuèrent au dépassement du passé.
Après la chute des idoles, dans un pays en ruines, les Eglises offrirent l’un des rares points d’ancrage : la foi permettait d’affronter les incertitudes. Des hommes de conviction revenaient au premier plan – et le christianisme politique n’était pas le moins représenté. A l’Ouest, les intérêts confessionnels étaient défendus avec une force suffisante pour n’être pas menacés. Le risque était limité : parmi les occupants – français notamment – nombreux étaient ceux qui, ayant pouvoir de décision, voyaient dans les religions chrétiennes un antidote au socialisme et au communisme. Dès 1945, à l’initiative de Theophil Wurm, une rencontre à Treysa fut marquée par la naissance de l’Evangelische Kirche Deutschlands, qui se donna des statuts à Eisenach en juillet 1948.
Si ces expériences historiques différentes ne suffisent pas à expliquer les spécificités française et allemande, nul doute qu’elles ont contribué à leur installation.
La situation actuelle
En 1949 le peuple allemand a adopté sa constitution « conscient de sa responsabilité devant Dieu et devant les hommes […] » (Préambule), le président de la République et le Chancelier prêtent traditionnellement un serment qui se termine par « Que Dieu me vienne en aide ».[28] Le traumatisme national-socialiste a incité le Conseil parlementaire à garantir la liberté de conviction, rejetant par l’article 3,3 toute discrimination fondée, entre autres, sur la religion, et ce principe est réaffirmé à l’article 33,3 qui garantit l’individu contre tout préjudice dû à « son adhésion ou à sa non-adhésion à une croyance religieuse et philosophique » (chapitre consacré aux relations entre Etat fédéral et Länder). De même la liberté de croire, de pratiquer et de professer sa foi est-elle affirmée par les articles 2,1 et 4,1 GG. De plus, il y est mentionné que l’instruction religieuse est une matière obligatoire (quoique les dispenses soient facilement accordées), et que certaines Eglises sont reconnues (protestantes, catholique, orthodoxe…, mais les groupements islamiques n’en font pas partie).
Alors qu’en dehors des départements concordataires les Eglises françaises vivent surtout du denier du culte (don spontané organisé sous forme de collecte annuelle), le financement des Eglises allemandes repose sur un impôt cultuel, la Kirchensteuer, contribution qu’apporte tout Allemand, imposable et baptisé qui n’a pas abjuré, et ne déclare pas son refus de le faire, au fonctionnement des Eglises. Cet impôt représente un peu moins de 10% des prélèvements totaux, et il couvre quelque 80% des besoins des Eglises. Il est complété par des subventions publiques, à divers niveaux d’autorité fédérale ou régionale, sous la forme d’une contribution au financement des œuvres sociales et, indirectement, par la dispense de l’impôt dont bénéficient les Eglises reconnues.
Des deux côtés de la frontière les opinions sont plutôt satisfaites. Les Eglises allemandes sont aussi contentes de leur statut que celles de France trouvent au début du XXIe siècle des avantages à cette laïcité qu’elles ont combattue avec énergie au début du XXe siècle. Les Eglises allemandes privilégient toutes proportions gardées la fonction spirituelle et le vote chrétien-démocrate est plus politique et moins religieux que ne le pensent bien des Français. Si bien qu’à partir de principes opposés sont nées des situations moins différentes et plus souples que ce que l’on aurait pu penser. Au prix de quelque approximation on peut dire que l’Allemagne connaît la situation inverse de celle qui prévaut en France : que la neutralité publique soit affirmée ou non, la liberté des opinions religieuses et de leur exercice existe, en France par l’application souple de la laïcité, en Allemagne par la facilité à se soustraire au principe religieux dominant.
En ce début de XXIe siècle les religions ne peuvent plus faire abstraction de la globalisation – ne serait-ce que parce que la notion d’universalité a changé de signification. La « menace islamiste » à la dimension planétaire, à laquelle on fait volontiers référence, n’est pas seule en cause, mais aussi l’aspiration de la plupart des religions à une importance universelle. Cependant, comme le souligne Klaus Leggewie, l’Europe de l’Ouest a tendance à ne pas s’aligner sur les autres régions du monde.[29] Or, si l’Allemagne et la France ne sont pas seules à donner le ton, elles occupent comme dans bien d’autres sphères de la vie européenne une place essentielle.
Ces considérations ont conduit le Comité franco-allemand des historiens à privilégier une appréhension comparatiste et transnationale. Ses travaux nancéiens ont eu l’ambition, à travers l’étude du passé, de se préoccuper aussi de l’avenir. Les élargissements qu’a connus l’Europe imposent la dimension religieuse, quelle que soit sa place dans la culture française ou allemande. Pour ne citer que ces deux exemples : déjà intégrée, la Pologne ne semble pas à l’abri d’une forme d’intégrisme ; la question de l’admission de la Turquie, pour laquelle plaident des considérations politiques, économiques ou stratégiques, ne fera pas l’économie d’un débat sur le versant religieuse. Une meilleure connaissance de leurs différences et similitudes devrait permettre à nos deux pays de mieux appréhender ensemble ces données nouvelles.
[1] Grosser, Alfred, L’Allemagne de Berlin différente et semblable, éd. augmentée, Alvik-Editions, Paris, 2007, p. 189. Version allemande : Wie anders sind die Deutschen ?, CH Beck-Verlag, München, 2002.
[2] La loi Marie en permettait l’attribution aux élèves de l’enseignement public comme de « l’enseignement libre ». La loi Barangé permettait à tout chef de famille d’obtenir une allocation trimestrielle de mille francs par enfant, versée par une caisse départementale gérée par le Conseil Général, pour les élèves du public, et par une association de parents d’élèves dans l’enseignement privé.
[3] Une disposition de la loi de décentralisation de 2004 fait obligation aux municipalités ne disposant pas d’une école privée de payer le même forfait pour un élève scolarisé dans un établissement sous contrat dans une autre commune que pour un élève scolarisé dans l’enseignement public. Ce texte s’inscrit dans une évolution qui part de la loi Astier (1919 – possibilité d’un financement public pour l’enseignement privé technique) et inclut la loi Guermeur (1977), les accords sur la parité public – privé de 1992, etc. Voir Bréchon, Pierre, Institution de la laïcité et déchristianisation de la société française, dans Cahiers d’Etudes sur la Méditerranée Orientale et le monde turco-iranien, no 19, numéro thématique : Laïcité(s) en France et en Turquie, voir http://cemoti.revues.org/document1687.html, consulté le 2 juin 2008.
[4] Voir sur ce point la communication de Jean-Louis Halpérin au colloque « Nouvelles approches de l’histoire de la laïcité au vingtième siècle » (Panthéon-Sorbonne, 18–19 novembre 2005).
[5] Kintzler, Catherine, Qu’est-ce que la laïcité ?, J. Vrin, Paris, 2007, p. 8.
[6] Pena-Ruiz, Henri, Qu’est-ce que la laïcité ?, Gallimard, Folio-actuel, Paris, 2003, p. 23.
[7] Portier, Philippe, Les mutations de la laïcité française, dans http://artsci.wustl.edu/~ppri/ Workshop_Papers/PortierPaper.pdf, consulté le 2 juin 2008, p. 6.
[8] Kintzler, Qu’est-ce que la laïcité ?, p. 34.
[9] Pena-Ruiz, Qu’est-ce que la laïcité ?, p. 271.
[10] Portier, Les mutations de la laïcité française, p. 6.
[11] Portier, Philippe, De la séparation à la reconnaissance. L’évolution du régime français de laïcité, dans Armogathe, Jean-Robert ; Willaime, Jean-Paul (sous la dir. de), Les mutations contemporaines du religieux, Turnhout, Brépols, 2003 ; voir également Willaime, Jean-Paul, Europe et religions. Les enjeux du dix-neuvième siècle, Fayard, Paris, 2004.
[12] Kintzler, Qu’est-ce que la laïcité ?, p. 43.
[13] Cité par Bréchon, Pierre, Institution de la laïcité.
[14] Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 : « (...) Le peuple français (...) réaffirme solennellement les droits et les libertés de l'homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Il proclame, en outre, comme particulièrement nécessaires à notre temps les principes politiques, économiques et sociaux ci-après : La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme. […] Nul ne peut-être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances. (...) La Nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'État. », dans La Documentation française, dossier Laïcité, voir http:// www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/laicite/index.shtml, consulté le 2 juin 2008, fondements juridiques.
[15] Coutel, Charles ; Kintzler, Catherine (presentation, notes, bibliografie et chronologie), Condorcet, Jean-Antoine, Cinq Mémoires sur l’instruction publique (1791–1792) et Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1793, Paris, Flammarion, 1994.
[16] Voir Cholvy, Gérard, A propos de la laïcité française, dans Esprit et Vie n° 139, décembre 2005, p. 31–32.
[17] Age du poly- puis du monothéisme, éveil de l’esprit critique et progrès de l’individualisme, âge positif (celui de la science) ; voir et.al. sur ce point Cholvy, A propos de la laïcité française, p. 32.
[18] Hervieu-Léger, Danièle, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion 1999, p. 216.
[19] Baubérot, Jean, La laïcité, http://www.protestants.org/textes/laicite_2007/, consulté le 2 juin 2008. Jean Baubérot est notamment l’auteur de La laïcité. Evolution et enjeux, Paris, Documentation française, 1996, et d’une très utile Histoire de la laïcité française, Paris, PUF, 2000.
[20] Seuls ces quatre cultes étaient « reconnus » ; les autres religions étaient tolérées.
[21] Ces associations étaient fondées sur la loi du premier juillet 1901 et sur le décret d’exécution du 16 août de la même année.
[22] Ghibaudo, Stéphanie, Aperçu historique de la laïcité en France, dans ARA 55, 2005 (Association Rhône-Alpes d’anthropologie), p. 9–11, p. 11, voir http://ara-anthropologie.fr/lettrespdf/ ARA55.pdf, consulté le 2 juin 2008.
[23] Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti, p. 215.
[24] Il est interdit de poser la question de l’appartenance religieuse dans de nombreux dossiers professionnels ou lors des recensements.
[25] Wehler, Hans-Ulrich, Deutsche Gesellschaftsgeschichte 1849–1914, vol. 3, Munich, Beck 1995, p. 1171 et suiv.
[26] Mars – mai 1906, objection à la mise en place d’un Reichskolonialamt et rejet d’un projet de développement des chemins de fer en Deutsch-Südwestafrika, en décembre réduction des crédits prévus pour combattre la révolte des Héréros, etc.
[27] Große-Kracht, Herrmann-Josef, Religion in der Demokratisierungsfalle. Zum Verhältnis von traditioneller Religion und politischer Moderne am Beispiel des deutschen Katholizismus im Kaiserreich, dans Geschichte in Wissenschaft und Unterricht n° 51, 2000, p. 140–156.
[28] Articles 56 et 64, 2 GG.
[29] Leggewie, Claus, Religionen und Globalisierung, dans Aus Politik und Zeitgeschichte. Beilage zur Wochenzeitung Das Parlament, 7/2005, 14 février 2005, page 3.