Le combat pour la laïcité dans un village de Bourgogne (1871–1906) et le « Kulturkampf »
Von Jean Philippon
Un lecteur des ouvrages consacrés à la séparation de l’Eglise et de l’Etat aura souvent l’impression que le combat pour ou contre la laïcité n’a été qu’une joute intellectuelle. L’essai ci-dessous tend à démontrer le contraire : il dépeint ce conflit, avec de nombreux détails concrets, au sein d’un village de Bourgogne, il en montre les effets sur l’espace public, sur l’église, les écoles et le bureau de bienfaisance. En outre, les tensions qui découlent de la séparation sont mises en perspectives avec la révolution de 1789, que les communautés et les individus avaient encore en mémoire au XIXe siècle. La presse de l’époque voyait, en effet, un parallèle entre le combat pour ou contre la laïcité les évènements de 1789. Dans une dernière partie, cet essai compare ce conflit avec le « Kulturkampf » : opposition de l’église catholique romaine à l’état prussien et à l’empire allemand. Malgré de multiples différences en ce qui concerne l’origine et le déroulement, les deux controverses firent naître, chacune à sa façon, une nouvelle relation entre l’état et les Eglises, et elles contribuèrent, facteur parmi tant d’autres, au développement de l’état moderne.
Liest man die Untersuchungen, die sich mit der Trennung von Staat und Kirche auseinandersetzen, drängt sich häufig der Eindruck auf, dass der Kampf für oder gegen den Laizismus in erster Linie ein intellektuelles Gefecht war. Der vorliegende Beitrag zeichnet dagegen den Konflikt mit vielen konkreten Details vor dem Hintergrund eines Dorfes in der Bourgogne nach: er beschreibt die Auswirkungen auf den öffentlichen Raum, die Kirche, die Schule, die Wohlfahrt. Die Spannungen werden auch in den Zusammenhang der Geschehnisse der Revolution von 1789 gestellt, die im 19. Jahrhundert teilweise noch als familiäre, wenn nicht sogar noch als persönliche Erinnerungen präsent sind. Auch die Presse jener Zeit zog die Parallele zwischen dem Kampf für oder gegen den Laizismus und der Revolution von 1789. In einem letzten Abschnitt vergleicht die Studie den Kampf um den Laizismus mit dem Kulturkampf, der Auseinandersetzung der römisch-katholischen Kirche mit Preußen bzw. dem Deutschen Reich. Trotz zahlreicher Unterschiede in Entstehung und Verlauf sorgten doch beide Kontroversen jeweils auf ihre Art für eine neue Beziehung zwischen Staat und Religionen und trugen damit, als ein Faktor unter vielen, zur Entstehung des modernen Staates bei.
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Un lecteur des ouvrages consacrés à la séparation de l’Eglise et de l’Etat aura souvent l’impression que le combat pour ou contre la laïcité a été en fait une joute intellectuelle : pour ou contre l’avènement de la raison comme fondement de la politique, pour ou contre un pouvoir sans Dieu et peut-être sans morale. C’est le principal et sans doute le seul mérite de ce travail d’avoir fait descendre l’Histoire du ciel des idées sur la terre et de la confronter à des intérêts très matériels. Où les saisir mieux que dans le cadre étroit d’un village ? Le danger, c’était d’extrapoler implicitement et de faire de l’exception un paradigme. Aussi avant d’avancer telle ou telle assertion, avons-nous pris quelques précautions. Nous avons procédé à des sondages dans un certain nombre de communes de l’arrondissement d’Autun. La lecture approfondie de la presse départementale et régionale, alors très riche, nous a montré que les convictions des maires républicains et anticléricaux de Saint-Sernin du Plain : Brossard et Godillot, étaient partagées par une grande partie de l’opinion. Resterait à étendre ce genre d’enquête à la France entière[1].
Saint-Sernin du Plain est un village situé entre Autun et Chalon-sur-Saône, à peu près à mi-distance de l’une et l’autre ville, en retrait de quelques kilomètres à l’ouest de la route qui unit ces cités. Il comprend quatre agglomérations : le bourg ou Saint-Sernin du Plain proprement dit, au rebord du plateau qui ceinture le Rome-Château, une « Montagne » de 547 mètres, et domine la large vallée de la Dheune, à l’ouest deux hameaux Cromey et Mazenay, localisés de part et d’autre d’une vallée profonde et au sud, près de la Dheune, Nion.
En 1870, c’était un village de vignerons, de petits propriétaires ou de métayers à côté desquels vivaient quelques cultivateurs, quelques artisans, des rentiers et des commerçants nombreux à Mazenay. C’est seulement vers 1845 que la Compagnie du Creusot (Schneider) avait ouvert dans ce hameau une mine de fer qui fournissait à certaines périodes plus de 60 % de la consommation du Creusot. Après 1870, la mine commença à perdre de son importance. Exode rural, crise du phylloxéra et déclin de la mine déterminèrent l’évolution démographique. La population comptait 2361 individus en 1872, puis 2170 en 1881, 2005 en 1891, 1757 en 1901, 1380 en 1911, l’année de fermeture de la mine. En 39 ans, la commune avait perdu 42 % de sa population et avait été ramenée au niveau de 1840.
Clochemerle
Le rideau se lève sur un coup d’éclat, sinon un coup d’Etat. Des élections municipales avaient eu lieu le 7 et le 14 août 1870. Le conseil municipal avait été renouvelé. Au premier tour, il y eut 507 votants, les 4 élus recueillirent entre 208 et 204 voix, au second tour le nombre des votants tomba à 388. Les élus recueillirent de 350 à 246 voix. Magnien-Theureau, ancien maire, bonapartiste de raison sinon de cœur, président de la fabrique, ne s’était apparemment pas présenté. Laplanche-Petit, conseiller municipal sortant, trésorier de la fabrique ne rassembla que 54 voix. Seuls 7 conseillers sur 16 de la précédente municipalité avaient été reconduits. Le 28 août eut lieu l’installation du conseil. Pierre Brossard fut élu maire et Antoine Duby premier adjoint. Cette élection était remarquable à trois titres. Le 19 août, le préfet avait envoyé aux maires une circulaire : les élections municipales devaient avoir lieu dans les communes en exécution de l’arrêté préfectoral du 23 juillet ; il importait d’installer le plus tôt possible les conseils élus. Quatre jours plus tard, le 23 août, nouvelle circulaire selon laquelle le gouvernement avait résolu d’ajourner le renouvellement de tous les maires et adjoints. Soit que cette information ne fût pas parvenue dans la commune ou qu’elle y parvint trop tard, soit que le nouveau conseil décida de ne pas en tenir compte, toujours est-il que Brossard et Duby furent élus respectivement maire et premier adjoint le 28 août. L’élection du conseil était parfaitement légale puisqu’elle avait eu lieu comme le prescrivait l’arrêté du 23 juillet et comme le confirmait la circulaire du 19 août. L’élection du maire et de son adjoint était beaucoup plus contestable. Elle était postérieure à la circulaire du 23 août qui suspendait la désignation des maires et des premiers adjoints. Il y avait là un acte d’indépendance à l’égard du pouvoir légitime qui était remarquable. Enfin, c’était à coup sûr une manifestation politique. Elle marquait un revirement. Magnien-Theureau et Laplanche-Petit, très conservateurs, fervents catholiques, désignés par un préfet de Napoléon III étaient écartés, et un « Républicain » comme Pierre Brossard porté à la tête de la commune.
Pour commencer, Magnien-Theureau fit de la résistance. Si l’on admettait la validité de la circulaire du 23 août, le maire et les adjoints n’auraient pas dû être renouvelés, les anciens gardaient de droit toutes leurs compétences. Magnien-Theureau ouvrit les hostilités. Le secrétaire de mairie avait préparé un arrêté convoquant la Garde nationale, le 8 septembre, pour l’élection des officiers. Il y avait signé : « le maire Pierre Brossard », Magnien-Theureau raya la mention et mit son nom à la place. Les actes d’état-civil[2] furent également paraphés par Magnien-Theureau jusqu’au 24 septembre. Il ne semble pas que Brossard ait opposé de violence au fait accompli si ce n’est, peut-être, verbalement, cependant il ne resta probablement pas inactif. Le 17 septembre, le sous-préfet d’Empire avait été remplacé par un homme nouveau. Le 19 septembre, une circulaire invitait les communes à élire de nouveaux conseils municipaux. La situation du village était paradoxale. Le conseil avait été renouvelé le 7 et le 14 août. Une nouvelle majorité dominait le conseil. Le maire avait été élu par celle-ci. Ce n’était pas régulier. Les autorités s’en tirèrent par une pirouette. Brossard fut « maire provisoire ». Il fut légitimé par l’élection du 30 août 1871 qui, bien qu’elle fît entrer de nouveau Magnien-Theureau et Laplanche-Petit dans le conseil, confirma la majorité républicaine.
A peine la République était-elle établie, quoique encore fragile, que le nouveau maire allait s’attaquer aux autorités ecclésiastiques. Dans cette véritable guerre intestine qui opposa activement, laïques et cléricaux, les coups bas ne furent ménagés ni d’un côté ni de l’autre. Elle se déroula sur de multiples champs de bataille : 1° la laïcisation de l’espace public, 2° le contrôle des comptes de la fabrique, 3° la restauration de l’église, 4° les écoles, 5° la laïcisation de l’état-civil, 6° l’activité du Bureau de bienfaisance, 7° le 14 juillet et 8° (en manière de conclusion) l’acceptation de la séparation de l’Eglise et de l’Etat depuis longtemps réclamée par les laïques.
La laïcisation de l’espace public
Elle prit différentes formes. Le 4 juin 1871, le conseil municipal interdit à l’instituteur d’exercer les fonctions de chantre à l’église. Pour le dédommager, il lui accorda une indemnité de 100 Fr. Le même jour avait été prononcée l’interdiction de la quête du vin ou « quête en vin ». Le desservant passait chez les vignerons et recueillait leurs dons en vin non sans laisser entrevoir qu’en cas de refus, les enfants des récalcitrants auraient quelques difficultés au catéchisme. Selon certaines estimations la quête rapportait dans les bonnes années jusqu’à dix hectolitres de vin. Ce n’était pas négligeable. Le produit était destiné en principe aux finances de la paroisse. Après l’interdiction, le prêtre ou l’évêque intervint. L’arrêté fut rapporté par le préfet le 12 août 1875. Brossard ne se tint pas pour battu. Il s’adressa au ministre de l’Instruction publique qui fit une réponse analogue (22.8.1878). Le maire renouvela l’interdiction le 1er septembre 1882. Il eut alors gain de cause ou presque, car le 16 mai avait modifié le paysage administratif. Pas tout à fait cependant. L’abbé Gadant, vicaire de Mazenay, fit valoir que l’arrêté était adressé à l’abbé Philibert, curé de Saint-Sernin, et ne le concernait pas. Il continua de quêter du vin dans son hameau.
La fête du village était à la Saint Parnay, un saint problématique. Elle était célébrée à la Quasimodo sur la place du Haut. Elle débutait par une messe. Cette cérémonie religieuse en guise d’ouverture gâtait le plaisir de tout bon laïque. Le maire voulut la remplacer par un divertissement profane. Il fallait un repère, une date. Elle aurait lieu le jour de la Saint Saturnin. Encore un saint ! Une justification philologique était toute prête. Sernin est la contraction de Saturnin. L’ennui, c’était que la Saint Saturnin tombe le 29 novembre. Le temps se prête rarement, à cette date, aux ébats en plein air. Elle fut célébrée en octobre, puis en septembre. Selon l’état de la récolte, il y avait le risque de collision avec les vendanges. Finalement, il fallut se rabattre sur juin.
Certaines processions furent interdites, notamment pendant les Rogations et la Fête-Dieu. Celle de l’Assomption fut maintenue. Les fidèles chantaient « Sauvez Rome et la France au nom du Sacré-Cœur ». La dévotion au Sacré-Cœur de Jésus, recommandée par Marguerite Marie Alacoque, une visitandine de Paray-le-Monial, au XVIIe siècle, reçut en France, à partir de 1873, une signification politique. Le cantique attribuait implicitement les malheurs de la France à la République comme un juste châtiment de son infâme neutralité entre le Saint-Père et Victor Emmanuel I. Brossard interdit par arrêté du 24 juin 1879 le cantique qu’il déclara « subversif ». Philibert ne se décourageait pas facilement. En novembre 1879, il annonça au maire qu’il allait organiser une grande fête, un lundi. Par lettre en date du 24, Brossard émit des réserves. L’affaire en resta là.
Deux fanfares existaient à Saint-Sernin. « La Persévérance », fondée par ce « maudit Philibert » et « Les enfants de l’Indépendance ». La première était catholique, non autorisée, c'est-à-dire qu’elle n’avait pas le droit de jouer en public. L’autre était laïque, dirigée par Delorme et protégée par Brossard. Elles furent créées toutes les deux en 1882. Il semble bien que l’antériorité revienne à « La Persévérance ». Sans aller jusqu’à interdire la procession de l’Assomption, Brossard, par arrêté municipal, n’autorisa pas la nouvelle fanfare du curé à jouer dans les rues du village. Il adressa une lettre à Philibert et donna copie à l’évêque d’Autun. Le curé aurait déclaré au marguillier : la musique fait partie du cortège des processions, elle accompagnera celle du 15 août malgré le maire. Brossard commentait : « La division qui est son œuvre prend des proportions de plus en plus regrettables et menace de nous amener la discorde à bref délai. » Mgr Perraud répondit sans se départir de l’onction ecclésiastique, mais il ne condamnait pas l’abbé Philibert. « La Persévérance » a-t-elle joué en 1882 ? En tout cas, elle ne s’en priva pas deux ans plus tard.
En 1883, « Les enfants de l’Indépendance » prirent part au concours de fanfares à Macon. Sous la direction de Delorme, 19 musiciens jouèrent dans la salle d’asile (école maternelle). La société obtint le 2è prix et la médaille d’argent, ex aequo avec Perrecy-les-Forges. L’année suivante, « La Persévérance » participa au concours et remporta un prix à Macon. Le 11 novembre, dès que les musiciens furent descendus du train et parvinrent à Nion, ils se mirent en rangs et « se perm(irent) de jouer en public, le long des rues, au hameau de Nyon ». Deux rudes côtes leur coupèrent le souffle et ils ne s’époumonèrent pas pour les moineaux. Arrivés au bourg, ils s’alignèrent et entonnèrent un chant de triomphe « malgré la défense légale qui leur en avait été faite ». C’en était trop. Quelques bons Républicains, dont deux conseillers municipaux, se plaignirent au maire. Brossard rédigea un procès-verbal. « Cette société non autorisée et excédant le nombre 20 ayant contrevenu à l’arrêté municipal qui lui interdit de jouer en public, nous demandons que les membres qui la composent soient poursuivis selon les voies de droit. Nous observons en même temps qu’on a détourné de l’école les élèves dénommés sous les numéros 20 à 24 inclus et cela en contravention avec la loi du 28 mars 1882… pour servir et valoir ce que de droit. » Il ne semble pas que l’affaire ait eu de suites judiciaires. Le curé Philibert avait bravé impunément le maire. Il y eut deux missions dans la commune durant cette période. Aucun incident n’a été noté. Peut-être furent-elles d’une discrétion exemplaire ? Les calvaires et croix de mission sont antérieurs à 1870.
Les comptes de la fabrique
Brossard avait, dans la mesure de ses moyens, mais non sans succès, « nettoyé » l’espace public de l’empreinte du christianisme. Il eut un autre cheval de bataille : les comptes de la fabrique. En 1859, Madame Lamboeuf avait fait don au conseil de fabrique de 2000 Fr destinés à financer les réparations de l’église. L’abbé Jouhaut avait chargé M. Sauvageot, un notable, propriétaire du « château », de les convertir en rentes sur le crédit foncier. L’ancien maire, Magnien-Theureau, avait été président de l’administration paroissiale. Son gendre aurait « empoché » des papiers dans la cure après la mort du prêtre. Brossard tenta de démontrer que les 2 000 Fr avaient été détournés. Il saisit le procureur. Magnien-Theureau prit un avocat. Brossard répliqua par un abondant mémoire (22 octobre 1873). Le maire qui sans doute savait fort bien combien son argumentation était spécieuse, n’en poursuivit pas moins l’affaire. Il voulait déconsidérer Magnien-Theureau en le faisant passer pour un voleur. « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose. » Employer de tels procédés n’était pas sans excuse. Tant que la République n’était pas consolidée, qu’elle demeurait menacée d’une restauration par un parlement dans lequel les monarchistes, voire les bonapartistes étaient appuyés par une partie de la bourgeoisie conservatrice, Magnien-Theureau demeurait un concurrent redoutable. Voilà pour le fond du conflit.
Il donna lieu à des manœuvres d’une subtilité florentine que Machiavel n’eût pas désavouées. Le premier adjoint, Etienne Brazey-Chifflot fut circonvenu par l’abbé Philibert qui le fit entrer au conseil de fabrique dont il devint le trésorier. En 1875, Brazey sollicita l’avis du conseil municipal sur la tenue des comptes de fabrique par son prédécesseur, Claude Laplanche-Petit qui entre temps s’était rapproché de Brossard. Le premier adjoint, nouveau trésorier de la fabrique reprenait les accusations de Brossard en les détournant sur un homme qui s’était éloigné de Philibert. Le 16 avril, le conseil donna une réponse évasive. Brossard imagina une parade efficace. Il rédigea un arrêté qui mettait en cause la fabrique dans sa composition actuelle. Il prétendit n’avoir pu le signer faute de temps et le fit porter par le garde-champêtre pour signature au premier adjoint. Brazey, premier adjoint, aurait contesté la gestion de Brazey, trésorier, et aurait sommé ce dernier de présenter les comptes de la fabrique. Brazey protesta. Il aurait déclaré qu’il ne voulait plus se mêler de rien ni même remplir les fonctions d’adjoint. Brossard n’en espérait pas plus. Le 22 janvier 1875, le nouveau trésorier demanda au conseil de fabrique l’autorisation de suivre devant le tribunal de première instance d’Autun, l’instance formée contre Laplanche. Celui-ci offrit de rendre compte devant le tribunal ou par un acte extra-judiciaire de l’huissier Chapuis (1.2.1875). Le 19 août 1875, le conseil forma une plainte contre Brazey, trésorier de la fabrique. Laplanche-Petit devint premier adjoint. Le conflit n’était pas clos. Le 11 octobre 1879, le maire demanda au sous-préfet de dissoudre le conseil de fabrique dont la gestion demeurait opaque. A partir de 1883, cette comptabilité cessa de mobiliser les deux camps. L’affaire qui avait duré dix ans, perdait une bonne partie de son intérêt. La République était plus assurée d’elle-même. Le retour d’un clérical à la tête de la commune n’était plus à craindre.
En 1893, Pierre Doreau étant curé de Saint-Sernin, les comptes de la fabrique fournirent cependant de nouveau matière à contestation. Une demoiselle Darque avait par testament légué à la commune une somme destinée à la construction d’une chapelle à Cromey. Une partie du revenu devait être versée à la fabrique. Le 14 mars 1893, l’abbé Doreau se plaignit de « l’inexécution » de cette clause. Il revint à la charge le 27 avril en acceptant d’ailleurs « le contrôle de l’emploi par le conseil municipal ». Il ajoutait : « La personnalité du desservant quel qu’il soit n’a rien à voir dans cette affaire. » Le 13 mai, le préfet rappela Godillot à l’ordre : « En prétendant ignorer les charges que le testament impose à la commune, vous êtes en contradiction avec vous-même. »
Nous pourrions explorer les autres champs de bataille où la lutte ne fut pas moins âpre et tout aussi sournoise. Nous collectionnerions moult anecdotes clochemerlesques sans que notre jugement en soit altéré.
Der Ernst des Lebens
Un homme, un fonctionnaire d’autorité avait pris l’affaire très au sérieux. C’était le sous-préfet d’Autun, bien placé pour en juger. Dans une lettre au préfet, il écrivait, le 3 octobre 1893 : « Si M. Doreau reste à Saint-Sernin, la commune est absolument perdue, et avant longtemps, au point de vue politique. J’ai arraché deux fois déjà au conseil Municipal tout entier, le retrait de sa démission collective, mais je ne me sens plus la force et l’autorité nécessaire pour obtenir semblable résultat si la légitime satisfaction qu’il réclame ne lui est pas accordée.
Proposer la suppression du traitement de M. l’abbé Doreau serait une mesure inutile et dont lui-même se rit déjà par avance : il a déclaré en chaire ‹ qu’il serait beaucoup plus riche qu’auparavant. ›
Je l’ai dit et je le maintiens, c’est le déplacement de ce desservant que doit poursuivre l’autorité civile et qu’elle se doit à elle-même d’obtenir. » [3]
Les péripéties souvent bouffonnes de ce combat ne sauraient dissimuler le fait que, à travers la farce, se manifestaient des forces qui ont agi dans la longue durée. Nous en distinguons trois principales, profondément enracinées dans la société française et notamment dans les campagnes : l’anticléricalisme rural et le gallicanisme qui souvent se confondaient, la fidélité du peuple des campagnes à 1789 – si l’on excepte des régions comme la Vendée, une partie de la Bretagne, de la Flandre, etc. – et enfin le rejet de la dictature de type bonapartiste. C’est le jeu de ces forces qui a défini le champ politique de 1870 à 1914. Il s’agissait bien d’une lutte pour le pouvoir : contre Mac Mahon, contre Boulanger, contre Déroulède.
La Révolution française (1789–1794)
Les histoires récentes de la laïcité, notamment celles qui ont paru à l’occasion du centenaire de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, ont établi une filiation intellectuelle et morale entre celle-ci et la Révolution de 1789. Le combat des années 1877–1906 aurait été le couronnement de l’œuvre entreprise cent dix-sept ans plus tôt. Aux ‹ valeurs › : liberté-égalité-fraternité se serait ajoutée la laïcité. L’ennui, c’est que les ‹ valeurs › s’accommodent à toutes les sauces. Sont-elles, comme les idées platoniciennes, les éléments constitutifs et hiérarchisés de l’être ? Sont-elles des symboles sociaux consacrés par l’expérience historique ? Ou bien sont-elles de simples mots d’ordre partisans utilisés par une propagande plus ou moins habile ? Ce flou, commode aux spéculations, rend suspectes les valeurs et notamment la laïcité.
Le curé Antoine Masson fut envoyé à la guillotine en 1793, par les jacobins du village. A peine une vie d’homme séparait de cet événement la proclamation de la IIIe République. Les plus jeunes avaient recueilli de leurs parents ou de leurs grands-parents le récit de cette tragédie : l’élection du premier maire de Saint-Sernin, ses foucades, ses arrestations successives, les huées qui avaient couvert la voix du prêtre alors qu’on le conduisait à Autun. Avant tout, personne n’ignorait qui avait poursuivi, accablé l’infortuné, et qui l’avait défendu ou du moins plaint en son for intérieur. Personne n’ignorait le rôle d’un Brossard, d’un Godillot, d’un Dépernon dans cette affaire. Et les deux malheureuses, Reine Narjollet et Jeanne Nectoux, servantes de Masson, qui avaient tenté de défendre leur curé devant le tribunal révolutionnaire, sous les glapissements des tricoteuses, n’avaient-elles pas gardé leur vie durant, dans leur mémoire, une image de terreur et d’effroi de ce Paris révolutionnaire ? Dans les villes, l’anonymat des foules avait facilité l’oubli. Dans la commune, la tradition orale entretenait le souvenir. Et ce n’était pas seulement le destin de Masson qui était présent aux esprits. En 1855, la Société des médaillés de Sainte-Hélène comptait dans le village une quinzaine de membres. L’un d’eux s’était battu à Fleurus, un autre à Austerlitz, un troisième à Iéna, les autres avaient fait les campagnes d’Espagne, de Russie, de 1813 ou avaient lutté à Waterloo. En 1870, les survivants avaient entre 73 et 80 ans. La Révolution et l’Empire étaient aussi proches aux contemporains que le sont pour nous le Front Populaire ou les débuts de la République fédérale.
Mais ce n’étaient pas uniquement les personnes qui demeuraient dans la mémoire collective, deux intérêts, l’un politique et l’autre économique, étaient en jeu. La Révolution avait institué l’élection du maire : le village se gouvernant lui-même par le libre choix du premier magistrat doté de pouvoirs étendus en matière de politique administrative et de police. Ce ne fut d’ailleurs qu’un instant de lumière entre deux nuits obscures. Les syndics d’Ancien Régime étaient choisis par les électeurs, mais leurs compétences étaient limitées et ils demeuraient sous la tutelle étroite des subdélégués et des intendants. La constitution de l’an VIII (15 décembre 1799) mit la désignation du maire à la discrétion du préfet. Le premier magistrat de la commune pouvait même être pris en dehors du conseil municipal. La loi du 21 mars 1831, plus libérale, abolit cette disposition, rétablie par la loi du 5 mai 1855. Selon la loi du 14 avril 1871, le maire était pris dans le sein du conseil municipal et élu par celui-ci. Une loi du 20 janvier 1874 revint sur l’élection du maire et des adjoints qui fut rétablie en 1876 (loi du 12 août 1876). Ce n’était plus l’élection du maire au suffrage universel direct, le village se gouvernant lui-même par lui-même. Mais la IIIe République marquait un retour vers l’idéal de 1792. La longue lutte pour l’élection du maire et pour sa relative indépendance envers les autorités administratives prouve combien cet intérêt était enraciné dans la vie politique française. Voilà pour les institutions !
Enfin la propriété. La Révolution avait confisqué et vendu par lots les grands domaines de l’Eglise et des émigrés, déclarés « biens nationaux ». Un des meilleurs analystes de la société du XIXe siècle, Balzac, a employé à plusieurs reprises l’expression « la grande question des biens nationaux ». Il y avait ceux qui voulaient rétablir les anciens propriétaires dans leurs droits et fonder une hiérarchie sociale stable appuyée sur la grande propriété foncière héréditaire, et ceux qui refusaient toute restitution et considéraient que les biens nationaux avaient été acquis régulièrement. Qu’une restauration de l’ordre ancien ait été à craindre lors du retour des Bourbons, certes, mais en 1870 ? N’était-ce pas une crainte dépassée ? Au sud de la commune, à la limite de Saint-Léger-sur-Dheune, existe un bois de la Garenne qui avec ses alentours, les Barraques, appartenait à une famille noble. En échange de servitudes qui consistaient en corvées grâce auxquelles le seigneur exploitait son domaine propre, les tenanciers avaient été autorisés à construire des maisons et à cultiver pour leur compte des parties du fief. Pour ramener à l’essentiel une affaire qui exerça la subtilité des juristes pendant plus d’un demi-siècle, les tenanciers firent valoir qu’en 1789 les droits féodaux avaient été abolis et qu’ils n’étaient plus corvéables, qu’en revanche il y avait prescription en ce qui concernait leur occupation du sol dont ils étaient devenus de légitimes propriétaires. A la Restauration, les anciens seigneurs tentèrent de faire valoir leurs droits et entamèrent un procès ; lassés des chicanes, ils cédèrent leurs prétentions à un gros entrepreneur de Chalon-sur-Saône, Coste. La commune intervint pour soutenir les tenanciers. Sur cette contestation initiale vinrent s’en greffer d’autres : les défendeurs étaient-ils les particuliers qui occupaient le terrain ou y avait-il cantonnement ? Interprétation qui prévalut. Finalement, Coste se découragea lui aussi et accepta un compromis avec la commune. C’était le 6 novembre 1853. Plus de soixante ans après la nuit du 4 août, les habitants de Nion recevaient confirmation de l’abolition des droits féodaux et de la légitime propriété des biens nationaux par leurs acquéreurs.
Ainsi, la Révolution de 1789 continuait d’habiter la pensée des ruraux dans la France de 1870. C’étaient des réminiscences personnelles, des souvenirs de famille, c’était aussi une réalité liée à des intérêts matériels. Il ne faudrait pas cependant croire que ces vignerons se soient contentés de regarder le passé par le petit bout de la lorgnette. Les histoires de la Révolution publiées par Thiers, Mignet, Michelet, Edgar Quinet sans parler des œuvres populaires n’étaient pas inconnues de l’un ou de l’autre. Aussi n’est-il pas surprenant que dans leur lutte contre le curé les plus humbles acteurs se soient identifiés avec les Grands Ancêtres. Nous en avons la preuve. Au mois d’août 1892, le conseil municipal avait menacé de démissionner si Doreau n’était pas déplacé. Il n’en fit rien, bien que Doreau restât en place. Un des partisans du curé ironisa lors d’une séance du conseil : « Alors cette démission ? » Il s’attira une fière réplique dont nous ne pouvons identifier l’auteur de manière plus précise : « Monsieur, nous sommes ici par la volonté du peuple et nous ne démissionnerons pas ! » Et Doreau qui rapporte l’incident de dauber sur « le Mirabeau du conseil ». Enfin, dans la presse de l’époque, la lutte pour ou contre la laïcité était dépeinte par les uns et les autres, laïques ou cléricaux, comme une continuation de 1789 ou de 1793. Rien d’étonnant ni de bien original en cela ! N’était-ce pas la pensée même de l’Eglise et notamment de Pie IX ?
Une réaction contre le Second Empire
Le Second Empire avait tenté de réconcilier les partis et de rétablir la concorde dans la Nation. Brandissant la menace d’un complot anarchiste ou socialiste et d’une subversion totale, il se ralliait les conservateurs, par une politique sociale hardie, il avait essayé avec moins de succès de conquérir les ouvriers de l’industrie, et, par les symboles, le rappel des gloires militaires de la Révolution et de l’Empire, il espérait séduire une partie des Républicains. Cette volonté de rassembler se traduisait par des manifestations emblématiques. Imaginez la petite église posée au rebord du Plain, dont le clocher se découpe sur le ciel et attire le regard de tous les points de l’ample vallée de la Dheune. Le porche extérieur franchi, vous passez sous la tribune de bois qui occupe la première travée et vous pénétrez dans la nef froide et humide sans grand caractère. Nous sommes le 17 juin 1858. La population est réunie pour célébrer la victoire de Magenta. Aux places d’honneur, dans le chœur, le maire ceint de son écharpe tricolore, entouré du corps municipal, l’adjoint, les conseillers, les principaux fonctionnaires, secrétaire de mairie, garde champêtre, instituteurs et institutrices, les notables, gros propriétaires fonciers, le directeur de la mine. Les vétérans sont là. Maurice Treney, jadis capitaine, aujourd’hui receveur buraliste, a lutté sur tous les champs de bataille d’Europe de 1793 à 1814. Le prêtre célèbre les armes victorieuses et le souverain généreux, « les armées alliées à la tête desquelles a voulu se mettre notre illustre et magnanime Empereur ». A l’issue de la cérémonie, des médailles de Sainte-Hélène et des brevets sont remis à quelques vétérans. De semblables cérémonies ont été répétées à de nombreuses occasions : le 20 janvier 1858 après l’attentat d’Orsini contre Napoléon III, le 3 juillet après la victoire de Solférino, le 17 juin 1860 pour fêter le rattachement de Nice et de la Savoie à la France. Ces cérémonies insolites et en grandes pompes dans un petit village, séduisaient-elles la population ?
C’était en fait un marché de dupes. L’hommage rendu aux soldats de Valmy et d’Austerlitz ne modifiait pas les rapports de force. Le pouvoir local était dans les mains des conservateurs catholiques : les maires Magnien, Mathieu Magnien-Theureau, épaulés par les directeurs de la mine. Celle qui en retirait le principal bénéfice dans cette affaire, c’était l’Eglise. C’était à elle que le pouvoir civil demandait la consécration de ses triomphes militaires. L’autorité morale du curé l’emportait sur celle du maire. Tous ceux qui, pour une raison ou une autre, demeuraient fidèles à 1789 se sentaient floués et leurs rancunes se retournaient d’abord contre le prêtre. L’Empire libéral arriva trop tard et ne changea rien. Pire, il fut interprété comme un signe de faiblesse. Certes, le plébiscite du 8 mai 1870 semblait indiquer que la majorité des Français demeurait fidèle à l’Empereur. A Saint-Sernin, les oui l’emportèrent par 477 voix contre 129 non. Plus du quart (27 %) des électeurs était passé dans l’opposition. Faudrait-il accuser les électeurs d’inconséquence ? Auraient-ils, par versatilité, donné leur adhésion à l’Empire le 8 mai pour la lui retirer le 28 août, dans le village, et le 4 septembre à Paris ? Nous n’en croyons rien. Le 8 mai, il fallait choisir entre l’Empire ou l’aventure. Le 28 août, le choix était différent : soutenir Napoléon III qui avait jeté le pays dans la guerre, la défaite et l’humiliation ou s’en détacher pour parvenir à une paix la moins mauvaise possible. A l’horizon de Saint-Sernin, l’ennemi véritable, c’était celle qui depuis 1789 avait combattu sans relâche et sans concession le mouvement républicain, c’était l’Eglise catholique. La lutte pour la laïcité était là contenue en germe. Et si ridicule que les péripéties puissent nous paraître, quelles qu’aient été les passions qui ont animés les adversaires, nous devons reconnaître aux laïques un sûr instinct politique.
La revanche des cléricaux
Ce conflit eut un aspect, secondaire à l’époque, dont les conséquences ultérieures furent tragiques et qui est à peu près occulté par les historiens : le développement d’une culture du nationalisme, voire du chauvinisme. Certes, le pays était tombé du faîte de la gloire dans le bourbier d’une humiliante défaite. Combien d’amertume devant tant d’illusions brisées, de blessures dans la chair vive du pays. Les conservateurs, les monarchistes et même les bonapartistes avec une impudence rare attribuèrent l’effondrement du Second Empire à la République, au socialisme, à l’anarchie. Ils soutinrent non seulement que ces partis, ces hommes l’avaient provoqué, qu’ils s’en seraient réjouis, voire qu’ils auraient été de connivence avec les Prussiens.[4] J.-B. Dumay[5], maire républicain du Creusot aurait crié « Vive la Prusse ! » en apprenant les victoires de l’ennemi ; les « bombes à pétrole » dont s’étaient servi les Communards auraient été fournies par les Prussiens, d’ailleurs des Allemands avaient combattu dans les rangs des insurgés. La droite ne cessa de mettre en doute le patriotisme des hommes de gauche. En 1891, « Le Matin » accusait Jules Ferry d’avoir préconisé l’alliance allemande.[6] Le mal aurait eu des causes lointaines. L’irréligion avait détruit l’esprit de sacrifice, la proclamation de la République avait brisé la volonté de résistance. Ces allégations étaient tout à fait invraisemblables. Certains y prêtèrent foi. La thèse qui faisait de l’impiété la cause des maux qui frappèrent la France en 1870 reçut une sanction officielle. Le 24 juillet 1873, une loi déclarait d’utilité publique la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre. L’habitude a fini par nous faire admirer cette espèce de pièce montée aux formes lourdes et molles qui domine le panorama de la capitale. Nous en avons oublié la signification première : attirer sur la France meurtrie les bénédictions du Sacré Cœur de Jésus, pour cela il suffisait de rétablir le pape dans toute sa puissance temporelle, de rendre à la hiérarchie catholique sa prééminence en France et accessoirement d’étrangler la République. On le dit aussi en chansons. Nous avons déjà cité le cantique : « Sauvez Rome et la France au nom du Sacré-Cœur ». Les Républicains étaient implicitement et ouvertement accusés de manquer de patriotisme. Ils tombèrent dans le piège, ils relevèrent le défi. « Les hussards noirs de la République », les instituteurs de l’école laïque dont cet aspect de l’enseignement est trop souvent occulté, inculquèrent à leurs élèves l’amour de la patrie, voire le chauvinisme. Pour étayer cette assertion, nous nous contenterons de citer un document inédit. Un notable de Saint-Sernin, conseiller municipal, Adolphe Menot, offrait chaque année de bons ouvrages qui étaient attribués aux meilleurs élèves lors d’une distribution des prix solennelle en fin d’année. En septembre 1885, les lauréats adressèrent à leur bienfaiteur une lettre inspirée, peut-être même dictée par le maître d’école :
« Monsieur et cher bienfaiteur« Depuis longtemps vous daignez récompenser notre travail.« Les années précédentes nous vous écrivions pour vous remercier ; aujourd’hui nous ne voulons pas laisser passer cette petite solennité sans vous témoigner notre reconnaissance.
« Puisque vous tenez tant à récompenser parmi nous les travailleurs, il est juste, Monsieur et cher bienfaiteur que nous prenions des engagements envers vous.
« Nous vous promettons plus que jamais de travailler à l’école pour acquérir cette instruction pour laquelle vous témoignez tant de sympathie.« Nous vous promettons plus que jamais de travailler à l’école pour devenir plus tard après avoir appris à connaître la France sur les bancs de l’école, pour devenir de bons soldats d’abord, de bons citoyens ensuite, enfin des hommes dévoués à la France, à la Patrie, à la République.Saint-Sernin du Plain, le 6 septembre 1885Les élèves déléguésDuvernois F., Boudot J., Monnot Claude, Duchemin Claude, Magnien, Martin Laplanche, Rossigneux FrançoisJ. Nectoux »
Laïcité et /« Oder Kulturkampf »
Dans cette dernière partie, qui est en fait une conclusion, nous établirons, à partir des constatations que nous avons faites dans un village de Bourgogne, un parallèle entre laïcité et Kulturkampf.
Pour ne pas dépasser les limites imposées à cette communication, nous nous en tiendrons à des constatations d’évidence.
Le combat pour la laïcité a été d’abord une réaction populaire contre l’Eglise et secondairement contre les forces politiques qu’elle patronnait. Le parlement modéra souvent les ardeurs des combattants et, après 1905, devant la montée du socialisme, nombre d’élus laïques cherchèrent des accommodements avec les conservateurs cléricaux. En Allemagne, en Prusse, l’initiative vint d’en haut, du chancelier d’Empire, de Bismarck.
Les finalités étaient différentes. En France le véritable objectif était d’ordre constitutionnel : république parlementaire ou restauration de la monarchie, de l’Empire, voire établissement d’un régime autoritaire. En Allemagne Bismarck craignait que les minorités catholiques, Polonais, Alsaciens, Lorrains, soutenues par le Souverain Pontife auquel l’infaillibilité était reconnue par le dogme, ne missent en danger l’unité nationale. Selon la formule de Virchow, c’était un combat des cultures : la tradition protestante, humaniste, éclairée, contre l’obscurantisme romain. Cet aspect demeura secondaire en France. La plupart des anticléricaux comme Brossard et Godillot étaient baptisés, avaient fait leur première communion, s’étaient mariés à l’église et eurent un enterrement religieux.
Succès ou échec ? Les laïcs auraient triomphé, Bismarck échoué ? Les premiers ont chèrement payé leur succès. Le prix fut le sacre de l’« esprit de revanche » qui fit accepter si légèrement la guerre. Echec de Bismarck ? Le jugement de François-Georges Dreyfus nous paraît beaucoup plus pertinent : « Il [le Zentrum] prépare les voies définitives de l’intégration des catholiques dans la société allemande ».[7]
Cependant l’évolution du monde nous oblige finalement à rapprocher laïcité et Kulturkampf. Quelles que soient les différences que nous avons énumérées, ces deux combats entre l’Eglise et l’Etat ont agi de façon analogue dans la longue durée, en déterminant un nouveau rapport entre la politique et la morale. Autrefois, les uns croyaient à la force seule. C’étaient les cyniques. Les autres affirmaient que la morale finissait toujours par triompher. C’étaient les aveugles. Ces deux réactions constituaient un hommage du vice à la vertu. Les uns et les autres constataient la réalité d’une exigence morale, ce faisant les premiers niaient son efficacité et affirmaient, par une sorte d’acte de foi, que la force seule guide le monde. Les seconds niaient le spectacle qu’ils avaient sous les yeux et le transformaient en une légende dorée. L’une et l’autre attitude supposaient une part d’engagement personnel. En attribuant à l’Etat un rôle de fondateur dans le domaine éthique, supérieur à celui de la religion, les partisans de la laïcité comme les Kulturkämpfer ont contribué pour une part à créer le monde et l’homme moderne. Certes pour une part seulement ! Ils ont aidé, de manière négative, à sacraliser l’Etat. Tout, même la religion, devait lui être subordonné, ou bien, cette dernière devait être considérée comme une affaire privée dont se désintéressait la volonté collective. L’Etat incarnait à la fois la force et la justice. Bien sûr ! Laïcité et Kulturkampf n’ont été qu’un facteur parmi tant d’autres. Mais… Das ist ein weites Feld. Cela nous entraînerait trop loin. Cependant il n’est pas mauvais d’y songer.
[1] Voir Schiappa, Jean-Marc (sous la dir. de), 1905 ! La loi de séparation des Eglises et de l’Etat, Paris, Syllepse, 2005. La 3e partie : Le « tour de France » de la libre pensée permet une première approche. Les documents cités sans référence sont tirés des archives communales.
[2] Mariages, 30 août ; naissances, 1er et 24 septembre ; décès, 24 septembre. Dans un acte du 21 novembre, le secrétaire de mairie avait écrit par inadvertance « François Magnien maire », puis barré et inscrit Pierre Brossard et avait mentionné en marge « trois mots barrés ».
[3] ADSL, O 1995.
[4] Le Peuple de Saône-et-Loire, 26 février 1871. C’était la feuille de Charles Boysset. Elle répliquait aux monarchistes.
[5] J.-B. Dumay était le fils d’un mineur du Creusot tué d’un coup de grisou en 1841. Il entra à « l’usine » Schneider à 13 ans, devint mécanicien-ajusteur. Il fut « congédié » pour « injures à ses supérieurs », fit son Tour de France, revint au Creusot où il animait un comité républicain de propagande et diffusait des journaux clandestins comme « Le Sifflet ». Il soutint la grève de 1870 et appela au boycott du plébiscite organisé dans l’usine par Schneider au sujet de la caisse de prévoyance. Il s’installa comme serrurier, armurier, mécanicien. Après la proclamation de la République, il fut nommé par le préfet maire du Creusot. En mars 1871, il reçut des émissaires de la Commune, hissa le drapeau rouge sur la mairie. Le préfet, Charles Ferry, frère de Jules, envoya la troupe dans la ville. Assiégé dans la mairie, Dumay fut libéré par le sous-préfet, il se réfugia à Genève et fut condamné à la déportation par contumace.
[6] D’après La Dépêche de Saône-et-Loire, 7 novembre 1891, journal républicain qui prenait la défense de Jules Ferry.
[7] Dreyfus, François-Georges, Histoire des Allemagnes, Paris, Colin, 1970, p. 279.