Gouvernement provisoire de la république française: Directives pour notre action en Allemagne (20 juillet 1945)
Document N° 1 (20 juillet 1945)
Directives pour notre action en Allemagne
La situation de fait dans laquelle nous nous trouvons et les idées qui doivent nous guider au moment où nous allons participer au contrôle interallié de l'Allemagne et en même temps assumer l'administration de notre zone d'occupation sont exposées dans la note ci-jointe du 19 juillet 1945 annexée à toutes fins utiles.
Les points suivants doivent en être dégagés :
1) Les accords conclus pour le contrôle s'appliquent à l'ensemble du territoire allemand tel qu'il existait en 1938 : les quatre puissances associées du Contrôle ont des droits de regard sur toutes les parties de ce territoire.
2) La question des frontières futures de l'Allemagne et celle du maintien de son unité n'ont donc pas encore été posées. Pour nous orienter à l'égard de ce problème, nous devons nous attacher d'abord aux considérations de politique pure c'est-à-dire de sécurité plutôt qu'aux considérations économiques, quelle que soit la valeur de celles-ci.
3) C'est pourquoi, il convient de déterminer ce que nous impose, au stade présent de l'histoire et alors que la reconstitution de l'Allemagne ne représente sans doute pas un danger immédiat, le souci de notre sécurité.
4) Car nous n'avons peut-être pas intérêt à brusquer les choses; il faut éviter que notre rôle en Allemagne soit pour nous une charge inutile et se limite à assumer les frais d'administration et d'entretien d'une région qui n'a pas, à elle seule, des moyens d'existence suffisants. La "politique de zones" même en ayant en vue la dislocation de l'Allemagne, paraît offrir, au stade actuel, plus d'inconvénients que d'avantages.
5) Pour réussir dans notre politique en Allemagne, nous devons nous efforcer, dans toute la mesure où cela dépendra de nous, de donner aux Allemands l'impression d'un front allié uni et d'autre part, de ne pas laisser nos alliés supposer que nous voulons agir en dehors d'eux et ainsi risquer de devenir suspects à leurs yeux et provoquer un interventionisme, de leur part, dans la politique que nous mènerons dans notre zone.
6) Nous devrons chercher aussi bien la destruction de l'édifice prussien que celle de l'édifice hitlérien. Nous devons rester sur la réserve vis-à-vis des tendances "fédéralistes" en n'oubliant pas que c'est en s'abritant sous un masque fédéral que la Prusse a commencé son regroupement de l'Allemagne. Le fédéralisme, à l'heure actuelle, est, pour tous ceux qui veulent conserver l'unité du Reich, une voie de garage provisoire.
7) Nous voulons que soit retirée à l'Allemagne la possibilité de se servir de ses bases traditionnelles d'invasion vers l'Occident. A cet effet, nous devons contrôler nous-mêmes le Rhin et obtenir un régime spécial pour la Ruhr, régime duquel nous ferons partie et qui enlèverait à l'Allemagne le moyen d'utiliser, à des fins militaires, les ressources industrielles de cette région.
8) Nous ne pouvons faire de politique durable en Allemagne en nous refusant à tout contact avec les Allemands, mais parmi ces Allemands, nous devrons choisir et adapter notre attitude à leur égard à ce qu'il est possible d'attendre d'eux et à la confiance que nous pouvons avoir en eux.
D'une manière générale, notre occupation doit être sévère, mais elle doit aussi être juste. Le désordre et le pillage ne peuvent être tolérés et aucune impression de faiblesse, de notre part, ne doit être donnée aux Allemands.
9) Le problème du séparatisme est à suivre de près, mais nous n'avons pas à provoquer des tentatives vaines, actuellement, en dehors de noire zone, deux régions pourraient être l'objet d'une politique spéciale : la Bavière et la ville libre de Hambourg.
10) Dans notre zone, une politique unique est impossible. Il y aurait intérêt à préparer l'avenir en travaillant séparément les diverses parties de cette zone dont certaines, comme la Sarre, peuvent, dès à présent, être l'objet d'une politique spéciale, dont d'autres, comme le bassin de la Moselle, pourront le devenir, tandis que d'autres encore, comme le sud du Wurtemberg pourront servir éventuellement de cellules constitutives à des pays plus vastes dans le nouveau cadre allemand.
Il résulte de ce qui précède une antinomie d'ailleurs inévitable, dont la clef ne se trouvera qu'avec le temps et qui va constituer au départ, la difficulté majeure de notre politique allemande. La vie matérielle de l'Allemagne peut comporter une direction ou un dirigisme unitaire, tandis que notre intérêt politique nous commande le fractionnement et même en ce qui concerne tout ou partie de la Rive gauche du Rhin, l'association progressive à l'Occident, c'est-à-dire à nous essentiellement.
Nous devons donc avoir une politique souple, ménageant l'avenir et cherchant, en vue de cet avenir, à tirer le meilleur parti de l'état provisoire actuel. Cette politique s'exerçant sur deux plans, le plan interallié du contrôle et le plan plus spécifiquement français dans notre zone, il y a lieu de diviser en deux chapitres séparés les directives pratiques à suivre, pour le moment, sur chacun de ces plans.
I - POLITIQUE DU CONTROLE QUADRIPARTITE
1) Maintenir l'unité du front allié est une nécessité. L'espoir allemand d'un relèvement et d'une revanche s'accroche d'abord à l'idée que la coalition ne tardera pas à se rompre. Il faut couper court aux spéculations allemandes fondées sur les dissentiments entre alliés.
2) La politique de contrôle à quatre doit être tentée parce que:
a) nous n'avons pas intérêt à donner à nos alliés l'impression que nous cherchons à nous y dérober les premiers.
b) l'ensemble du territoire allemand constitue un gage commun. Dans la mesure où ce gage pourra être exploité par les quatre puissances occupantes, il y a intérêt à ce qu'aucune d'entre elles ne distraie à son profil exclusif une part de l'actif commun. (La question de la Sarre étant toutefois réservée).
c) la zone qui nous est dévolue ne peut assurer par elle-même son existence. Si nous voulons éviter que cette zone ne tombe à la charge de la communauté française sans contreparties politiques qui ne sauraient être envisagées que dans l'avenir, il ne faut pas que cette zone soit coupée des sources de ravitaillement et des débouchés que constituaient pour elle les autres régions de l'Allemagne.
3) Le contrôle commun ne devra pas dévier vers le rétablissement d'une autorité centrale allemande en Allemagne. Il ne faut pas renouveler l'erreur de 1919 : aucune considération d'intérêt économique ni de facilité de contrôle ne devra primer l'intérêt majeur d'une décentralisation politique de l'Allemagne.
4) Se contenter, en vue de cette décentralisation, de laisser chaque puissance opérer indépendamment dans sa zone serait une erreur. Certes, la France peut avoir avantage à favoriser, dans sa propre zone, les tendances décentralisatrices. Mais, elle ne peut se désintéresser de ce qui se passera dans les autres zones :
a) La zone soviétique comprend principalement les territoires prussiens peuplés des éléments à la fois les plus forts, les plus disciplinés, les plus efficaces, les plus acquis à la notion de la supériorité de l'Etat et les moins accessibles aux idées occidentales de liberté et de respect de l'individu.
Les tendances autonomistes semblent d'un maniement moins dangereux dans les zones anglaise et américaine. Notre politique à l'égard de ces zones doit être guidée par l'idée que notre propre zone ne saurait être considérée comme définitive, dans sa délimitation actuelle.
b) En ce qui concerne la zone britannique, nous ne devons pas perdre de vue la nécessité d'étendre un jour notre contrôle à la région de Cologne et d'Aix-la-Chapelle, de façon à disposer de l'ensemble de la rive gauche du Rhin et d'un glacis sur la rive droite, indispensables à noire sécurité. Nous avons intérêt à voir poursuivre par les Anglais, dans cette zone, une politique de déprussianisation administrative et culturelle, analogue à celle que nous poursuivrons nous-mêmes dans la partie de la rive gauche qui nous est dévolue.
La Westphalie, actuellement contrôlée par les Anglais, devrait être soumise, aussi rapidement que possible à un régime international où la France serait représentée à égalité avec les autres puissances. L'autonomie découlerait essentiellement ici de mesures économiques. Au Hanovre, dernière province annexée par la Prusse, subsistent peut-être quelques tendances autonomistes et anti-prussiennes qui pourraient se réveiller et que la Grande-Bretagne pourrait avoir intérêt à encourager.
Enfin il paraît indispensable de ne pas négliger le fait que Hambourg, porte de l'Allemagne, a toujours été particulièrement perméable aux influences étrangères et soucieuse de sa propre autonomie.
c) Plus que les Anglais, les Américains semblent, dès à présent, acquis a l'idée de décentralisation. Ils ont déjà mis en place des administrations régionales en Bavière. Nous devrons observer avec soin ces essais d'autonomie afin de pouvoir profiter des expériences déjà faites le jour où la zone américaine serait remaniée à notre profit. Nous devons, bien entendu, agir avec la plus grande prudence, de façon à n'endosser, en aucune manière, la responsabilité d'un échec éventuel. De même, la question des rapports entre une Bavière ou un Wurtemberg autonome et une Autriche dont nous voulons l'indépendance, reste fort délicate.
II - POLITIQUE DE ZONE
Notre politique dans les territoires allemands que nous avons occupés a, jusqu'à présent, manqué de netteté. Notre zone, en effet, n'était pas fixée. Aujourd'hui encore, les territoires qui nous sont assignés ne présentent aucune unité politique, ni administrative, ni économique. Ils comportent des régions que nous n'avons pas l'intention d'occuper à titre permanent. En revanche, ils ne comprennent pas encore certaines régions que nous avons réclamées et dont l'occupation définitive par la France est essentielle à notre sécurité. D'autre part, nous sommes encore dans une première phase de prospection, d'expérimentation, de tâtonnement inévitable. Dans ces conditions, il est difficile de définir une politique de zone. Sans doute, certains principes généraux devront présider à l'administration des territoires ; mais, pour les raisons indiquées dans le préambule de cet exposé et dans la note annexe, notre politique devra dans un premier stade, être essentiellement compartimentée.
Aussi, pour la période actuelle et en attendant le moment où la révision mettra entre nos mains une zone plus compacte et plus cohérente nous devrons :
A - Sur le plan administratif et économique :
1) Punir les coupables de guerre.
2) Extirper le nazisme, au moins en la personne des agents de la Gestapo, S.S., des fonctionnaires du Parti qui se sont cachés ou camouflés avec de faux papiers.
3) Veiller à l'organisation d'une administration honnête, juste, rapide et efficace et que le contrôle ne paralyse pas - dans tous les domaines - (y compris le judiciaire). Tenant compte du fait que nous n'avons pas intérêt à remembrer la zone assez disparate qui nous est dévolue, celle-ci pourrait être divisée en cinq régions administratives :
a) Le cercle bavarois de Lindau, le sud du Wurtemberg et le pays de Hohenzollern.
b) le pays de Bade
c) la Sarre
d) le Palatinat,
e) la partie de la Rhénanie ayant accès sur le couloir de la Moselle avec Trêves et Coblence
4) Rétablir un embryon de presse ; orienter cette presse ; créer, si possible, un grand journal genre "Gazette de Francfort", qui, grâce à sa tenue, pourrait franchir les limites de notre zone et être un agent d'influence française dans le reste de l'Allemagne ; rétablir un poste de radio.
5) Rouvrir rapidement les écoles primaires et secondaires et les doter de nouveaux manuels ou de manuels antérieurs à 1933. Filtrer soigneusement les instituteurs. Chercher à prendre de l'influence dans les universités de Fribourg et de Tübingen (malheureusement assez peu importantes et d'un caractère confessionnel trop marqué.)
6) Assurer les possibilités d'existence matérielle de notre zone.
B - Sur un plan politique plus général :
1) Afin d'éviter que les provinces rhénanes ne servent, à nouveau, de base à une agression, il est indispensable qu'elles soient détachées définitivement du reste de l'Allemagne, aux points de vue militaire, politique, administratif et économique. Nous devrons, sur la rive gauche du Rhin, abolir l'administration prussienne et favoriser la renaissance progressive des institutions françaises dont certaines traces subsistent encore et qui pourraient être favorablement accueillies par la population.
2) La France possède, en Sarre, des intérêts spéciaux d'ordre économique. La Sarre devra donc, dès le début, faire l'objet d'efforts particuliers pour être rattachée, ultérieurement au système français. Les dirigeants prussiens des mines devraient notamment, être rapidement éliminés.
3) Cette politique de décentralisation, pour réussir, ne devra pas porter la marque de l'étranger. Pas plus dans la zone française que dans les autres zones, elle ne devra paraître être imposée par la puissance occupante. Elle devra être le fait des Allemands eux-mêmes, le rôle de la puissance occupante consistant essentiellement à en susciter les conditions, à en favoriser l'éclosion, à en protéger le développement. C'est à cette fin qu'il faudra s'efforcer de réveiller, de rechercher et d'utiliser les éléments jadis démocrates, centristes, syndicalistes, sociaux-démocrates, pour en faire des bourgmestres, des Landräte, des présidents de cercles, des recteurs de lycées, des directeurs d'écoles et les mettre à l'épreuve. Les associations professionnelles et les forces du catholicisme, puissantes dans ces régions, devraient être utilisées. Il convient surtout de faciliter l'évolution des esprits dans un sens qui favorise le détachement, de convaincre les Allemands qu'un effort sincère de décentralisation politique et administrative, de leur part, ne pourra qu'atténuer les rigueurs de l'occupation. Un "autonomisme dirigé" pourrait apparaître aux Allemands un refuge dans le malheur, un moyen d'échapper à l'emprise de la Prusse et de la caste militaire, à condition qu'ils y trouvent un avantage. (Weimar n'a pas vécu parce qu'il n'a pas rapporté les avantages escomptés).
4) Une condition essentielle du succès de la politique française d'occupation réside dans la parfaite tenue de nos troupes, dans leur discipline et leur sens de la justice envers une population qui ne conçoit pas la force sans l'ordre le plus rigoureux. Ce succès dépendra aussi de l'habileté de nos officiers et fonctionnaires dans la tâche de direction, mais aussi d'observation prudente et raisonnée qui leur est confiée.
Le Document N° 1 provient du Gouvernement Provisoire de la République Française. Présidence du Conseil. Secrétariat Général du Comité Interministériel des Affaires Allemandes et Autrichiennes. Le Document N° 2, non reproduit ici, traite de l'Autriche. Le Document N° 3, reproduitplus loin, a servi à l'élaboration du Document N° 1. Tous ces documents sont frappés du tampon « SECRET ».
Ces textes ont été obligeamment mis à notre disposition par le Professeur Rainer Hudemann, de l’Université de la Sarre qui prépare une édition complète des procès-verbaux et des décisions du Comité Interministériel des Affaires Allemandes et Autrichiennes en 1945-1946. Les documents reproduits ici n'ont encore jamais été publiés in extenso en France (Source : Archives du Ministère des Affaires Etrangères Y ; 1944-1949/433).